L’occitanisme contre les langues du ‘Midi’

Depuis les années 1950, l’Occitanisme a pratiqué un entrisme politique et académique qui explique sa quasi omnipotence aujourd’hui, là où son implantation est la plus vive. Son histoire complète et non partisane reste à écrire : de fait, l’occitanisme désigne non seulement une réalité tangible, mais il correspond aussi à l’un des mythes politiques les plus cohérents et les moins connus, alors que ceux qui en retracent l’histoire, qui étudient son développement, sont presque toujours eux-mêmes des partisans. Les questions linguistiques propres au Sud sont la plupart du temps ignorées dans le Nord de la France, qui réagit trop souvent de façon répulsive, sur un autre plan, en ignorant les trésors linguistiques et littéraires des langues intérieures autres que le français, ou en intégrant la notion d’ « Occitanie » comme si cela était indifférent ou ‘folklorique’. Outre les littératures du « Midi », il existe aussi des littératures en breton et en corse : elles possèdent bien des pages dignes d’intérêt ou de passion. Attaché aux langues romanes du « Midi » (tout en étant né au ‘Nord’), je voudrais développer ici les reproches que l’occitanisme me semble mériter, dans l’intérêt même des langues, des parlers, et de tous ceux qu’intéressent la littérature.

Frédéric MISTRAL (1830-1914), l’auteur de Mirèio et de Calendau.

       Mon essai La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures du Sud (Editions du Cerf, 2022) a été bien accueilli en Catalogne (hispanique), dans plusieurs journaux et revues en France, discuté loyalement par Maïté Bouyssy (dans En attendant Nadau), et il a reçu le Prix Bruno Durand de l’Académie d’Aix-en-Provence. Alors que j’ai eu droit sur Internet à des insultes et à des espèces de dénonciations, plusieurs Félibres de Paris acquis à « l’occitan » ont discuté avec moi de la manière la plus courtoise – mon propos ne consistant pas à blesser des personnes, ni à imposer brutalement des vues, mais à faire état de problèmes objectifs, toujours discutables. Or, sur la toile, je suis entré dans le viseur de ‘vigilants’ de cette obédience. Ils n’admettent pas la discussion, ni les divergences, alors que mon livre reconnaît pleinement la valeur littéraire de certaines œuvres écrites en « occitan », quand bien même cette « graphie » ou « écriture » me paraît artificielle et contestable. J’ai insisté sur la richesse de pensée de Robert Lafont et la qualité supérieure de la poésie et de la prose de Max Rouquette – en m’adressant au lectorat francophone, et non pas à des spécialistes, ni aux seuls Méridionaux. Je n’hésite pas à reconnaître la passion, la persévérance, le savoir des occitanistes les plus avisés, leur amour sincère de la langue, leur ambition de partage et de transmission culturelle. Car mon propos consiste à poser des objections et des critiques, et non pas à entretenir de vaines polémiques. Partisans de quelque « écriture » que ce soit, nous sommes tous confrontés vigoureusement à la menace de disparition des langues ‘régionales’, et c’est cet avenir affligeant qui, avec l’amour des mots et des chants, nous réunit.

        Pour aider mon lecteur à comprendre les reproches que j’adresse à l’occitanisme (et encore une fois : les conceptions, non pas les personnes), je développerai une vingtaine de points.

1. L’Occitanie n’a jamais existé en tant qu’Etat, ni comme une nation. Pourtant, la puissance du courant occitan s’affirme notamment dans la diffusion du drapeau « occitan », et de la fameuse croix dite « occitane », y compris dans des documents officiels, que ce soit à Toulouse, Pau, Limoges et Dax, comme si ces symboles renvoyaient à un passé commun, source de légitimité politique. En vérité, ces symboles font partie d’une construction identitaire, d’une vision du futur marquée par le volontarisme. L’ironie de cette visée, c’est qu’elle remonte elle-même au XIXe siècle, qui fut l’ère des utopies et des nationalismes. Son mouvement psychologique balance ainsi entre l’utopisme constructiviste et la nostalgie, et bien entendu, le conflit ou la déception vis-à-vis de l’état présent. L’intention unitariste de l’occitanisme est politique ; elle emploie la culture et les savoirs comme des instruments de conquête. Ancré dans les mythes politiques du XIXe siècle, l’occitanisme n’a pas encore pris conscience de ses illusions, encore moins des enjeux qui se présentent en ce début du XXIe siècle.

2. L’ « occitan » est une reconstruction archaïsante du languedocien central, mise au point au début du XXe siècle par Antonin Persbosc et Prosper Estieu, puis développée par Louis Alibert, dans une Grammaire occitane expressément réservée au seul languedocien. C’est après 1945, dans une optique nationaliste combinée avec des attendus marxistes, que les Occitanistes (à l’intérieur d’organes tels que les Instituts d’Etudes Occitanes) entreprirent de soumettre toutes les langues ou dialectes aux principes d’écriture de l’occitan. Il s’agit d’une démarche volontariste et verticale, produite principalement par des professeurs d’Université dont le militantisme ne s’embarrasse généralement pas de l’éthique scientifique. De nos jours, la mise en occitan (appelée abusivement « normalisation » ou adaptation à la « langue classique ») est proposée par des sites Internet, des associations et des ouvrages de qualité, mais qui induisent leur public en erreur. Le ‘code graphique commun’ que revendique l’occitanisme ne se limite pas, en effet, à des principes orthographiques. Ce ‘code’, fort complexe, affecte la morphologie, le lexique et parfois même la syntaxe, de telle sorte que le dialecte (ou la langue en question) se trouve relativement modifié et transformé, et que la variation dialectale n’est que partiellement respectée.

