Endo Shusaku et ses problèmes

     Le film Silence de Martin Scorsèse fait connaître au public français une image saisissante et terrible de la fin de la tentative d’évangélisation du Japon menée par les Jésuites et les Tertiaires franciscains. Comme d’habitude, la majorité des journalistes, par trop ignorants, n’évoquent pas le film Chinmoku (Silence) produit au Japon par Masahiro Shinoda (1971), ni le roman d’où le film est tiré, et portant le même titre, de ENDO Shûsaku (publié en 1966, traduit en français en 1992). Romancier catholique et francophile très connu au Japon, profondément marqué par la lecture de Léon BLOY, Georges BERNANOS et François MAURIAC, ENDO (1923-1996) a évoqué les persécutions et le martyre de centaines de chrétiens japonais, à travers des figures que le film fait retrouver. Les victimes ayant toujours raison, la monstruosité du régime TOKUGAWA paraît aveuglante et d’une évidence rassurante.

     Tout esprit honnête éprouvera bien sûr une éternelle compassion pour les victimes des persécutions, les martyrs de Nagasaki et d’ailleurs ; il frémira d’horreur devant les tortures qui furent infligées à ces chrétiens de bonne foi qui avaient découvert un message de charité et d’amour aussi radical. Comme le rappelle l’un des personnages (historiques) du roman, le Jésuite Sébastien Rodrigues, un certain nombre de paysans japonais, « pour la première fois, ont rencontré des hommes qui les traitaient comme des égaux, la bonté et la charité des pères gagnèrent ainsi leur cœur. » La question centrale que pose le roman d’ENDO Shusaku, celle du silence de Dieu face à la souffrance des hommes, et le fait que Dieu soit silence, s’exprime ici avec une netteté dramatique. Le roman pose toutes sortes de questions au croyant et au non-croyant d’aujourd’hui, à travers une trame et des détails dont l’ancrage historique semble, quant à lui, à des années lumières des préoccupations de l’homme ordinaire. Il est vrai que les Français ne recherchent pas a priori à trouver au Japon un auteur catholique : encore faudrait-il savoir comment il l’est, pourquoi, et avec quel effet pour la littérature.

Les Martyrs de Nagasaki

    La compassion envers les fidèles torturés ou mis à mort, ni les échanges culturels, la rencontre entre Occident et Orient qui se joue à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, ne doivent faire ignorer les problèmes posés par l’arrivée des Jésuites et des Franciscains au Japon, que le romancier, puis le film, ignorent délibérément. En principe, et conformément à la mentalité du temps, les disciples de Loyola et de François d’Assise sont venus apporter la foi chrétienne à des espèces de païens – les Japonais étaient en effet bouddhistes et riches de croyances et de cultes locaux non encore unifiés en « shintoïsme » (création de l’ère Meiji), à une époque où la différence culturelle et anthropologique ne constitue qu’une notion en germe chez des auteurs tels que Montaigne…

     La bonne conscience de ces missionnaires effare par sa candeur. Tandis que les croyances locales remontaient aux époques les plus lointaines de l’archipel, le bouddhisme était entré librement au Japon au cours du VIe siècle, et, après des tensions avec les tenants des seules piétés ‘shintoïques’, s’était acclimaté avec elles, au point de former un espace religieux et cultuel commun. Le pays possédait son François d’Assise, en la personne de MYOE. Il était pour ainsi dire couvert de temples et de sanctuaires, de pratiques et de cultes, de secrets et de mystères ; sa religiosité était si profonde qu’elle s’était développée en des dizaines, voire des centaines d’ordres, de ‘sectes’ et de ‘courants’, et qu’elle avait pénétré les foyers aussi bien que les rythmes quotidiens. Les écoles bouddhistes possédaient en outre des traditions de pensée considérables, toutes ignorées de l’Occident : que l’on pense seulement aux œuvres de KUKAI ou à celles de DOGEN. A l’époque Kamakura, le Japon avait connu ses ordres de charité, ses hospices et ses écoles, pour lesquels avait œuvré, notamment, le moine KYUA.

