Sôseki – Kokoro pour toujours

   Le journaliste et essayiste Damian Flanagan, auteur du récent Natsume Soseki superstar of world literature, vient de publier une série de trois articles autour du Bushido dans le journal The Japan Times. On y apprend notamment à relativiser l’impact du Bushido, et à en relever la modernité. Il faut savoir gré à l’auteur de restituer une chronologie exacte – et ensuite, de nous faire réfléchir sur le sens à donner au roman Kokoro, Le pauvre cœur des hommes en français.

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Un regard qui tue

           Le beau et terrible roman de Ôoka Shohei, Les Feux (Nobi, 野火 ,1951), vaut par la densité du récit, le caractère extrême des circonstances évoquées et des problèmes soulevés. Il décrit la solitude d’un soldat pendant la guerre, perdu parmi les îles philippines sous un climat torride et face à un ennemi puissant, qui le confronte sans cesse à la mort ou à la faim. Le face à face avec soi-même est plus terrible que le cannibalisme où le personnage se trouve mêlé sans le savoir, parce qu’il en est la condition désespérée.

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Des roses pour un poète

      Le fait est que, surnommé « le Rimbaud japonais », Nakahara Chuya (1907-1937) m’a d’abord parlé par son illustre photo. D’elle un livre pourrait être tiré, comme un chant du siècle miné par une ballade interrompue. Fleur du printemps, fleur d’hiver : le gamin de génie n’avait pas plus tôt élevé ses premiers recueils (Enfance, Shonenji ; L’Automne des adieux, Eiketsu no asa), suscité l’admiration de ses pairs, de Oôka Shohei à Kato Shuichi, qu’une méningite l’emporta, aussi rapide qu’une fleur qui meurt à son instant le plus beau. En partant, il légua à une génération bientôt sacrifiée des poèmes d’amour et de mort qu’elle se réciterait en y cherchant des consolations et des consonances à la tristesse de son destin.

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Roses pour le poète

A Nakahara Chuya, mort à trente ans

Sous le chapeau noir de ta mélancolie
Mon petit japonais, petit, petit,
Tes yeux voient ta mort en ton enfant mort
Fumiya petit, petit.
Ton œil droit soulève la mer des poèmes
Ton œil gauche plus sombre que la mort
Porte la souffrance du fils et du père.
Ta bouche à dix-huit ans c’est le silence
Du Japon qui sait l’impermanence,
Et des fleuves qui filent en pleurant,
Le regard du cœur s’y scelle
Pour te sauver t’aimer.

 

  • De Nakahara Chuya, lire : « Poèmes« , traduits du japonais par Yves-Marie Allioux, Editions Philippe Picquier, 2005.
  • On lira aussi l’intéressant article de Kawamura Hatsuho : « L’évolution de la poésie de Nakahara Chuya des années 1920 à 1930 ». Japon Pluriel 8, 2008, p. 157-166.

Une femme en composition : Hara Setsuko

    Une « fleur » particulière du Japon s’est éteinte au mois de septembre dernier, âgée de 95 ans. Actrice marquante de l’histoire du cinéma, comparée à Greta Garbo et auréolée de mystères personnels, HARA Setsuko incarne aussi un idéal féminin qui s’est affirmé grâce à une collaboration étroite, voire une symbiose, avec le grand OZU Yasujiro.

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Union civile ou mariage homosexuel au Japon

        Pays communautaire, « hyper-insulaire » selon les géographes, hanté par un gros poisson qui fait trembler les profondes racines de son archipel, le Japon est capable de se retourner d’un seul coup, pour retrouver l’état apparemment paisible qui précédait ce coup. Il y a quelques mois encore, un maire, un homme politique ou un artiste pouvait lancer n’importe quelle plaisanterie douteuse sur les personnes homosexuelles – KITANO Takeshi ne s’en est pas privé – sans craindre aucun remous. Une certaine homophobie pouvait s’exprimer dans un pays où elle n’était pourtant qu’un résultat tardif (il remonte à l’ère Meiji) de l’influence occidentale, à coups de missionnaires américains et de puritanismes divers, d’origine protestante ou communiste.