3. Influencé par le principe des nationalités, Frédéric Mistral (1830-1914) a rêvé d’un Midi allant « des Alpes aux Pyrénées », auquel le dictionnaire (Le Trésor du Félibrige) a conféré une assise. Mais en dépit de cette vision typique du romantisme, Mistral fut d’abord et avant tout un provençaliste, pour ne pas dire un provençaliste rhodanien, qui s’est toujours tenu à l’écart de la tentative de Perbosc et Estieu, très minoritaire à son époque. Mirèio, Calendau, Nerto, Lou Pouèmo dóu Rose présentent une géographie avant tout provençale, comme si le rêve d’unité du Midi ne constituait pas la matière fondamentale de ses plus grands poèmes. C’est parce que Mistral fut d’abord provençaliste (et que la graphie mistralienne indisposait de nombreux auteurs languedociens, preuve de leur spécificité) que la concurrence sur le plan de la graphie est née en Languedoc, vieux rival de la Provence. Les solutions graphiques qu’il proposa avec Joseph Roumanille ont exercé une influence dans les autres territoires du Midi, mais n’ont jamais constitué des programmes imposés. Comme cela a été maintes fois démontré, la graphie mistralienne est beaucoup plus respectueuse des langues non-provençales du Midi – ce dont témoigne Le Trésor du Félibrige lui-même. Cependant, Mistral a dû constater lui-même que sur le plan linguistique, ce rêve d’unité se trouvait contredit par la spécificité d’une langue comme le gascon. La formule poétique « des Alpes aux Pyrénées », légère comme un rêve, n’a jamais conduit Mistral à définir un projet politique et juridique précis. Le « Sage de Maillane » n’était ni un philosophe politique, ni un homme politique. L’idée qu’il a le plus affirmée était celle du fédéralisme (pour la France tout entière). On ne s’est jamais demandé comment Mistral pouvait combiner son rêve d’unité « des Alpes aux Pyrénées » avec l’idée de fédération, qui implique des différences et des autonomies de degrés divers. Autant le doux rêve de Mistral est excusable par le contexte, autant sa reprise et sa systématisation par le courant occitaniste d’après 1945 paraissent anachroniques, comme si l’on avait pu refaire le romantisme après la guerre.

4. En effet, depuis plusieurs siècles (et sans revenir sur les processus historiques des rattachements à la France), le Midi comportait (pour simplifier) les langues suivantes : le provençal, le gascon, le languedocien, le catalan, l’auvergnat, le limousin. On peut les nommer langues ou dialectes indifféremment, puisque aucun critère linguistique ne permet de distinguer ces deux termes. Evidemment, la géographie et la grammaire (au sens large) de ces langues (parlées et écrites) ont varié au cours du temps ; les lexiques, les tournures, la phonétique etc., ont connu des variations, et leurs noms mêmes ont rencontré des changements considérables au cours du temps. Au cours du XIXe et du XXe s., la notion de « langue d’Oc » fut employée indûment, comme un piège préparant la notion d’ « occitan », ou bien de façon métonymique, généralisante, sans remise en question de la pluralité des langues (il s’agissait évidemment d’une approximation, d’une facilité fallacieuse). Le fait que ces langues aient produit des littératures de valeur suffit à démontrer leur dignité culturelle et la nécessité de leur transmission.

5. Il découle de ces constats que l’espace méridional ne possède pas une langue unique qui serait composée de dialectes. La « langue d’Oc » au singulier, « l’occitan », équivalent à de véritables monstres, ou du moins, à des homogénéisations forcées. Ces expressions découlent d’un volontarisme utopique qui vise à produire une unité politique et linguistique à construire. Il vaudrait mieux parler, au pire, de langues d’Oc (au pluriel) ; au mieux, de langues romanes du Midi. Le fait que des versions occitanisées du provençal, du gascon, et autres langues, aient été répandues (par des chartes, des cours et des manuels) ne signifie pas que de telles démarches ne posent pas problème au regard des spécificités des langues et des enjeux littéraires. Le constat de cette pluralité linguistique est partagé aussi bien par des écrivains que des professeurs d’université : il est inexact que la doxa occitaniste fasse l’unanimité. Un tel consensus n’a jamais existé. Il n’existera jamais.