Le Japon avait ses « saints » bouddhistes comme le moine Kuya (903-972), prédicateur itinérant. Il est ici représenté avec 6 statuettes représentant les syllabes du « Nembutsu ».

     Mille ans de traditions et de piétés furent soudain mis en cause par la tentative d’évangélisation jésuite. Ainsi, selon Saint François Xavier, comme le rappelle ENDO dans son roman, le Japon était « le pays d’Orient le mieux fait pour le christianisme. » Avant de savoir qui étaient les Japonais, il fallait leur apporter les enseignements chrétiens. L’intelligence et la pédagogie des Jésuites leur interdit certes d’entreprendre des conversions forcées et d’intervenir sous forme d’intimidation. En revanche, une stratégie fut soigneusement conçue par l’ordre de Saint Ignace : il fallait commencer par conquérir les élites, les seigneurs locaux, puis le reste de la population. Le « Visiteur général » Valignano recommanda la constitution d’une organisation cléricale suivant le modèle de la hiérarchie du bouddhisme Zen, Saint François Xavier prêcha en japonais, les Jésuites eurent à apprendre cette langue, et à se tonsurer comme les moines bouddhistes. Ensuite, des responsables jésuites comme Valignano et Cabral rêvèrent d’envoyer des soldats japonais convertis au catholicisme en Chine, où le besoin d’un soutien militaire se faisait sentir, pour évangéliser l’empire du « Milieu ». Cependant, il semble que la majorité des « conversions » procédèrent moins d’un appel intérieur, surtout pas au sens de la psychologie spirituelle occidentale du XXe ou du XXIe siècle, que d’une circonstance communautaire. Souvent en effet, c’était le chef du village ou de la ville qui décidait que tous les habitants avaient à se dire chrétiens, du moment qu’ils restaient aussi mobilisables qu’ils l’avaient été lorsqu’ils étaient ‘bouddhistes’. Aussi, sur les milliers de « conversions » qui eurent lieu à travers l’archipel (on les estime généralement à trois cent mille), il faut reconnaître que la très grande majorité « apostasièrent », selon le langage du XVIe siècle européen, les martyres de Nagasaki ne formant qu’une exception émouvante et terrible, mise en avant par ENDO, puis, sur un mode cinématographique populaire, par SCORSESE. Le destin des Kakure Kirishtan (les chrétiens cachés) de Kyûshu, notamment de l’île Goto, se situant, lui aussi, à la marge.

Prédication évangélique par les Jésuistes

      Ne l’oublions pas, le fait d’associer la guerre et l’évangélisation était accepté par les chrétiens de cette époque. Mais imaginons maintenant – la belle affaire ! – que des centaines de bouddhistes chinois ou japonais eussent décidé de faire mission au royaume de Henri IV, qu’ils voulussent visiter Rome et amener à eux tous les Lords de la royale Angleterre… Seulement voilà, une telle fiction ignore la différence qui oppose le plus souvent la perception catholique de l’Autre et la perception qui prévaut généralement dans le bouddhisme : tandis que la foi catholique se dit supérieure aux autres (comme le font aussi les deux autres monothéismes), et qu’elle recherche éventuellement leur disparition, la démarche bouddhique tend plutôt à comprendre la foi catholique comme une voie et une forme d’éveil possibles. Cette position, qui n’a rien à voir avec un relativisme à fond nihiliste, ni même avec une tolérance teintée de charité, se vérifie moins, il faut en convenir, chez des maîtres comme DOGEN, et encore moins chez NICHIREN, qui tiennent âprement à la vérité qu’ils défendent. Mais au XVIe siècle (le siècle des « guerres politiques de religion », comme on les appelle parfois), l’intolérance religieuse est inscrite dans la culture européenne, elle est bien sûr au cœur de l’évangélisation pratiquée par les Jésuites et les Franciscains du XVIe siècle. Les Japonais étaient tenus pour idolâtres, superstitieux, ils avaient à découvrir le vrai « Dieu », dont les Jésuites apportaient la vraie formule, en concurrence avec les Anglais, ces chrétiens déformés ou mauvais…

