Hashiguchi sur le rivage

   Né en 1962 à Nagasaki – il a aujourd’hui cinquante trois ans –, HASHIGUCHI Ryosuke est diplômé de l’Université des Arts d’Osaka ; il est l’auteur d’une dizaine de films, avec une carrière par à coups qui ressemble à une aventure parfois incertaine. En dépit des difficultés de financement qu’il a rencontrées à plusieurs reprises, il s’impose comme l’un des principaux cinéastes contemporains, un vrai successeur de NARUSE ou d’OZU – successeur : ni héritier, ni tout à fait égal.

            En France, trois de ses films seulement ont été distribués en DVD : Petite fièvre des vingt ans (1992), Grains de sable (1995) et Hush (2001). Si l’on voit en eux de simples illustrations cinématographiques de thèses psychologiques ou ‘sociétales’, on risque de passer à côté d’un des cinéastes les plus captivants de notre époque. Encore faut-il disposer de certaines clés culturelles et cinématographiques, et voir comment la profondeur et la spéculation psychologique s’affirment à travers des films que l’on pourrait d’abord croire grand public, et à qui l’on reprocherait éventuellement de se complaire dans des thèmes prétendus à la mode. Il est vrai que Hush raconte l’histoire d’un jeune couple d’homosexuels à qui une jeune femme blessée par la vie demande de faire un enfant, et que Grains de sable évoque l’amour d’un lycéen pour un autre. Ces thèmes sont traités de manière incarnée, sensible et poétique : HASHIGUCHI n’est pas de ces cinéastes qui assomment de vérités morales toutes faites son public. Il faut convenir inversement qu’en dépit du progrès qui s’affirme actuellement grâce aux directives ministérielles, il n’est pas facile de vivre ouvertement son homosexualité au Japon – quand on est Japonais –, et qu’HASHIGUCHI est un des premiers à donner un langage filmique à ce domaine de l’amour. Tout de finesse, ce cinéaste s’affirme avec réalisme et bon goût, ménageant des moments tantôt comiques, tantôt tristes, en peintre qui préfère le pastel et l’intimité aux couleurs exacerbées, plus proche de Satie que de Stravinsky, et l’opposé complet de MIIKE Takeshi. Son art s’adresse à tous les cinéphiles, et non pas à un public ciblé que l’on pourrait croire acquis d’avance.

Hashiguchi
Hashiguchi Ryosuke

      De fait, il faut regarder plusieurs fois ses films pour les comprendre, les mesurer, et sentir pleinement leur poésie. Je ne prétends d’ailleurs pas y parvenir entièrement. Comme cela arrive face à des ouvrages d’envergure, je sais que mes retours vers eux, toujours joyeux, peuvent me révéler d’autres dimensions, d’autres aspects, d’autres couches de stratification qui m’étaient d’abord inconnues. A rebours de bien des critiques qui s’imaginent avoir tout saisi, je voudrais dire que ces films ne sont pas faciles, qu’ils ne livrent pas aisément leurs secrets. Il y a deux raisons à cela : d’une part, leur « japonité » profonde est celle du Japon contemporain, et non pas celle de l’exotisme ni du Japon mondialisé ; d’autre part, ces films sont le résultat d’une réflexion préalable et d’une mise en forme des détails tout à fait remarquable.

        Le plus déroutant, pour les bavards, les fantoches, les raisonneurs, les palabreurs, les indiscrets que nous sommes, nous autres Français et Européens plus ou moins logocrates, héritiers de la rhétorique grecque et latine, fils plus ou moins convaincants de Cicéron et de Michel Audiard, c’est de sentir et de comprendre la communication non-verbale, la couleur et le sens du silence des cent-vingt-sept millions de personnes qui habitent l’archipel japonais. Pour le coup, si des spectateurs attendent de Grains de sable des dialogues comparables à ceux que l’on trouve dans le cinéma français, ils seront déçus, ou pire, s’ils remarquent pas cet aspect essentiel, passeront à côté d’une oeuvre et d’un art – un art entre langage et silence. Ce qui est dit, ce qui est tu, ce qui est suggéré ou calculé à travers telle parole, peut laisser le champ, selon le cas, à des significations clairement visées et accessibles, à des résonances suggérées, ou bien à des virtualités presque inconsistantes, qui sont typiques de la relation entre personnes au Japon – contrairement ce que prétendait Roland Barthes, le Japon est l’Empire du Silence et du Secret, nullement celui des « signes ». Il faut ajouter que cette réalité du silence, infiniment nuancée et complexe, concorde heureusement avec le projet du film, qui a pour thème central la distance et la proximité.

