Dazaï Osamu : l’enfant sans soleil

    « J’ai vécu une vie remplie de honte.
Pour moi, la vie humaine est sans but. Je suis né dans un village du nord-est et j’étais déjà grand lorsque j’ai vu un train pour la première fois. En voyant, au-dessus de la gare, le pont où des gens montaient, descendaient, je ne comprenais pas qu’il était fait pour franchir les voies et je pensais que l’enceinte de la station était un lieu d’amusement à la mode étrangère, arrangé uniquement pour les personnes élégantes. Qui plus est, j’ai pensé ainsi assez longtemps. »

    Le ton dépressif n’est pas si commun dans la littérature japonaise qu’il ne mérite d’être signalé. Il nous renvoie à l’un des quatre ou cinq monstres sacrés de la littérature japonaise du XXe siècle, DAZAÏ Osamu (太宰 治).

    Les romans de DAZAI Osamu (TSUSHIMA Shuji de son vrai nom, 1909-1948) détonnent parce qu’ils relèvent d’une littérature du moi qui semble en contradiction avec la morale spartiate de sa génération, et que leur auteur dépasse en profondeur les écrivains de la première personne qui se sont imposés depuis l’aurore du XXe siècle – courant intitulé le « Watakushi shosetsu ». Contrairement à ses prédécesseurs, DAZAI ne se contente pas du réalisme ; il l’enrichit d’une tournure existentielle et psychologique qui le rendent proche des lecteurs d’aujourd’hui.

    Né dans famille aisée de notables du département d’Aomori – le nord extrême de Honshû, que les mauvaises langues ont délicatement nommé le trou du cul du Japon –, il s’est trouvé en butte aux reproches des siens, à cause de sa vie dissolue et bohème, au point de s’en trouver exclu. Le jeune Tsushima Shuji s’est en particulier aliéné son frère aîné, sur qui il cristallisa son rejet de l’autorité. En rupture avec les valeurs traditionnelles de sa famille, plus tard, avec celles du marxisme, l’écrivain connut plusieurs phases d’alcoolisme, la drogue, la dépression, la maladie (tuberculose) et d’un autre côté, l’internement psychiatrique et la désintoxication. Homme à femmes et couverts de femmes, DAZAI a tenté à plusieurs reprises de se donner la mort avec des compagnes différentes, et l’on connaît la tragédie qui décupla la honte de cet être honteux – comme il se définit lui-même – : en 1930, il tenta de se suicider du côté de Kamakura avec sa maîtresse, une serveuse de 19 ans, qui seule mourut. Sa vie ne fut plus dès lors que survie et suspension en attente d’un destin dans lequel il chercherait peut-être une réparation. Pour finir, il plongea dans les eaux du barrage Tamagawa, le 13 juin 1948 ; par une ironie épouvantable, digne de la noirceur du romancier, son corps de trente neuf ans fut retrouvé le jour de son anniversaire.

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13 juin 1948 : le corps retrouvé

    Traité comme l’enfant terrible de la littérature japonaise, DAZAI fut tour à tour appelé décadent, « sans foi ni loi », comme une rose malade qui aurait poussé au bord d’un jardin zen. Il n’a pas peu contribué à cette malédiction, à cause de laquelle la part comique et espiègle de son œuvre est souvent ignorée – lire Pays natal (Tsugaru) et Le Mont crépitant (Otogi-zoshi). De même, on n’a pas encore traduit en français Cours, Melos ! (1940), très beau récit d’amitié antique inspiré de Schiller, que les collégiens japonais connaissent bien.

    L’humour et le comique des contes traditionnels qu’il a réécrits (Le Mont crépitant) ne sont pourtant qu’une manière de résister aux autres, et au poids qu’il leur prête. Misanthrope à sa façon, DAZAI compta du moins des appuis précieux et des amis fidèles. Son aîné IBUSE Masuji, l’auteur de Pluie noire, fut l’un de ses plus fervents défenseurs, et l’un des plus tristes lorsqu’il mourut. Une exposition tenue en 2012 à Mitaka montre à quel point les deux hommes entretinrent une relation littéraire de maître à disciple, et plus encore d’amis se portant une affection mutuelle, l’un prenant toujours soin de l’autre. DAZAI aimait à s’entourer d’amis et il eut à son tour des disciples, qui supportèrent avec plus ou moins de patience ses extravagances. Quant au poète CHUYA Nakahara, beaucoup plus mignon que lui, on prétend qu’il lui aurait accordé ses faveurs nocturnes.