    La tentative d’évangélisation du Japon arrivait au pire moment : les premiers Jésuites qui y débarquèrent découvrirent un pays en proie à une succession de guerres civiles impitoyables, où sonnaient les noms retentissants d’ODA Nobunaga, TOYOTOMI Hideyoshi, puis TOKUGAWA Ieyasu. Les deux premiers furent plutôt favorables à cette religion étrangère – s’intéressant généralement aux nouveautés et aux apports des pays lointains. Les conversions furent nombreuses, bien qu’elles fussent concomitantes avec le développement du JODO-SHÛ (école bouddhique de la Terre Pure). Des seigneurs, des paysans, se mirent à assister à des messes. Certains Japonais furent ordonnés prêtres et entrèrent dans l’Ordre jésuite – tel Sébastien Kimura (1565-1622), premier japonais ordonné par Saint François Xavier. Les autorités shogunales s’inquiétèrent assez vite des visées politiques et militaires des Jésuites : à côté des crucifix, il y avait en effet les fusils. Les Philippines et l’Amérique venaient de faire les frais de l’évangélisation et de son corollaire, l’hégémonie politique : comment le Japon aurait-il pu tolérer une telle menace ? Peut-on dénoncer les cruautés pratiquées contre les chrétiens sans prendre en compte celles que la police pratiquait couramment contre les criminels de droit commun ? Les condamnés à mort n’étaient-ils pas crucifiés dans certains cas, comme le montre le film Les amants crucifiés de MIZOGUCHI ?

     Les témoignages des Jésuites attestent évidemment le degré de résistance de l’archipel face à l’immixtion d’une politique étrangère qui pouvait conduire le pays à la soumission. Aussi bien, le roman d’ENDO Shuzaku et le film sont-ils intéressants pour tenter de comprendre l’espèce de foi qui animait ces Européens courageux et sincères, une foi imbriquée dans des conceptions théologico-politiques dont il faut reconnaître qu’elles justifiaient l’oppression, à force d’arrogance universaliste. Cela ne signifie évidemment pas que le bouddhisme et le ‘shintoïsme’ n’aient jamais abouti à des formes de violence politique, ni que l’expérience du catholicisme puisse être réduite aux évangélisations qui ont marqué le XVe et le XVIe siècles. Mais la progression du catholicisme au Japon (imposée de l’étranger) en a miné parallèlement la progression, jusqu’à en compromettre l’image et le destin futur, jusqu’au XXIe siècle. Cette expérience dramatique a eu pour conséquence politique la fermeture du Japon à l’Occident – toujours soupçonné de gourmandise, comme le confirmerait l’arrivée terrifiante du Commodore Perry en 1853 ; mais elle explique aussi pourquoi, de nos jours, les catholiques japonais ne représentent que 40% des chrétiens – eux-mêmes ne formant que 1% de la population.

Fusils apportés par les Jésuites Portugais, au Japon.

    Le projet d’ENDO Shusaku tourne autour de la mémoire des martyres et des chrétiens cachés, qui constitue toujours le levier d’une certaine apologétique catholique, délicate à manier du point de vue même de la foi catholique (comme l’a bien montré BERNANOS). A ce discours, il est permis de préférer la confrontation toute spéculative d’Henri de Lubac, capable de décrire avec précision et honnêteté la pensée et la religion bouddhiques, et de voir chez les bouddhistes autre chose que des âmes perdues.

L’écrivain ENDO Shusaku, auteur de « Silence ».