    Le spectateur trouvera dans Grains de sable l’occasion de découvrir plusieurs aspects de la vie lycéenne la plus quotidienne, et de rencontrer l’esthétique de la méchanceté qui affecte la sociabilité japonaise, avec des exemples particulièrement irritants de harcèlements entre lycéennes, ou à l’égard d’un garçon dont des camarades de classe ont appris l’amour pour son camarade Yoshida. Tout cela respire le réalisme, la vérité humaine, peut-être l’expérience personnelle du cinéaste. Parmi les thèmes secondaires, on rencontre celui de la famille éclatée. Une une scène fait entrer dans la vérité familiale du lycéen Ito : la caméra filme depuis une extrémité de la cuisine oblongue, qui débouche sur la salle à manger ; là, le spectateur aperçoit Ito debout, devant la table, face à la caméra, tandis que le père, assis à droite, échange quelques paroles avec son fils. Cette disposition créé un effet de recul et de distance pour le spectateur, qui aperçoit les deux personnages de la même façon qu’il aperçoit un aspect de leur situation familiale (les parents sont séparés, la mère a accumulé des dettes énormes que son mari à dû rembourser seul).

Lycee
Vie de club, l’après-midi, au lycée. Ici : club musical.

   Comme Hush, Grains de sable dessine peu à peu une chaîne de relations à trois, dont chaque chaînon diffère l’un de l’autre. Le film esquisse dans un premier temps la relation fascinée et amoureuse du jeune Ito pour Yoshida. Le premier est sous le charme du second, l’observe, joue le rôle d’un ami à qui l’on peut confier tous les secrets, demander tous les services, avec l’espoir que, malgré son hétérosexualité, Yoshida pourrait un jour éprouver un sentiment réciproque. Déjà, tout un poids d’émotion s’affirme à travers les regards, les non-dits, l’amour déguisé en bonne amitié, la souffrance du sentiment non-partagé, et la peine d’être un jeune homosexuel dans une société très conformiste où le père attend autre chose de son fils. Les premières images du film fixent le regard tendre et amoureux qu’Ito porte à son ami Yoshida (photo ci-dessous). Un moment plus heureux et magique encore est celui où Yoshida porte Ito sur son scooter, le second serrant le premier de ses bras, sans une parole, mais l’image est accompagnée d’une musique simple qui donne un charme à ce petit parcours jusqu’au domicile d’Ito. A cette relation s’en ajoute peu à peu une seconde : ami bienveillant (mais gêné) d’Ito, Yoshida brûle d’amour pour une lycéenne ombrageuse et courageuse à la fois, la jeune Aihara. Il apprendra à ses dépens que celle qu’il convoite possède un terrible secret, qui l’empêche de se lancer dans aucune aventure amoureuse : dans un passé encore récent, elle a été victime d’un viol dans le lycée où elle était affectée auparavant. On voit donc se tisser une chaîne d’amours non-partagées, un peu comme on en voit dans l’Andromaque de Racine. Ito aime Yoshida qui ne l’aime que d’amitié, tandis que Yoshida aime Aihara, qui ne peut plus aimer physiquement de garçon.

    HASHIGUCHI complique encore cette construction déjà efficace : blessée, Aihara sait ce que c’est de souffrir sans pouvoir le communiquer aux autres, elle comprend ce qu’endure celui qui aime sans retour. Cette ouverture du cœur permet à la jeune lycéenne de comprendre pleinement Ito, et d’éprouver pour lui une estime sincère. La langue française ne rend pas le champ de signification attaché au mot sincérité en japonais – « seijistu » comporte, outre la sincérité, la nuance de la probité et celle de la loyauté. De ce fait, l’une des plus belles scènes du film, accompagnée d’accords délicats à la guitare, nous montre Ito et Aihara chacun allongé dans un canapé différent, se faisant des confidences apparemment sans poids, à propos des arbres et des fruits du jardin auprès desquels elle trouve refuge depuis son enfance, chez sa grand-mère, à la campagne. Toute une amitié s’exprime dans ce passage de quelques minutes, un bonheur partagé au-dessus de la tristesse, une sorte d’oasis de paix et d’onirisme adolescent.

