Les « internés » de Sibérie

     Chaque année, à Tokyo, des associations d’anciens prisonniers japonais de l’URSS commémorent la mort de leurs camarades et se souviennent de la forme d’esclavage qu’ils ont subie plusieurs années durant. Si cette page du terrible XXe siècle ne diminue en rien les autres, écrites par le fanatisme et l’hystérie nationaliste héritée de Meiji, elle ne saurait être oubliée, et permet en outre d’expliquer la distance qui persiste aujourd’hui entre le Japon et la Russie.

            On se souvient peut-être qu’à Yalta, Staline s’était engagé à entrer en guerre contre le l’Empire du Japon trois mois après la défaite allemande, et que cette promesse avait été confirmée au cours des accords de Postdam. Dès le mois de juillet 1945, le camarade Staline trouva par surcroît une fameuse idée : faire travailler les prisonniers. Alors qu’un pacte de non-agression entre le Japon et l’URSS avait été signé le 13 avril 1941, et que, grâce à cela, l’armée soviétique avait pu concentrer ses efforts contre les Allemands, l’Union Soviétique déclara la guerre le 8 août 1945.

            Située entre Hiroshima et Nagasaki, postérieure aux efforts de guerre titanesques des Américains, cette déclaration de guerre suscite aujourd’hui, chez de nombreux Japonais, un regard de mépris ou de piquantes plaisanteries. L’armée de Roosevelt, puis de Truman, ayant abattu le colosse impérial au prix d’efforts acharnés, l’offensive soviétique paraît tardive, sans grand mérite, et se résume à six jours de guerre – la capitulation étant signée le 15 août 1945 – suivis par la confusion de l’armée impériale et des formes de résistance isolées : sur place, certains régiments n’ont pas compris clairement le message diffusé par l’empereur HIRO-HITO (« Showa Tenno »), annonçant la défaite, et prolongent inutilement le combat. De l’armée initiale du « Kwantong », considérée comme l’élite de toute l’armée impériale, il ne reste qu’une ombre : alors que ses meilleurs éléments ont été envoyés dans les îles du Pacifique, elle est devenue très vulnérable : recrues récentes, mal équipées, mal armées, commandements locaux mal informés. Ses armes chimiques et la « Section 731 », responsable d’expérimentations atroces sur des prisonniers chinois, américains ou russes, de multiples atrocités, ont attiré à cette armée une réputation sordide après la guerre, même si tous les soldats n’ont pas été des criminels.

            La capitulation du Japon étant décidée le 15 août, l’Armée Rouge ne fait qu’un petit nombre de prisonniers au cours des combats. Le 19 août, le général en chef de l’armée japonaise, OTOZO Yamada, se rend aux autorités soviétiques et ordonne le cessez-le-feu. Suivant peu à peu le processus de la capitulation, les six cents mille hommes déployés au Kamtchatka, dans les quatre îles – territoires japonais avant 1945 –, et en Mandchourie, s’organisent pour déposer les armes. La dissolution complète de « l’armée du Kwantong » se terminera le 17 septembre 1945. Certains colons du « Manchoukuo », se sentant directement menacés au cours de l’invasion soviétique, tentent parfois de résister mais ils sont abattus ou faits prisonniers. Cent soixante dix mille d’entre eux connaîtront bientôt la famine et la misère.

Arméesoviétique
Invasion soviétique en Mandchourie.

       On ne saurait prétendre sans exagération que l’armée soviétique ait vaincu l’armée japonaise : la guerre entre l’URSS et le Japon consiste principalement dans l’invasion par surprise de la Mandchourie – rouleau compresseur d’un million six cents mille hommes – et dans la lutte avec un ennemi qui se rend. Selon Donald Versaw, soldat américain qui fut fait prisonnier par les Japonais, les « boys » américains ont attendu des mois et des années de l’aide de « Uncle Joe » (Staline) ; « but except for tying down a large enemy army, they did nothing. Yet, they imprisoned hundreds of thousands of Japanese soldiers after the battles they never fought. »

     Par ailleurs, la guerre des chiffres se poursuit : au cours de ces combats de quelques semaines, y a-t-il eu 8219 morts côtés soviétique, et 87737 morts côté armée impériale, comme l’a affirmé l’URSS, ou bien 20.000 morts soviétiques et 21000 morts japonais, comme l’a estimé le Japon ? En tout état de cause, l’attaque soviétique joue un rôle essentiel (surtout psychologique) dans la capitulation du 15 août, malgré un effort de guerre qui ne peut pas être comparé à celui que les Etats-Unis ont déployé quatre ans durant.