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Cinéaste de la compassion

      La compassion est une attitude, une inclination, une disposition et un sentiment dont l’expression artistique a donné au Japon d’immortels chefs d’œuvre. En littérature, le Heike monogatari est tout entier guidé et éclairé par elle, au point où la fameuse cloche de Gion, qui ouvre cette épopée guerrière et bouddhique, a acquis la stature d’un mythe et d’un symbole pour la culture de tout un pays. Au cinéma, KUROSAWA Akira apparaît comme une sorte de Victor Hugo de l’image, avec les misérables, les pauvres conduits au crime, qui hantent ses films dits ‘contemporains’ : du jeune assassin de Chien enragé au tortionnaire déséquilibré de cet autre film en noir et blanc : Entre le ciel et l’enfer. Pourtant, certains critiques ont dénoncé une certaine lourdeur, une insistance moralisatrice, chez ce grand maître du cinéma japonais.

       Avec KORE-EDA, ces critiques peuvent se taire : l’âge nouveau du cinéma japonais a trouvé son maître.

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Ako Gishi, les 47 rônins : une casuistique historique

         L’histoire des 47 rônins est l’un des épisodes les plus célèbres du Japon. En France, Pierre Loti, puis les frères Goncourt l’ont racontée, puis George Soulié de Morant, qui a sans doute apporté dans notre langue, avec un style sobre, le principal récit (publié aux Editions Budo). Le Japon a immortalisé cette histoire grâce au Kabuki, quelques années seulement après les événements en question, avec notamment la vaste fresque intitulée Chushingura, où les noms, les dates et les lieux sont transposés afin de contourner la censure. Cette pièce connut environ cinq mille représentations avant 1868, et en 1935, lorsqu’une salle de théâtre risquait de disparaître, on disait qu’il suffisait de représenter Chushingura pour voir les caisses se renflouer. Depuis, le cinéma japonais a produit plus de cent films sur cette histoire dramatique, sans parler des feuilletons en quarante sept épisodes, des illustrations, des mangas et des cartes postales. Et en littérature, il faudrait encore citer tous les titres que cette histoire a inspirés…

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Les Japonais sont-ils bouddhistes ?

         La présence de la « religion » au Japon nous pose une colle redoutable. Les Occidentaux qui s’interrogent sur l’état du bouddhisme dans ce pays se cassent généralement les dents : il n’y a pas de raison que cet article ne m’invite pas, lui non plus, à prendre rendez-vous chez le dentiste. Car, en fin de compte, sur ce terrain, je ne suis pas sûr d’atteindre la vérité, et de parvenir à des résultats supérieurs aux autres.

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Dernier samouraï, derniers Mohicans, derniers loups.

    Voici presque dix ans, le film Le dernier samouraï (2003) d’Edward Zwick m’apparaissait comme un charmant conte américano-japonais moderne, situé dans la période charnière de l’histoire du Japon, aux débuts traumatisants de l’ère Meiji. Le capitaine Nathan Algren apparaissait sous les traits rassurants d’un self made soldier, incarné par Tom CRUISE, appréciant les Japonais à l’ancienne comme d’autres héros de films aimaient les loups, les tribus et les formes primitives de l’anthropologie humaine, une espèce d’antiraciste surgi en pleine ère coloniale, qui aimait les squaws portant kimono. Ayant massacré des Indiens sur ordre et ne s’en remettant pas, il aurait pu carrément tomber amoureux des Aïnous, si le cinéaste Edward ZWICK avait osé un tel défi. WATANABE Ken était assez beau, en dernier samouraï ; on voyait son personnage (KATSUMOTO) attaché à un idéal impérial et féodal démodé mais émouvant, comme un Occidental de 1876 qui se serait habillé en Du Guesclin pour mourir en brave. Il aimait les tigres, chantait du Shomyo et dominait un fief « bio » avant la lettre. En 2008, j’avais même visité le magnifique sanctuaire ENGYO-JI, près d’Himeji, pour retrouver les lieux où le capitaine était conduit jusqu’à son aimable geôlier par son prochain compagnon de combat, auquel il trouverait un surnom tellement élégant : « Ben ». Et vraiment, sans le recours aux livres d’histoire, j’aurais pu traverser un mirage aurévillien, confondre KATSUMOTO et l’abbé de La Croix-Jugan, le dernier des Mohicans, ou encore Wotan avant d’être brûlé par Brünnehilde.

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