      Chacun s’accorde à reconnaître et à saluer le raffinement et l’élégance d’un réalisateur qui se refuse au spectaculaire, qui ose briller dans la douceur et la poésie, incitant plusieurs critiques à le rapprocher plus ou moins heureusement d’Eric Rohmer (Conte d’été). Son efficacité, dans ce film, réside dans l’utilisation de l’espace qui sépare les corps pour montrer à la fois la tension du désir et la résistance offerte par la distance. Il réside aussi dans le parti à la fois émotionnel et intellectuel qu’il tire du silence, dont il fait un art. Ce silence n’est cependant pas un vide, il n’est qu’une absence (intermittente dans l’économie générale du film) de parole : pendant que les acteurs ne parlent pas, ils s’expriment par leur posture, leurs regards, les mimiques faciales, la présence intérieure qui se révèle dans leur corps. Ces moments ressortent d’autant plus que le cinéaste varie savamment les rythmes et les niveaux sonores : Grains de sable comporte aussi des scènes collectives, des affrontements, des éclats de rire et des bruits de classes.

     Il faut en venir ici à la scène la plus symbolique de ce grand film. Maître dans la direction des acteurs, HASHIGUCHI a conçu une scène d’anthologie qu’il a tournée en une seule fois, selon un dépouillement et une simplicité aussi réalistes que poétiques (cf. la photo en Une). Ito et Yoshida se retrouvent tous les deux seuls dans la salle de classe. Le second consentira-t-il à prendre le premier dans ses bras ? voire, à échanger avec lui un baiser ? Amoureux malheureux, Ito inspire de la compassion à Yoshida, qui reste son ami en dépit d’un sentiment qu’il ne peut pas lui offrir en retour. Deux embrassades plus ou moins gênées vont avoir lieu, entrecoupant une scène principalement silencieuse qui ne dure pas moins de huit minutes en tout. Chef d’œuvre du désir et de la distance, de l’amour opposé à l’amitié, de l’amitié compatissante et fuyante à la fois. Moins poétique, mais tout aussi malheureuse, est la scène de plage où Yoshida tente d’enflammer et d’étreindre Aihara. Cette fois, la distance est encore pire, étant tout intérieure : le corps du garçon, habillé, est allongé sur celui de la jeune fille, il n’est plus qu’ardeur transie, quand il constate soudain que ce corps qu’il tient lui échappe, et qu’Aihara ne se possède pas elle-même.

FilmHashiguchi

       On devine avec la dernière séquence du film que la vie n’a pourtant pas dit son dernier mot. Ito, Yoshida et Aihara resteront amis, que les rêves différents des deux garçons demeureront stériles (Ito n’obtiendra jamais Yoshida, ni Yoshida, Aihara), mais l’avenir est ouvert pour chacun, et les dernières mesures du film trouvent la fraîcheur d’un matin qui s’éveille. Le titre original – 渚のシンドバッド, Nagisa no Shindobaddo, que l’on peut traduire par « le rivage de Sindbad » ou « Sindbad sur le rivage » –, très crypté (le personnage des Mille et une nuits n’est pas mentionné une seule fois au cours du film), est pleinement justifié par la ponctuation finale que l’on vient de décrire. On peut alors imaginer Sindbad sur le rivage : il attend de se lancer dans l’immense voyage.

   Remarquablement construit, beau par ses lenteurs et sa construction parfaitement étudiée, ce film vaut aussi par la qualité des jeunes acteurs (la vingtaine en général), dont la direction souple et précise assure l’efficacité dramatique et psychologique. On signalera qu’au cours de la scène où Ito parle au médecin, c’est le cinéaste qui interprète le rôle invisible du thérapeute. Si HAMAZAKI Ayumi (Aihara) mène aujourd’hui une grande carrière de chanteuse, elle interprète ici un rôle qui requiert un fort tempérament. OKADA Yoshinari (Ito) donne au spectateur un sentiment de vérité naturelle, sans afféterie ; presque on croirait qu’il ne joue pas et n’est que lui-même, laissant deviner à tout moment l’activité d’une intelligence vive. Quant à KUSANO Kota (Yoshida), son jeu clair et exact produit le même effet de naturel. Grâce à leur composition, et à ce qu’ils font voir des relations et des sentiments humains, ils permettent à ce film de vingt cinq ans d’âge (1995) de vivre et de durer.

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