‘Megane’ : un film Zen ?

Non, il ne s’agit pas ici de la voiture Renault construite en 1995.

 Il s’agit d’un film (Megane, めがね, prononciation approximative mégané), qui date de 2007. Il a été écrit, dirigé et réalisé par OGIGAMI Naoko, cinéaste parmi les plus prometteuses du Japon (elle est née en 1972), et a fait l’objet de plusieurs critiques les unes favorables, les autres, teintées d’ironie injuste. Il est vrai que l’ayant vu au moins dix fois, et bénéficié de plusieurs conversations nourries à son sujet, animées par des Japonais au jugement très sûr, je comprends fort bien que des professionnels du cinéma aient été titillés par le langage cinématographique inhabituel auquel nous convie OGIGAMI Naoko, d’autant plus qu’il s’agit d’une comédie. Quant aux amateurs… ils me demanderont pourquoi parler d’un film qui n’est pas encore distribué en France, qui n’a fait l’objet que d’une présentation à la Maison de la culture du Japon à Paris (en 2010), et qui semble offrir de si redoutables difficultés.

       Au lieu de commencer par l’intrigue, je voudrais insister d’abord sur la qualité esthétique de la photographie, des couleurs, des reliefs, des prises de vue centrées sur tel ou tel objet, la réussite des plans fixes et dynamiques. Peu de longs métrages entretiennent des rapports aussi étroits avec l’art photographique, et à vrai dire, cette composition d’images souvent dénudées constitue un fil rouge pour la compréhension du film. Si la cinéaste a effectué un tel travail sur la qualité de l’image, avec une préférence pour les sujets naturels – plage, mer, digue plantée sur du vert bleuté, broussaille, chemin perdu, cour de l’hôtel décorée par des plantes –, ces choix traduisent une préoccupation qui a partie liée avec le sens même du film, comme on va le voir.

       De l’intrigue, il n’y a presque rien à dire. Megane raconte l’histoire d’une jeune femme, Taeko (finement jouée par KOBAYASHI Satomi), qui décide de prendre des vacances dans une île japonaise très peu fréquentée, mais véritablement paradisiaque. On la voit séjourner dans un hôtel, sorte de pension moderne sans étage et sans autre client qu’elle-même, au bord d’une mer bleu turquoise. Elle fait la connaissance de Yuji (MITSUISHI Ken), l’unique employé, et de son chien Koji. S’impose régulièrement à elle une curieuse petite femme, Sakura-San (interprétée par la très drôle MOTAI Masako), qui passe son temps à servir gratuitement des glaces dans son petit chalet de plage, et partage les repas de l’hôtel. Elle fait aussi la connaissance de l’impertinente Haruna (ICHIKAWA Mikako, mannequin réputée au Japon), professeur de collège qui arrive toujours en retard à l’école. Elle décidera de revenir l’année suivante.

    Il faut être japonais pour concevoir un sujet apparemment si peu consistant, aussi anti-hollywoodien. Mais si l’on veut bien quitter le regard ordinaire, et entrer dans la catégorie des « films d’art », on se rend compte qu’il y a de l’art du thé, du coup de sabre, du haïku, dans tout cela. Je veux dire – en me référant au grand D.T. Suzuki – que le bouddhisme zen parle dans ce film. Et qu’il s’y fait aimer. Que l’on regarde par exemple le gros plan sur les bentos magnifiquement préparés par Yoji, les vues sur la mer léchant la plage, les silences, les absences de dialogue : il semble que le poids du vide s’impose à travers une simplicité qui est un dépouillement du sens, et qui en propose en même temps l’expérience.

    Avec un tel scénario et de tels personnages, on se demande au premier abord à quoi l’on a affaire. Taeko est elle-même interloquée, troublée, parfois même en colère. Elle se rend compte que le petit groupe d’habitants qu’elle rencontre ne se conforme pas aux usages ou à la mentalité ordinaire des vacanciers. L’accueil de Yoji n’a rien à voir avec celui que l’on trouve généralement dans un hôtel japonais. De nombreux décalages comiques surviennent, comme cette lourde valise – image du passé que l’on porte avec soi – que l’hôtelier laisse indifféremment au milieu de la cour, au lieu de la porter dans la chambre de la nouvelle cliente.

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     Si l’on ne tient pas compte de l’imprégnation culturelle du bouddhisme (principalement zen), le film devient incompréhensible, peut-être ennuyeux et fade. L’un des principaux patriarches du Zen, Dogen Zenji, n’affirmait-il pas « Culture et Eveil sont un » ? Ce long métrage en est alors la confirmation. Il faut convenir que OGIGAMI Naoko utilise nombre de symboles et de sous-entendus qui demandent un certain effort de déchiffrage, en contraste avec l’esthétique de la simplicité qu’elle défend. On donnera ici quelques clés possibles.