6. Le XIXe siècle a répandu le mythe d’une koinê, c’est-à-dire d’une langue littéraire unique, dont l’œuvre des troubadours aurait fourni l’illustration. Il s’agit en effet d’un mythe, auquel des occitanistes m’ont reproché de n’avoir pas succombé. Ces adeptes d’une croyance ignorent donc les progrès de la philologie de la fin du XXe siècle : l’unité de la langue des troubadours correspond à des « idées constitutives d’une tradition propre à la partie méridionale de la France. » (J.P. Cambon). Pour Robert Lafont lui-même, « il était difficile déjà de discerner une norme chez les grands troubadours. Sur cette norme, la science moderne fait peser l’immense réserve de la tradition manuscrite. » (1) L’un des plus grands spécialistes reconnus des traditions manuscrites des troubadours, Patrick Zufferey, a démonté lui aussi ce « mythe de la koinê originelle ». Sur ce point, le discours occitaniste se trouve déstabilisé : il lui importe d’utiliser cette croyance en une unité antérieure (qui n’aurait d’ailleurs affecté que l’élite des lettrés) pour assoir son projet politique utopique, comme d’un retour aux sources, une correction permettant d’effacer sept siècles de prétendue division. A la limite, pratiquer « l’occitan », ce serait se faire héritier des troubadours et faire revenir un âge d’or.

7. Le ‘Midi’ n’a jamais offert le tableau d’une langue unique, variée en ‘dialectes’. Les parentés et les liens entre les langues du Midi existent évidemment, mais pas au point où le conçoivent les occitanistes. De fait, comme le montrent les travaux de Philippe Blanchet (après ceux de Louis Bayle, Charles Rostaing, etc.), le provençal n’est pas de « l’occitan ». La même démonstration concernant le gascon a été faite par Jean Lafitte et par Guilhem Pépin. Les catalanistes refusent absolument de voir leur langue traitée comme de l’occitan (on lira, en catalan, La Il.usió occitana d’August Rafanell (2006)). Pour le limousin, l’historien Maurice Robert tient à la singularité de cette langue, qu’il a illustrée dans le Nouveau Dictionnaire français-limousin (2020), en adjoignant aux mots limousins leur traduction occitanisée, marquant bien les différences. L’Auvergnat Pierre Bonnaud s’est battu pendant des décennies pour proposer des solutions graphiques en conformité avec le génie arverne, en rejetant celles des occitanistes. Majoritaires ou minoritaires, les réactions à l’hégémonie occitaniste sont présentes à travers tout le Midi, un Midi rebelle à l’unitarisme et à l’exclusivisme. Les débats furent parfois houleux, déchirés et déchirants, et d’autres fois, plus apaisés, tâchant d’équilibrer la fermeté et la courtoisie. Malgré ces contestations permanentes (elles remontent aux débuts de l’occitanisme), le discours occitan se prétend victorieux, triomphant, et ternit volontiers les récalcitrants et les contradicteurs, tant s’y mêlent les intérêts personnels. Il profite largement de l’ignorance d’une large partie de la population sur un sujet complexe qui demande de la rigueur.

8. Concernant le gascon, il serait utile et urgent de publier la thèse de Jean Lafitte (chercheur qui vient de nous quitter) : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (2005). Manifestement, de nombreux occitanistes rejettent cette thèse sans l’avoir lue, ou bien sans en reconnaître les nuances, ni la portée scientifique. De fait, si le gascon ne peut pas être reconnu comme un domaine de « l’occitan » ou un dialecte de « la langue d’Oc », la conséquence est catastrophique pour la vision unitaire de l’occitanisme. De même, la récupération des auteurs gascons par l’occitanisme constitue un objectif vital, et des plus difficile à atteindre. Or, d’Edouard Bourciez à Kurt Baldinger et à André Martinet, de Miquèu de Camelat à Simin Palay, le gascon apparaît comme une langue relativement distincte de « l’occitan » (et du languedocien central), particulièrement le gascon le plus ‘pur’ – celui du Béarn et des Landes. Plusieurs auteurs occitanistes ont dû reconnaître la forte personnalité du gascon. Par exemple, dans un Rapport rédigé en 1972, Pierre Bec considère le gascon comme « très proche, mais spécifique, au moins autant que le catalan. » Robert Lafont constate (en 1983, revue Amiras, n°6) que si « le catalan n’est pas de l’occitan, le gascon n’en est pas non plus. » Les inspirateurs de l’occitanisme moderne se sont trouvés eux-mêmes contraints d’admettre cette différence irréductible : que dire alors des deux plus grands poètes gascons de la première moitié du XXe siècle, Camelat et Palay ? Ils ont toujours écrit en gascon, soit en s’inspirant des principes d’écriture de Vastin Lespy, soit en recourant à leurs propres solutions, qu’ils ont eux-mêmes fait évoluer. Simin Palay a bien tenté d’adopter la graphie occitane (pour l’essayer), mais il s’est détourné aussitôt de cette fausse bonne solution. Quant à Camelat, il dit pis que pendre de cette codification dans sa correspondance avec son ami André Pic. On comprend dès lors pourquoi une linguiste comme Josianne Ubaud écarte presque entièrement le gascon de son apologie de la langue occitane (« Occitan… et graphie ‘archaïque’/Langues d’oc… et graphie ‘moderne’ », 2017). Si le gascon n’est pas véritablement de l’occitan, toute sa thèse unitariste tombe en poussière. A rebours de l’unitarisme proclamé par l’occitanisme, Bernard Manciet a écrit L’enterrement à Sabres dans un gascon ultra-dialectal : il a démontré par là que la valeur d’une œuvre était relativement indépendante du nombre de lecteurs immédiatement familiers de la langue dans laquelle elle a été écrite.