     L’Armée rouge est parvenue à écraser l’armée allemande à force d’héroïsme, de sacrifices immenses et d’une terreur dont on commence seulement à convenir dans les anciens pays alliés. On peut concevoir qu’après des millions de morts, la résistance de Léningrad, la geste morbide et finalement triomphale de Stalingrad, l’URSS ait entendu interner environ trois millions d’Allemands qui appartenaient pour la plupart à la Werhrmacht.

      Mais sur l’autre théâtre d’opération, là où elle s’est rendue absente par négociation avec son futur ennemi, l’URSS entend profiter de la victoire militaire américaine : alors qu’elle investit (contre l’avis américain) les îles du Nord, japonaises depuis au moins l’ère Edo, sinon Meiji, ordonnant en lettres rouges aux habitants de décamper, elle voit dans ses centaines de milliers de Japonais « prisonniers » un fabuleux trésor de main d’œuvre. Très vite, ces hommes sont répartis dans deux mille camps de travail du territoire soviétique, de l’Ukraine à la Mongolie, mais aussi en Corée du Nord et en Mandchourie. Deux cent mille prisonniers travaillent à la ligne de chemin de fer « Baïkal-Amour », de plusieurs milliers de kilomètres, tandis que des milliers d’autres exécutent des travaux similaires pour d’autres lignes. Pour obliger ces hommes à marcher des centaines de kilomètres, les gardes de l’Armée Rouge leur lancent des slogans du type : « vous retournerez bientôt à Tokyo ! » Dans chaque camp de travail, le salaire de l’administration est défini en proportion du rendement des travailleurs gratis – ou esclaves. Tandis qu’un historien russe ose parler des conditions de vie satisfaisantes des prisonniers japonais, et de charmants mariages qui ont eu lieu entre quelques-uns et de belles Russes, les associations d’anciens prisonniers décrivent d’autres réalités dans leurs articles et leurs mémoires : des marches de la mort dans la neige, des maladies, la malnutrition, les mauvais traitements, le marché noir, le lavage de cerveau, la propagande communiste. Certains prisonniers sont favorisés pour en espionner d’autres – notamment les anciens officiers – et l’on nourrit davantage ceux dont le credo marxiste progresse.

      La première année (1945-1946), quelque cinquante mille prisonniers japonais meurent dans ces camps – environ 10% de la totalité – mais on ignore le nombre des morts en Mongolie.

      Ce n’est là encore qu’un premier acte. En 1945, les Etats-Unis et l’URSS étaient convenus que les prisonniers japonais seraient libérés au bout d’un an. Cette mesure aurait été d’autant plus compréhensible que l’URSS n’avait pas vaincu militairement le Japon, et qu’elle n’avait livré de vraies batailles que six jours durant. Une fois encore, Staline ne tient pas parole, et, bien que la guerre soit terminée, décide de prolonger les camps de travail bien au-delà de la guerre, en profitant au maximum du décret qu’il signe le 23 août 1945 sur « l’utilisation des prisonniers de l’armée impériale japonaise. »

     Ayant déposé les armes pour la plupart, et n’ayant pas été défaits au cours de combats, les anciens de l’armée impériale ne se considèrent pas comme des « prisonniers », mais comme des « internés ».

     A l’arrière-plan de l’attitude soviétique, plusieurs passés se superposent : les Russes n’oublient pas leur défaite de 1905 face à l’armée japonaise ; ils n’oublient pas non plus la tentative de conquête de la « République mongole » par l’armée impériale en 1939, à laquelle l’Armée rouge a mis fin. Quant à « Uncle Joe », il considère que les Japonais sont des alliés des Allemands, et qu’à ce titre, ils doivent subir un châtiment. L’exploitation des prisonniers doit servir à la reconstruction de l’URSS, dont le territoire a été partiellement ravagé. Il est permis enfin de se demander si, dans cet acharnement ne se trouve pas aussi une composante raciste.