     Cela dit, le cas d’ENDO Shusaku est plus complexe qu’il paraît. Il serait intéressant de pouvoir lire en français d’autres œuvres de lui, comme L’Homme blanc, L’Homme jaune et Ryugaku (Etudes étrangères), dans lesquelles il aborde la question obsédante de l’acclimatation des Japonais aux pays occidentaux et celle du christianisme au Japon, lui qui fut si complexé de se sentir minoritaire dans son pays : pourquoi le corps du Christ se trouve-t-il dans du pain, non pas dans un onigiri ? Pourquoi son sang apparaît-il à travers le vin, non dans une boisson japonaise ? Un Japonais ordinaire peut-il faire l’expérience du mal avec la même profondeur et la même extrémité qu’un Occidental ? Pourquoi ENDO nourrissait-il une image féminine du divin ou de Dieu ? pourquoi ressentait-il l’idée de la damnation de Judas comme une menace pour son propre salut ? Tout cela ne permet pas de dresser de cet écrivain une image lisse et unilatérale, comme certains commentateurs se sont complus à le faire. L’opposition que Silence développe, entre le missionnaire blanc et fort et le Japonais faible, Kichijiro, (« obséquieux et servile », dit le texte) ne laisse pas d’interroger sur le mal-être de l’écrivain. Tout au long de son existence, ENDO se sentit écartelé entre le sentiment qu’il avait de sa foi (il fut baptisé à onze ans) et son appartenance au Japon.

     Son roman Silence, où il n’est question que de radicalité, de sincérité, d’alternative entre la fidélité à Dieu et la volonté ou l’instinct de vivre, est un reflet de son propre drame, d’un hiatus spirituel ou psychologique dont il lui fut longtemps interdit de sortir. Le romancier connut en effet une évolution que bien des commentateurs continuent de passer sous silence, parce qu’ils veulent trouver chez ENDO un BERNANOS ou un Graham GREENE japonais, à l’exotisme rassurant ! En 1993, le roman Fukai kawa (Le fleuve sacré) apportera en effet l’esquisse d’une rencontre entre bouddhisme, hindouisme et christianisme : à l’opposé du manichéisme du martyre dont Silence est l’illustration. Certains témoins, qui l’ont bien connu (comme Jakucho Satuchi), assurent actuellement (à la télévision japonaise) qu’à la fin de sa vie, ENDO était même devenu bouddhiste, ce qui correspond sans doute à une réduction.

     Au bout du compte, on se dit qu’il manque à cet écrivain une biographie ou un essai en langue française, qui montrerait les étapes de sa pensée, expliquerait sa vision du Christ, ses considérations morales et sociales, ses tourments et ses oscillations. Quelle est la réception exacte d’ENDO et du roman Silence au Japon ? Pourquoi de nombreux catholiques japonais se sont-ils souvent méfiés de ses écrits ? En quoi leur lecture diffère-t-elle de celle (trop partielle, vu le nombre de titres non encore traduits) que l’on pratique en France ? Comment considérait-il la société dont il fut le contemporain ? Ces questions passionneront le chercheur qui sera capable d’y répondre : pionnier, l’ouvrage de Pierre Dunoyer sur ENDO (2014) ne présente pas l’ampleur nécessaire pour répondre à toutes ces questions.

LIRE :

* ENDO Shusaku : Silence, traduit de l’anglais par Henriette Guex-Rolle, Folio, Gallimard, 1992.
* ENDO Shusaku : Foreign studies, trad. Mark Willimas, Tuttle, 1989.
* ENDO Shusaku : A life of Jesus, 1978.
* Jean-Pierre DUTEIL : « Le christianisme au Japon, des origines à Meiji. » Clio.fr (cet article offre un excellent résumé sur le sujet).
* Présences occidentales au Japon (Henri Bernard-Maître, Maurice Prunier), Cerf Histoire, 2011.
* Damian FLANAGAN : « Jesus Christ, the Nobel Prize and Shusaku Endo », The Japan Times, 12 septembre 2015.
* Daniel Mc Inerny : « The sinister theology of Endo’s Silence ». The Catholic Thing. 14 juillet 2014. (Ici, c’est un point de vue critique qui est développé).
* Pierre DUNOYER : Shusaku Endo (1923-1996), un nouveau Graham Greene au Japon, Ed. du Cerf, 2014. (Une monographie utile et pionnière).
* Alle G. Hoekema : « La christologie du romancier japonais Shusaku Endo ». Bulletin EDA, n°317 (Bulletin des Eglises d’Asie, 16 octobre 2000).

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