Simin Palay (1874-1965), l’auteur de l’extraordinaire Dictionnaire du béarnais et du gascon moderne. (1934)

9. L’idéal d’intercompréhension régionale qui anime l’occitanisme se heurte à la réalité, surtout en dehors des espaces limitrophes, où les langues ont tendance à s’influencer. Comme le note Philippe Blanchet, « il y a entre béarnais, auvergnat et provençal davantage de différences qu’entre portugais, espagnol et catalan. » (2) Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existerait pas des similitudes et des rapports (lexicaux, syntaxiques), des influences et des échanges : de la même façon, un Français et un Italien peuvent se comprendre un peu ou beaucoup en fonction du contenu, de la situation de communication, etc. Ensuite, l’expérience montre que les Gascons lisent très peu les Provençaux, et inversement. Jean Lafitte a fait plusieurs fois l’expérience de conversations en béarnais avec des Toulousains, où ces derniers comprenaient de travers ce qu’il disait. L’intercompréhension à l’écrit relève du vœu pieux, et témoigne de surcroît d’un contresens : le but en littérature n’est pas de lire tous dans la même langue, mais d’apprécier la langue d’écriture. En outre, cet idéal d’intercompréhension est paradoxal : la fonction d’une langue n’est-elle pas d’abord d’assurer la communication entre les personnes résidant sur le territoire qui l’a fait naître ? de partager entre les habitants des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des plaisanteries qu’elle peut susciter ? A ce compte, on pourrait créer une « hyper-langue » entre Français et Anglais pour favoriser la communication entre la Grande-Bretagne et la France… Par ailleurs, il se trouve que l’intercompréhension régionale est déjà assurée (et plus que largement !) par le français ! Enfin, si cette intercompréhension a eu une existence historique dans le Midi, il faut reconnaître que cela fut la qualité du provençal.

10. L’occitanisme contribue au déclin des langues et parlers du Midi. Après avoir médit des « patois » ou langues intérieures, le linguiste Albert Dauzat est revenu sur ses positions, et a compris à quel point le travail des occitanistes se révélerait destructeur : il écrit en effet que l’école de Toulouse « a préféré poursuivre la chimère d’une unité irréalisable en masquant le morcellement dialectal sous une orthographe médiévale. Par là, on éloignait le peuple de la littérature félibréenne en la rendant difficile à lire. On l’a éloignée encore davantage en s’écartant de la langue vivante : plus les parlers ruraux s’altèrent et s’imprègnent de français, plus les poètes occitans, par réaction, remontent aux sources historiques de la langue et donnent dans l’archaïsme. » C’est ainsi qu’une préciosité littéraire s’est incrustée peu à peu dans un certain nombre d’œuvres « occitanes », en s’éloignant toujours plus de la pratique (lecture, oralité) des habitants. La tendance au sabir savant constitue une dérive à l’intérieur de la littérature écrite en « occitan » – complaisance, fuite en avant peut-être désespérée de l’écrivain face à la disparition de sa langue d’expression. Plus grave, les jeunes qui apprennent avec bonne volonté le gascon occitanisé, le provençal occitanisé ou le limousin occitanisé communiquent plus ou moins difficilement avec leurs aînés, qui s’expriment d’une manière plus traditionnelle, plus autochtone et plus authentique. Ils apprennent une langue refondée, modifiée (issue des livres), qui n’est pas celle des locuteurs naturels les plus proches d’eux. J’ai constaté cette fracture générationnelle en parlant avec des membres de l’Institut Béarnais et Gascon de Pau, qui déplorent l’impasse où conduit l’apprentissage du béarnais occitanisé, qui ne correspond pas au béarnais parlé et transmis. Loin d’être plus « moderne », l’occitan affirme une position exactement réactionnaire, et même passéiste. Plus comique, les Béarnais occitanistes parlent entre eux le béarnais authentique dès qu’ils se rencontrent, alors qu’ils défendent à l’écrit le béarnais occitanisé – sorte de schizophrénie linguistique –, qui s’avère de plus en plus infécond sur le plan littéraire.