    Sa relation avec MISHIMA relève de la rencontre manquée, mais elle éclaire très bien les deux hommes. Un essayiste qui s’est penché sur cet épisode célèbre n’hésite pas à évoquer James Dean ayant rendez-vous avec Marlon Brando. Invité en 1947 par un groupe d’amis fervents de DAZAI, le jeune auteur de vingt-deux ans entendait parler de littérature à cette soirée, tandis que son aîné DAZAI, qu’il admirait, ne pensa qu’à boire. Froissé, MISHIMA lui lança un « je n’aime pas votre écriture » et prit la fuite. Les détracteurs de MISHIMA assurent que l’auteur de La confession d’un masque aurait éprouvé pour son aîné une forme de jalousie, ou bien que l’auteur de Soleil couchant portait ombrage au soleil montant que son cadet savait être. Or, la raison est toute autre : tout en reconnaissant le grand talent de DAZAI, MISHIMA se mit à le détester parce que DAZAI n’hésitait pas dans ses œuvres à exposer, presque à dérouler sa faiblesse (faiblesse morale, peur des autres, conflit avec l’autorité, et avec l’injustifiable raison), alors que toute l’entreprise de son cadet consiste à la dissimuler – avec génie. DAZAI détestait le sport, où MISHIMA voulait trouver de la force. DAZAI ne parlait que de lui, quand le second utilisait le théâtre, le cinéma, le roman et la nouvelle pour s’abriter et se perdre à travers des masques et des transpositions de soi. DAZAI opposait à l’héroïsme un véritable déni (notamment dans « Un Almanach de souffrance »), alors que MISHIMA est un moderne en recherche d’Iliade et d’Odyssée – ou plutôt de Heike monogatari. Le premier conservait une fidélité de surface à la Bible, tandis que le second se portait vers le bouddhisme et le shintoïsme pour tenter de se construire, avec une étrangeté parfois fondamentale au christianisme. DAZAÏ parvint à échapper aux prismes politiques de l’ère Showa, à la différence de son cadet. On a tenté de voir dans l’un un écrivain de gauche (alors que les marxistes japonais étaient dubitatifs quant à son engagement), et dans l’autre un écrivain de droite (une étiquette simplette pour une personnalité si complexe). A côté de cela, on n’en finirait pas de relever les points communs : rejetons de familles reconnues socialement, ils ont été pris dans la même période historique, ont vécu une vie sentimentale et sexuelle fort agitée, et furent hantés par le suicide. Tous deux relèvent de l’individualisme aristocratique. Tous deux sont diversement piqués par le nihilisme qui a émergé après la guerre : l’autodestruction, le sentiment de disgrâce et le complexe d’infériorité hantent le Pavillon d’Or et La déchéance d’un homme.

    L’œuvre de DAZAI est de celles qui ressemblent très intimement à leur auteur sur le plan biographique et psychologique, l’écrivain parvînt-il à se dissimuler derrière des identités ou des circonstances qui nourrissent la fiction. Tout paraît centré sur lui-même comme une corde raidie qui se défait sous un poids inutile. Le premier chapitre de La déchéance d’un homme (人間失格, Ningen shikkaku) décrit la vie comme une étrangère qui s’est introduite auprès d’un l’enfant qui, pour longtemps, ne saura pas la déchiffrer. La faim, le rythme des trois repas quotidiens, le rôle des trains, tout cela n’est pour lui qu’un objet de curiosité distante et de dégoûtation. Que les humains puissent dépendre de besoins ordinaires, être voués à la banalité du quotidien, voilà qui sécrète la haine mélancolique du personnage qui se raconte, et qui n’a pas changé. On pourrait songer ici à quelque nausée sartrienne, si l’œuvre de DAZAÏ n’était pas plus poétique et moins chargée de démonstration.

    DAZAI fut pleinement reconnu comme l’un des grands de sa génération à la fin de sa vie, période de créativité la plus intense, malgré la drogue, la maladie et les inévitables jalousies de certains pairs. La femme de Villon et Soleil couchant (斜陽Shayo) sortent au cours de cette période crépusculaire (1947).

    Le nom de ce conteur et romancier reste attaché surtout à ce dernier titre. Soleil couchant est devenu si populaire qu’il a donné naissance à une expression qui signifie : « les gens du soleil couchant. » Qu’importe si les chercheurs considèrent que le texte s’inspire trop étroitement du journal tenu par l’une des maîtresses de DAZAI : cet écrivain est aujourd’hui l’un des préférés des jeunes générations. Elles projettent sur lui un sens de la révolte et de l’autonomie, une capacité à sortir du moule et à revendiquer sa différence que l’écrivain n’avait pourtant pas l’ambition d’ériger en exemple, mais qui suscitent en tout cas de la compassion et de la fascination. Vendu à huit millions d’exemplaires, La déchéance d’un homme trouve toujours chaque année cent mille lecteurs de plus. Romancier de la division de soi, de la culpabilité, du malheur et de la tristesse, DAZAI apporte une sonorité nouvelle à cette « mélancolie profonde » où les Etudes nationales voyaient, au XVIIIe siècle, une marque constitutive de la littérature japonaise. Mais cette oeuvre fait aussi songer au vers de TS Eliot : « human kind cannot bear very much reality ».

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