     Se terminant par –ji, les noms de Koji et du chien Koji évoquent des temples : séjourner dans cet hôtel-pension, c’est résider dans un temple. On se rend compte que Taeko est une femme qui, en vacances, solitaire, cherche à fuir sa vie (celle qu’elle mène probablement dans une grande ville). Peut-être professeur d’université – un étudiant l’appelle constamment « Sensei », mais elle est peut-être médecin, on ne le sait pas – elle s’imagine pouvoir trouver une forme de distraction par un séjour retiré dans une île, et doit admettre à un moment donné que cette fuite est une figure de la mort. « Hoc se quisque modo fugit », songeait Lucrèce : « c’est ainsi que l’on cherche à se fuir soi-même », par un voyage dans l’espace qui est incapable de modifier l’être ou la personne que l’on est. Les vacances imbéciles, le bourrage touristique sont des formes de fuite où transpire l’inavouable désir de mourir. Tout au long du film, le malheur de la jeune femme demeure dans le non-dit, mais il faut en tenir compte pour comprendre son acharnement à demeurer dans cet hôtel et à se dépasser. Elle sera amenée à trouver la paix alors qu’elle recherchait obscurément la mort. Megane illustre ainsi la même préoccupation que Kamome shokudo – autre film majeur d’OGIGAMI – en évoquant, avec quelle pudeur !, la détresse des femmes japonaises.

« Merci taiso » : exercice matinal de « merci », entre yoga, danse et gymnastique, de nuance comique

      L’idéal de vie de Yuji et de Sakura-San est de faire « tasogareru » : mot quasi intraduisible, qui désigne une forme de contemplation silencieuse où le pratiquant peut saisir l’écoulement du temps, faire le vide en soi, et entrer dans un dépouillement délectable, bien qu’il soit sans objet utilitaire. Dans un premier temps, la jeune femme ne comprend pas elle-même le mot ‘tasogareru‘ ; mais dans la seconde partie du film, elle met en pratique cette cessation de l’activité fébrile à laquelle sa vie urbaine trépidante l’avait habituée. Écrasée par ses problèmes personnels, par l’activité induite par son existence quotidienne, elle entre dans l’inactivité pour se retrouver. Lorsque, dans un premier temps, agacée par cet hôtel, elle tente de le quitter précipitamment, et qu’une péripétie la fait revenir à pied, elle est obligée d’abandonner sur le chemin désert sa lourde valise, comme un fidèle du bouddhisme est censé abandonner ses attaches, ou du moins, le poids de ses désirs. A la fin du film, elle ne tentera pas de récupérer ses lunettes tombées de l’automobile qui la mène à l’aéroport : instruments du désir, les lunettes peuvent être abandonnées.

       Sakura-San renvoie aux cerisiers : ce petit morceau de femme porte leur nom. Elle apparaît au printemps, en avril, et fragile comme une fleur de cerisier au moment de son complet épanouissement, disparaît à la première pluie. Au cours de la scène finale qui se déroule un an après, elle revient suivie de près par l’étudiant Yomogi (KASE Ryo) – dont le nom évoque le mois suivant : mai. Quant à Haruna, son nom comporte « haru », le printemps. Saisons, répétitions cycliques, retours au sein du neuf : là encore, la sensibilité bouddhiste du Japon s’affirme.

MeganeSakuraSan

   Sakura-San est aussi un indice solaire. A plusieurs reprises, elle annonce à Taeko encore à moitié endormie dans son lit que c’est le matin. Les glaces qu’elle sert sans être payée renvoient au partage, à la générosité, à la compassion et à une certaine forme de communion. Mais son activité la plus originale est comme par hasard le « merci taiso », ou « exercice de merci », sorte de gymnastique comique qu’elle anime chaque matin sur la plage avec une petite foule d’enfants et d’adultes. Le nom de cette espèce de danse rythmée emprunte à notre merci français, renvoyant au sens originel de la « grâce », du « salut », voire à celui de la « louange ». Et pour finir, lorsque Sakura-San réapparaît aux dernières secondes du film, avec sa longue écharpe rouge qui lui pend au corps, elle ressemble à l’un de ces Jizo – divinités bouddhiques – que l’on trouve au bord des carrefours et des chemins, dans la campagne japonaise. Elle n’est pas un Bouddha peut-être, mais une présence – parfois enfantine, d’autres fois très sérieuse – de la bouddhéité.

     Nombre de critiques ont aperçu plutôt que compris ce film : ils ont vu que Taeko retrouvait la valeur de l’instant, goûtait enfin le plaisir d’être soi-même, un certain sens de la contemplation, en contraste avec la vie trépidante à l’ère contemporaine. Mais ils ont sous-estimé les emprunts de Megane à des éléments fondamentaux de la culture japonaise, que l’on retrouve aussi bien – ou mieux – dans le Nô, le Kabuki et la littérature. Ces emprunts ne sont jamais lourds, ni ornementaux, ni pittoresques. Répondant à l’inspiration naturelle de la cinéaste, ils apparaissent toujours avec un voile d’humour et même de causticité qui ne tombe pas en méchanceté – aux dépens d’un autre personnage.

       Ces quelques remarques peinent à rendre la poésie généreuse, l’humour et les très belles lignes et couleurs de Megane, l’un des plus beaux films japonais de ce début du XXIe siècle. Elles n’avaient pas pour but de montrer que ce film se présentait comme une illustration volontariste du bouddhisme, comme le ferait une leçon en images, mais qu’avec d’autres éléments caractéristiques du Japon (les cerisiers, et dans un autre ordre, les problèmes liés à la condition de la femme, la question du rythme dans la vie moderne), le bouddhisme nourrissait l’inspiration de la jeune cinéaste. OGIGAMI Naoko s’impose comme une digne continuatrice d’OZU Yasujiro. Sa carrière montante fera parler d’elle immanquablement. On ne peut que déplorer l’absence de Megane dans la programmation des DVD et remercier d’avance la société qui pourrait le faire connaître en France et en Europe.

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