11. La doxa occitaniste observe que les locuteurs naturels parlent le « patois », et que bien souvent, ils en ignorent la grammaire écrite. Il conviendrait d’abord de nuancer une telle estimation, en admettant qu’au XXe siècle, le développement des littératures du ‘Midi’ et les ‘renaissantismes’ ont familiarisé une large partie des populations avec l’écrit, à des degrés variés. Que ces locuteurs pratiquent à l’oral leur « patois » et qu’ils aient à recourir en fin de compte à un modèle abstrait et relativement extérieur (sauf au Languedoc) comme le code occitan instaure un hiatus avec ce « patois ». « Vous ne savez pas comment écrire en limousin ? je vais vous l’enseigner avec du languedocien archaïque. » « Vous habitez Orange ? Je vais vous apprendre à mettre des [a] à tous les mots provençaux féminins, comme on le fait en Languedoc et parce que cela s’est déjà vu en Provence il y a quelques siècles. » Les langues du Midi peuvent fort bien s’écrire à partir de leurs propres trésors, au lieu de se soumettre à un carcan qui les déforme. Comme le montre bien l’exemple du Béarnais Miquèu de Camelat, une certaine unification ‘graphique’ n’était tangible en réalité qu’entre ce que nous appellerons les « modèles dominants » (« le gascon », « le provençal », « l' »auvergnat) et les sous-dialectes. On aurait pu imaginer en effet que dans chaque ‘province’ (mot dont la définition n’est d’ailleurs pas évidente, surtout pas monolithique), le modèle linguistique dominant inspire sur le plan de l’écriture ce que l’on appelle les sous-dialectes. Inspiration, proposition, et non pas contrainte, ni même « évidence ». Ces formes d’unifications souples et adaptées au réel ont d’ailleurs été appliquées au cours du XXe siècle. C’était là, à mon avis, le maximum d’unité ou d’unification que l’on pouvait raisonnablement attendre ou comprendre, sans que cela représente un impératif sur le plan strictement littéraire : qu’un poète de Laruns écrive un peu différemment d’un poète d’Oloron ne ferait pas trembler les Pyrénées. L’échec relatif du provençal maritime (Marseille et ses environs) est de n’avoir pas su stabiliser son écriture, pourtant illustrée par d’excellents poètes et romanciers, alors que ces auteurs recherchaient visiblement une forme d’écriture qui, à l’intérieur de l’espace provençal, se distingue (légèrement, mais suffisamment) du rhodanien. En tant que lecteur et critique littéraire, je ne vois aucun inconvénient à lire du provençal maritime (en version originale) : mon mistralisme n’en souffrirait pas.

12. Véritable république des professeurs, et république à l’intérieur de la République, les Occitanistes ont investi les universités, certaines académies et institutions. Ils possèdent un pouvoir politique, financier et social considérable, qui mériterait d’être étudié par des historiens et des sociologues indépendants. Non contents de cela, ils pratiquent une politique d’intimidation, de mise au pilori et d’exclusion. L’auteur limousin ou provençal qui s’aviserait d’écrire dans sa (vraie) langue, et refuserait de s’adapter à la « graphie occitane » (laquelle implique bien d’autres modifications que celle de l’orthographe) met en danger sa carrière. Cet auteur encourt le risque d’être acheté : sans s’être concertés nécessairement, tel occitaniste lui proposera un poste, tel autre, de l’argent. Des candidats à des postes universitaires liés à la « langue d’Oc » peuvent être rejetés s’ils n’expriment pas d’abord leur allégeance occitaniste : en interne, ceux qui reçoivent les candidatures sont des professeurs d’université qui sont eux-mêmes des militants. Le respect d’autrui m’interdit de citer les chantages, les formes d’intimidation et de séduction qui sont couramment pratiqués dans le Sud de la France, et dont on m’a donné bien des exemples précis. Dans certaines publications, mais aussi sur Internet, la qualité scientifique ou simplement intellectuelle est niée chez ceux qui émettent des réserves ou des critiques vis-à-vis de « l’occitan » : il ne peut s’agir que d’amateurs, de menteurs ou de personnes de mauvaise foi. Des ‘veilleurs’ s’affirment constamment sur Wikipedia (3) et sur Internet, pour modifier dans leur sens les articles déjà écrits, et pour en rédiger qui correspondent à leurs vues militantes. Il n’est pas besoin de ‘complot’ pour cela : une simple avidité identitaire, l’impatience de la domination, l’intérêt personnel suffisent à générer de tels comportements. L’article « occitan » de Wikipedia est rédigé et enrichi par des rédacteurs engagés qui ne craignent pas de déformer l’histoire (en utilisant indûment le mot ‘occitan’ ou ‘langue d’Oc’ pour des périodes où le premier terme n’existait pas ou quasiment pas, et où le second désignait en réalité un territoire : celui du Languedoc, où présentait un sens purement métonymique). Il s’agit d’une relecture téléologique de l’histoire, destinée à assoir l’unité de « l’occitan » divisé en « dialectes » : la science au service de l’imagination… et Wikipedia, au service de l’occitanisme.

