Mizoguchi et l’actrice Sumako

     1947. Après la défaite et des décennies de nationalisme martial, tantôt mesuré, tantôt hystérique, le Japon connaît un appel d’air rouge sang de bœuf : nombre d’acteurs, d’écrivains et de cinéastes proclament haut et fort leurs idées sociales, leurs revendications démocratiques et progressistes, leur communisme, sans saisir en quoi leur élan pourrait profiter aux soviétiques, dont ils parodient et trahissent à la fois le modèle. Le cinéma est alors le réceptacle de revendications étouffées et de conceptions contre lesquelles la police, la censure, les divers systèmes d’espionnage luttaient implacablement pendant et avant la guerre, arrêtant les suspects, assassinant même les militants les plus excités, et mettant sur la touche des artistes jugés rebelles à l’effort de guerre.

       L’après-guerre est l’occasion pour MIZOGUCHI Kenji de revenir sur une histoire plus lointaine du Japon : celle de l’ère Meiji, période fondatrice au cours de laquelle se confrontèrent inspirations progressistes et conceptions nationalistes et militaristes, toutes plus ou moins copiées de l’Occident. Le rythme ancien ayant été rompu, il fallait réinventer le Japon : le hisser au rang de nation moderne et conquérante, ou bien disparaître, risquer de subir l’hégémonie ou la colonisation par les étrangers.

            Par une sorte de rêverie rétrospective, MIZOGUCHI s’intéresse en 1947 à MATSUI Sumako (松井 須磨子, 1886-1919), l’une des principales actrices de l’ère Meiji, et l’une des premières femmes à monter sur scène – comme on le sait, le Nô et le Kabuki attribuent à des hommes les rôles féminins (1). D’esprit libéral et démocratique, elle avait participé au mouvement théâtral Shingeki (« le nouveau drame ») qui, en montant le répertoire européen contemporain (Ibsen, Tchékhov, Gorki, O’Neill, Maeterlinck) en opposition au répertoire traditionnel du Kabuki, cherchait à diffuser chez les spectateurs le sens de l’individu et de la liberté communément partagé par les auteurs européens. Un dessin à la fois politique et ‘humaniste’ s’abritait à l’intérieur de la démarche artistique et de l’ambition proprement théâtrale de cette personnalité anticonformiste, souvent surnommée, avec emphase, « la première femme japonaise du XXe siècle. » Dans le théâtre Shingeki, les acteurs portaient des costumes européens ou russes, mais ils disaient bien sûr leur texte en traduction japonaise, et retrouvaient dans leur interprétation une part du sentimentalisme et du pathétique qui caractérisaient le théâtre traditionnel : une certaine combinaison de japonité et de culture européenne s’y affirmait. Divorcée deux fois, très libre dans sa manière de décider de sa carrière, MATSUI Sumako suivait dans sa vie personnelle la ligne qu’elle cherchait à illustrer dans sa vie d’actrice.

            En 1911, elle avait brillé particulièrement dans le rôle de Nora, dans Une Maison de poupée d’Ibsen, puis dans celui de Katusha, dans Résurrection de Tolstoï. Sa carrière avait connu un tournant décisif avec la rencontre du directeur de théâtre HOGETSU Shimamura, à la fois metteur en scène, romancier, traducteur, fondateur du magazine Shincho Gekkan et professeur d’université (Waseda), l’une de ces grandes figures de l’ère Meiji avides de connaissances, ouvertes sur la culture occidentale, et mues par un idéal humaniste qui était leur façon d’aimer leur propre pays. Tout comme les écrivains SOSEKI Natsume et MORI Ogai, HOGETSU avait séjourné en Europe, de 1902 à 1905, pour en rapporter des études sur de nombreux sujets, comme la sculpture, l’esthétique et le naturalisme, dont il serait l’un des principaux promoteurs. Malheureusement, ce talent protéiforme dont MATSUI Sumako avait fait son héros et son amant, mourut en novembre 1918 de la grippe dite espagnole, la laissant dans une solitude désespérée. Elle mit fin à ses jours le 5 janvier 1919, laissant orphelin le théâtre Shingeki auquel HOGETSU avait fait faire un pas de géant.