     Pour les « prisonniers » ou « internés », les années se succèdent donc, avec des conditions disciplinaires très dures. Alors que le Japon est en paix depuis le 15 août 1945, ces hommes ne découvriront la paix qu’en 1949, 1950, pour les plus chanceux, plus tard en ce qui concerne les autres. En 1953, une intervention de la Croix-Rouge Internationale permet le rapatriement d’environ 5300 internés. En général, les chiffres fournis par l’URSS sont intentionnellement erronés : le nombre de morts et de prisonniers est systématiquement revu à la baisse. Toutefois, à partir de 1949, les internés sont peu à peu renvoyés dans leur pays, par vagues successives.

26avril1950
Retour d' »internés », le 26 avril 1950. Les anciens soldats portent les cendres de leurs camarades.

     Près de Kyoto, le port de Maizuru est devenu le principal espace de débarquement pour les rapatriés. Jusqu’à aujourd’hui, il s’est chargé de mémoire symbolique, au point d’être reconnu par l’Unesco en 2015. Là, en 1949, des milliers de femmes attendent le retour de leur mari ou de leur fils, et cette attente inspire un chant qui restera longtemps dans les mémoires : « Maman sur le quai. » Une autre chanson, qui trouve un large succès au Japon, évoque ceux qui ne sont pas encore revenus : « Ikoku no oka » (« Une colline d’un pays étranger »). Chaque rapatriement (par bateau) est commenté par la presse nationale (Asahi) et locale. Les Etats-Unis, en pleine guerre froide, suivent cette évolution avec intérêt et espions. Les actualités américaines du 7 janvier 1957 montrent par exemple l’arrivée en bateau de quelque 1025 hommes attendus par leurs familles, certains portant avec eux les cendres de tel ou tel camarade. Il faudra attendre 1958 pour que les derniers internés puissent retrouver leur pays. Beaucoup reviennent des camps traumatisés, épuisés, un certain nombre sont atteints de paranoïa. Plusieurs décennies seront nécessaires pour que les rescapés retrouvent une stabilité psychologique et puissent rédiger leurs mémoires – témoignages qui tardent à être traduits en anglais et en français.

     Ces retours ne se font pas sans incidents, et témoignent d’une autre stratégie du totalitarisme soviétique. Certains, parmi les anciens internés, observent le silence, mais d’autres, endoctrinés par les commissaires communistes, habitués à la lecture du prétendu Nihon Shinbun (de conception soviétique) rejoignent des mouvements d’extrême-gauche, avec l’intention non déguisée de travailler à la création d’un Japon communiste : ce sont les « rapatriés rouges », dont certains sont contactés à leur retour par des agents du KGB. A leur débarquement, certains entonnent des chants communistes adaptés des anciens chants militaires, tandis que d’autres affirment aux journalistes de Life (1949) que « la Russie est un pays où il fait bon vivre. » Le lavage de cerveau soviétique réussit chez ceux qui ne savent pas dissimuler, ou dont le manque de culture favorise la crédulité. De leur côté, les services secrets américains recueillent auprès d’anciens internés tous les renseignements possibles sur l’URSS.

      Par réaction, la population japonaise préfère ne pas trop entendre parler de ces rapatriés, enfouir en elle la douleur ou la honte. Il faudra attendre l’effondrement du bloc soviétique pour que certaines vérités connaissent la lumière – une lumière encore tamisée. Des chercheurs russes et des membres de la Croix-Rouge ont effectué des recherches, réuni des statistiques sur les internés et sur leurs familles – en diminuant encore le nombre des morts : 40.000 relève à l’évidence de la sous-estimation. Cependant, en 1992, la Fédération de Russie adresse des certificats aux anciens internés survivants, en reconnaissant leur travail forcé. Le 13 octobre 1993, Boris Yeltsine, toujours fort en gueule, présente des excuses officielles pour le traitement inhumain des prisonniers, « résidu du totalitarisme soviétique », auprès du Premier Ministre japonais HOSOKAWA Morihiro, puis de l’empereur AKIHITO. Tout récemment, en 2015, un délégué russe s’est rendu aux commémorations de Tokyo, montrant par là la volonté de rupture avec ce passé d’esclavagisme et d’endoctrinement.