13. La tendance exclusiviste de l’occitanisme consiste à réécrire en occitan toutes les œuvres d’importance qui sont apparues dans le Midi. C’est ainsi que – contre sa volonté –, les éditions occitanisées de Mistral ne comportent pas le texte original, comme si celui-ci avait été fautif ou déficient ! Mirèio est transformée en Mirèlha, Lou Pouèmo dóu Rose, en Lo Poèma dau Ròse, etc. C’est un peu comme si l’on réécrivait en calabrais le toscan de Dante, ou en lombard, les romans d’Italo Svevo. Comme l’a montré le romaniste Jean-Pierre Chambon, certaines éditions du Rouergat Jean Boudou (admirable prosateur) ont été réécrites par des mains occitanistes anonymes, parce que cet auteur ne se conformait pas suffisamment aux normes définies par les IEO (Instituts d’Etudes Occitanes). L’occitanisme ne tolère pas les lois de la philologie, qui président en principe à l’édition des textes (4). Au lecteur novice, on rappellera que le plus grand poète provençal du XXe siècle, Max-Philippe Delavouët (1920-1990), s’est exprimé dans le provençal parlé et écrit en Provence, qui était celui de Mistral. (Ses œuvres ont été publiées chez José Corti). Et tout près de lui, Sully André-Peyre et Jean Calendal Vianès. La littérature provençale la plus rayonnante et la plus reconnue au XXe s. et en ce début de XXIe siècle n’a guère besoin d’une traduction dans une langue artificielle et septimanienne.

Pour montrer en quoi consiste l’occitanisation d’une langue, nous donnerons successivement ici un extrait de Beline de Camelat (1899) et le même extrait en version occitanisée – c’est le béarnais, langue d’Henri IV, qui est ici visé.

a) « Cap au hoec aquet mounde en aròu se birè.

La sale-bache qu’ère oundrade

Coume ue siéte  fresc lambrade.

Dab la crouts au capsè, que s’hasén bis à bis

U pa de lheyts de rouye rase,

Au capserou coulou de brase. » (Chant II, version originale).

b) «  De cap  au huec, lo monde en aròu que’s virè.

La sala baisha qu’èra ondrada

Coma ua sieta fresc lambrada.

Dab au cap ua crotz, que’s hasèn vis-à-vis

un par de lheits de roja rasa,

au capceron color de brasa. » (Chant II, version traduite en 1962 par Pierre Bec, Robert Lafont, révisée par Eric Gonzales et Jan Lóis Lavit).

On voit bien que les changements effectués ne sont pas purement orthographiques, et qu’ils comportent des éléments phonologiques et morphologiques.

L’ouvrage de référence pour apprendre le béarnais. « En daban ! »

14. L’occitanisme a inventé des concepts discriminants, comme celui du « séparatisme » ou du « sécessionnisme ». Cette accusation est habile dans la mesure où le lecteur francophone peu au courant de ces questions pourrait imaginer que ce mot renvoie à des personnes qui nieraient leur appartenance à la France – un comble ! Le « séparatisme » en question désigne en réalité celui ou celle qui n’admet pas la théorie selon laquelle le Midi ne connaîtrait qu’une langue variée en plusieurs dialectes. Une telle personne est coupable de trahison (vis-à-vis de l’occitanisme). Il est facile de retourner cette accusation, et de lire dans le discours occitaniste une tendance nationaliste (certain disent : ‘nationalitariste’) nourrie (cette fois) d’hostilité à la France ‘du Nord’. S’il faut en croire ces militants, les Français du Midi ont donc pratiqué pendant des siècles le « séparatisme » : ils se sont séparés d’une unité qui, à vrai dire, n’a jamais existé, ou pas autant que le voudrait le parti occitaniste. En vérité, le Midi n’est pas « divisé » et il ne peut pas être vraiment question de « séparatisme » : le gascon, le languedocien, le provençal, le catalan, l’auvergnat et le limousin (pour prendre des catégories nécessairement conventionnelles) sont d’abord des faits, des phénomènes linguistiques attachés à des territoires. Il s’agit de branches sorties de l’ensemble roman ou latin, avec des spécificités qui les distinguent plus ou moins nettement – et qui valent la peine. Par exemple, l’apport aquitain est bien plus affirmé en gascon qu’en languedocien. Ces distinctions tendent à se réduire dans les espaces limitrophes : le gascon de Toulouse peut se faire bien comprendre du Toulousain parlant le languedocien, mais là où le gascon est le plus gascon (celui du Béarn ou des Landes), il en va autrement. Selon Pierre Bonnaud (linguiste spécialiste de l’auvergnat), les différences entre les langues romanes du Midi sont plus importantes que celles qui distinguent les langues scandinaves. Cette diversité constitue une richesse humaine irremplaçable, et non pas un danger redoutable.

15. L’expression : « langue classique » induit également en erreur. La langue en question (définie par sa graphie archaïsante) ne remonte qu’au début du XXe siècle (ou à la fin du XIXe siècle, si l’on remonte à la tentative de Joseph Roux). Il vaudrait mieux parler d’une langue archaïsante ou reconstruite, ou encore d’une langue utopique, mais les expressions « langue classique » et « graphie normalisée » accréditent l’idée qu’il s’agirait d’une référence commune, qui justifierait une dignité académique. De fait, cette référence est surtout réclamée par des Languedociens (inventeurs de « l’occitan ») : elle ne prévaut ni en Provence, et n’a conquis que partiellement la Gascogne.