            Si MIZOGUCHI s’était illustré dans le film historique avec Les 47 rônins (1941), L’amour de l’actrice Sumako montre en lui un interprète profond – et sans doute partisan – de l’ère Meiji. Mais au lieu de s’intéresser aux guerres civiles qui se poursuivirent après 1868 (ou à des sujets inexplorés, comme la colonisation d’Hokkaido, la guerre avec la Chine), il considère ici des aspects sociaux et politiques de cette époque, mettant particulièrement en valeur le droit des femmes et l’opposition entre la tradition et la modernité. A côté d’une recherche documentaire, peut-être de témoins qui auraient connu MATSUI et HOGETSU, le cinéaste colore et romance la réalité qu’il dépeint. Le film unifie l’aventure théâtrale et le destin amoureux de deux artistes en rupture avec presque toutes les traditions : MATSUI devient une héroïne féministe, et HOGETSU, un moraliste et idéaliste qui n’hésite pas à quitter les siens (son épouse, sa mère et sa fille) pour vivre avec son actrice fétiche et authentifier ainsi sa conception de l’individu. Vu à travers le prisme communisant de 1947, cet épisode de Meiji présente une sonorité assez lourde, à force de démonstration et de volontarisme. Il devient le symbole d’une émancipation que le Japon d’après-guerre aurait à prolonger et à enrichir. MIZOGUCHI dépeint un monde quasiment contrefactuel : il dessine le Japon qui aurait pu exister s’il n’avait pas été minoritaire ni opprimé par les courants dominants, animés par les militaires et les divers nationalismes. Un certain jeu entre le réel et le virtuel, le passé et l’avenir rêvé, forme une trame dynamique de son film.

Mizoguchi
MIZOGUCHI Kenji

            L’Amour de l’actrice Sumako présente donc un double intérêt historique : il nous montre l’introduction du théâtre à l’occidentale au Japon, et témoigne en même temps de la sensibilité politique qui travaille le monde artistique autour de 1946-1947. Si l’on est naïf ou méchant – ou les deux – on dira de ce film qu’il est doublement démodé, et qu’il faut s’intéresser à l’histoire du Japon pour y être sensible. Mais cette œuvre ne passerait pas à la postérité sans l’intensité permanente qui la nourrit, sans l’interprétation prodigieuse de TANAKA Kinuyo, absolument déchaînée dans son rôle de Sumako ! Tout au long du film, il semblerait que cette grande actrice ait été animée par le feu. Elle parvient à une aisance, une vivacité, un dynamisme, une expressivité remarquables, à la fois Jeanne d’Arc, pasionaria, archange de l’Amour, ange-gardien des femmes libres… Sans cette prestation, sans cette présence électrique, le film de MIZOGUCHI serait d’un intérêt moindre, ses aspects démodés ne passeraient pas. On saluera aussi la belle incarnation d’HOGETSU par SÔ Yamamura, que les Occidentaux connaissent surtout grâce à Tora Tora Tora (1970), où il joue le rôle de l’amiral Yamamoto. En contraste avec TANAKA Kinuyo, d’une spontanéité éruptive – en rupture complète avec le cliché de la femme japonaise délicate, timide et parfaitement polie –, SÔ Yamamura se distingue par un jeu mesuré et une composition extrêmement convaincante, où l’utopisme se nuance fréquemment de tristesse lucide. Particulièrement remarquables et instructives sont les scènes de théâtre – du théâtre dans le cinéma – où l’on voit TANAKA Kinuyo et d’autres acteurs jouer le rôle de comédiens en train de répéter du théâtre occidental : la répétition de Une maison de poupée forme une scène d’anthologie.

      Malheureusement pour MIZOGUCHI, la sortie de son film en 1947 fut précédée de très peu par celle du film de KINUGASA Teinosuke (Joyu), également consacré à MATSUI Sumako. Comble de malchance, le rival avait choisi pour le rôle principale celle qui avait été sa propre actrice fétiche : ISUZU Yamada ! Le public préféra le premier film au second. Pour couronner le tout, la presse glosa à propos du couple MIZOGUCHI/TANAKA, en exaltant le parallèle avec le couple MATSUI/HOGETSU, inventant des détails croustillants ou bêtes à leur liaison supposée. Quant aux Occidentaux, ils ont récemment fait le choix de diffuser en DVD le film de MIZOGUCHI en ignorant celui de KINUGASA : la comparaison pourrait être intéressante.

VOIR :
* Kenji Mizoguchi. Les années 40. (Trois DVD avec livret et bonus). Carlotta. 2007.

(1) Plusieurs geishas étaient montées sur scène avant Matsui dans le cadre du théâtre « Shinpa » (comme Chitose Beiha, en 1891), incarnant notamment des héroïnes shakespearienne. En revanche, Matsui Sumako est la première grande actrice du théâtre « Shingeki« , et en ce sens, elle peut être considérée comme la première actrice au sens occidental du terme.

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