     Malgré cela, certains Russes continuent à présenter ces internements comme des parties de plaisir. Tel journal publié en Sibérie assure que d’anciens « internés » se rendant sur les lieux où les camps avaient été construits, accompagnés de leurs familles, éprouvaient de la nostalgie. Un historien développe longuement le récit des mariages qui ont eu lieu entre des « internés » et des femmes russes. Une telle présentation de l’histoire se heurte évidemment à la mémoire des anciens « internés ».

Cremation
Crémation de corps par des familles japonaises, en 2002, à Ulan-Ude (Sibérie)

       Depuis des années, une soixantaine d’associations d’anciens internés tentent de faire connaître cette page oubliée de la guerre et de l’histoire du totalitarisme soviétique. Il en reste aujourd’hui quelques milliers, tous très âgés. Certaines associations estiment que, contrairement à ce que prétendent les déclarations officielles, d’anciens « internés » sont demeurés en URSS bien après 1956-1958, et qu’ils n’ont pas été injustement oubliés.

            A partir de ce passé, on peut comprendre et mesurer la circonspection des gouvernements japonais vis-à-vis de la Russie, avec laquelle aucun traité de paix n’a été signé depuis 1945.  Et l’on ne s’étonnera pas de voir le Japon critiquer la France, quand elle propose des « Mistral » à un pays qui inspire si peu confiance. Livrer des « Mistral » à la Russie, c’est renforcer celle-ci dans sa puissance maritime, et induire une menace virtuelle à l’égard d’un pays – le Japon – que la France considère comme un ‘ami’.

LIRE :
* Meirion and Susie Harris : Soldiers of the Sun. The rise and fall of the imperial Japanese army, Random House, 1991.
* John Toland : The decline and fall of the rising sun, The Modern Library, New York, 2003.

 

3 réflexions au sujet de « Les « internés » de Sibérie »

  1. Beaucoup de gens de part le monde sont ignorant de cette page d’histoire. Merci à vous de me faire connaître cette saloperie que sont les guerres et les fous sans scrupules qui manipulent les populations aux pires exactions

  2. Et ces « soldats » de l’armée impériale de l' »Empire du Grand Japon », ils ont commis des atrocités insoutenables sur le territoire chinois, vous en dites quoi ?!
    Tous ces « fous de guerre » avaient les mains pleines de sang!

    1. Cher Monsieur, merci de votre commentaire. En lisant de plus près mon article, vous auriez pu noter que le « fanatisme » et « l’hystérie » de l’armée impériale n’avaient pas été oubliés. Le but de cet article n’était pas de décrire les atrocités dont vous parlez (de récents livres en français, comme « Violence et crimes au Japon en guerre » de Jean-Louis Margolin, s’en chargent), mais de parler d’une page oubliée de l’histoire japonaise. Au nom de l’esprit de justice que vous revendiquez, croyez-vous que les crimes commis par l’armée japonaise doivent nous faire ignorer Hiroshima, Nagasaki et les milliers de prisonniers morts en Union Soviétique ? A quel bilan unilatéral voulez-vous encourager ? Avec plus de deux millions de morts, on ne peut pas dire que le Japon n’ait pas connu de victimes de guerre. Maintenant, au-delà de ces bilans sinistres, je pense que le mieux consiste à se demander comment ce pays a pu en arriver à cette folie de guerre : il y a des raisons internes, bien sûr ; mais malheureusement, il ne semble pas que les Etats-Unis ni les pays européens n’aient aucune responsabilité, dans le devenir du Japon entre 1868 et 1941. Pearl Harbor fut une réponse (que l’on pourrait dire démente, avec le recul) aux menaces colonialistes du Commodore Perry en 1853. Ainsi donc, comme vous le voyez, l’histoire ne comporte (à mon sens, du moins) aucun peuple innocent.

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