16. L’accusation de francisation : la théorie selon laquelle « l’occitan » permettrait de regagner la pureté autochtone rencontre bien des contradictions. Tout d’abord, il paraît singulier de voir autant d’attachement à une vision aussi réactionnaire, puisque ce sont surtout des progressistes qui se disent favorables à un retour en arrière, comme si, tout d’un coup, une loi d’évolution admise par ailleurs devenait condamnable sur cette matière. Ensuite, les évolutions des langues en question sont plurielles, et ne correspondent pas toujours à des francisations. Le fameux ‘o’ provençal, qui fait rire ou rugir les occitanistes, se distingue aussi bien du français que de « l’occitan ». Ils marquent peu de respect à l’égard des œuvres de Mistral, Aubanel, Joseph d’Arbaud (et vont jusqu’à dénoncer ce qu’ils appellent avec ironie « le droit au chef d’œuvre ») qui pratiquent naturellement le ‘o’ (‘fiho’, ‘cabro’, ’boutigo’…). Les Occitanistes font tort, en outre, à la langue française, en la considérant a priori comme une ennemie ou une adversaire, alors que le français est aussi une langue romane – qui a su s’enrichir à l’occasion de mots provençaux, languedociens et gascons. La pénétration du français dans les langues locales demande bien sûr une mesure, toujours difficile à définir en détail et à stabiliser. Face à l’invasion excessive des mots français dans la langue béarnaise, Miquèu de Camelat n’eut pas besoin de recourir à « l’occitan », dont il a vu (avec méfiance) l’essor : les lexiques béarnais et latin lui ont suffi amplement pour contrer cette tendance. Il faut lire les articles que ce grand poète et critique littéraire intelligent a rédigés pour la revue Reclams : il s’agit de véritables modèles linguistiques appliqués à la prose courante. En témoignent également ses chefs d’œuvre épiques : Beline (1899) et Mourte e Bibe (1920). De nos jours, Jean-Marie Puyau travaille à enrichir le béarnais des mots dont il a besoin pour désigner des réalités contemporaines (techniques, scientifiques, etc.). De fait, la créativité lexicale constitue un aspect de la dynamique d’une langue (sans qu’il soit nécessaire d’un autre côté d’abandonner tous les usages anciens).

17. Bien sûr, chacun est libre d’écrire comme il l’entend, la valeur littéraire (et dans une certaine mesure, philosophique et morale) d’une œuvre formant le principal critère de jugement. Il est compréhensible intellectuellement que la solution occitaniste puisse exister, et qu’elle paraisse attrayante auprès des estrangié, qui ignorent les problèmes dont nous traitons ici. Ses adeptes ont le droit de la défendre, de la même façon qu’il est permis de pratiquer l’espéranto et le kirghize. En revanche, il paraît inique d’exclure ceux qui partagent un point de vue différent, et qui voient une impasse et un artifice dans l’hypothétique « langue occitane. » Je ne pense pas ici à ma modeste contribution d’essayiste, mais aux écrivains gascons, provençaux, limousins et auvergnats qui préfèreraient suivre un autre chemin que celui qu’encouragent les occitanistes. Des vocables discriminants et dépréciatifs sont couramment employés contre eux : ils subissent parfois l’exclusion et le dénigrement.

18. L’occitanisme exerce une pression injuste sur ceux qui défendent leur langue à partir d’un point de vue différent de lui. En Provence, les Provençalistes sont heureusement majoritaires, étant bien défendus par le « Collectif Provence » et par une partie du Félibrige. Le rectorat de Provence Alpes Côte d’Azur reconnaît le provençal comme la langue ‘régionale’ de la Provence – il convient de saluer ici le beau travail du Recteur de l’Académie Aix-Marseille, M. Bernard Beignier. En Gascogne, l’Institut Béarnais et Gascon fait preuve d’un dynamisme extraordinaire, que François Bayrou s’emploie à bouder, mais que soutient le département. Cet Institut publie chaque année des œuvres en béarnais (le vrai béarnais, non occitanisé), qui sont fort réussis, comme Brémbes e brigalhs de Philippe Labrouche (2022) et Lou gran pî au bounét (2022), du jeune et courageux Florian Escouteloup, écrivain prometteur et déjà plusieurs fois primé. Fondé il y a vingt ans, « l’IBG » édite non seulement des livres, mais aussi des ouvrages de grammaire, des méthodes et des livrets de chants pour apprendre le béarnais. (Son site FB apporte un régal de paysages, de belles vaches, de vrais bérets, avec des ouvertures sur la langue, l’histoire, les concerts…). A Pau et à Paris, il dispense un enseignement de qualité auprès des Béarnais comme de tout curieux, et il publie périodiquement En daban – La Hoélhe de l’IBG. Il paraît très dommage qu’à cette association, vivante et attractive, ne soit toujours attribué aucun local, aucune maison, à Pau ou ailleurs (elle compte en effet 300 adhérents et plus de 6000 sympathisants). Il n’existe aucune raison littéraire et linguistique pour que les institutions, l’Etat, les organismes régionaux et départementaux, les municipalités ne soutiennent pas ces auteurs et ces associations, sauf à tomber dans un favoritisme et un esprit partisan qui entrent en conflit avec la neutralité de la loi, et avec une partie de la population elle-même. Ce déficit démocratique est notamment dénoncé par Jean-Pierre Richard et Philippe Blanchet.

19. Il n’est pas acceptable que les projets officiels de défense des « langues régionales » (Charte européenne) et les lois déjà votées (Loi Molac), ne reconnaissent que « l’occitan », voire « l’occitan, langue d’Oc » (comme le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de la Culture), en adoptant ainsi le point de vue occitaniste d’unification et d’homogénéisation. Si les textes officiels étaient impartiaux, ils parleraient de « l’occitan » à côté du provençal, du gascon, de l’auvergnat, du limousin et du catalan. Cette absence de neutralité témoigne de la mainmise occitaniste au niveau de l’Etat et même des institutions européennes, et d’un lobbying efficace. Le devoir de l’Etat est de corriger une telle partialité, en admettant la pluralité des langues romanes du Sud. Elle est le reflet d’une réalité encore tangible, pour quelques décennies tout au moins.

20. L’apprentissage de la « graphie occitane » dans les territoires non languedociens induit une déformation des langues, et non pas seulement une adaptation formelle et neutre, une vague transcription indolore pour la langue considérée. Il s’agit à tout le moins d’un engagement partisan. Cet apprentissage par les jeunes instruit la coupure générationnelle avec les locuteurs naturels, de plus en plus rares. En apprenant (par exemple) le limousin occitanisé, les générations futures n’apprendront pas la véritable langue de leurs ancêtres, mais un limousin reconstruit et élaboré à Toulouse et à Montpellier (du « néo-limousin » ou « limousin occitanisé »).

21. L’occitanisation dans les territoires non languedociens constitue un reniement vis-à-vis des cultures locales, une forme de déracinement, et témoigne d’une forme de colonialisme intériorisé. Elle reflète une perte d’identité et de patriotisme local : pour quelle raison d’ordre linguistique et littéraire un jeune auteur d’expression provençale ou auvergnate devrait-il obligatoirement adopter la « norme » occitane ? Il s’agit en vérité d’un choix politique déjà rappelé ici, qui se nourrit d’utopisme et de nostalgie mythique. Le Béarnais qui écrit « agnescous » (agneaux en béarnais) et non pas « anherons » (en béarnais occitanisé, c’est-à-dire en faux béarnais) exprime son attachement sincère au Béarn ; celui qui préfère « anherons » exprime inversement une appartenance à un ensemble beaucoup plus vaste, qui n’a pour consistance que celle de l’utopie et du mythe, qui infériorise le Béarn et instille une manière de schizophrénie linguistique. Le second ferait le choix d’un héritage qui aurait besoin d’être médiatisé et transformé, au lieu d’être reçu ou accueilli. En outre, comme on l’a dit, ce jeune auteur sera lu bien moins aisément par ceux de ses aînés qui sont encore des locuteurs naturels, et de fait, ne sera que très peu lu en dehors du Béarn (contrairement à ce que qu’affirme la propagande). Alors qu’il présente en apparence de louables intentions (sauver une langue, qui serait une langue une), l’occitanisme instaure une forme insidieuse de déracinement et d’infériorisation. Le jeune auteur auvergnat ou limousin que l’on imagine devrait se sentir obligé de renier la langue encore parlée autour de lui et de s’obliger à la corseter, à l’unifier, à l’emprisonner d’après des règles complexes qui la défigurent ? Il renonce alors au vrai parfum de la langue de son ‘pays’, de sa ‘terre’, ne se donnant pas la chance de s’y épanouir, alors que sa vocation devrait l’y pousser. Comme par hasard, quantité de publications occitanistes parlent avec mépris, condescendance ou distance de ces locuteurs naturels, de ces vieilles gens qui parlent la langue du coin, qui l’ont apprise eux-mêmes de leurs aînés – et non pas dans les dictionnaires et les manuels. Elles traitent avec hauteur la pratique orale (le foyer naturel des langues) et valorisent au contraire l’écrit, où se jouent l’unification, mais aussi des professions, des postes et des statuts. Au lieu de cela, il serait préférable de défendre une saine « écologie des langues », d’entretenir la pluralité et la diversité, dans un monde de plus en plus unitaire, utilitaire et techniciste. La voie de l’uniformisation conduit les êtres humains à l’ennui du Même.

Le « Coupier », pour s’aider à lire, à parler ou à écrire le provençal.

22. La peur de la diversité. La pluralité des langues ou parlers du Midi est d’abord un fait historique et linguistique. Au Japon, l’existence de l’Akita-ben, du Kansaï-ben et des autres dialectes de l’archipel n’a jamais posé de problème comparable, ni inspiré de rêve hégémonique d’une région sur l’autre : il existe au-dessus et avec eux le japonais standard, qui assure la communication entre tous les habitants. Dans le Midi de la France, la situation est certes très différente, étant conditionnée par l’impératif de la langue écrite. Des occitanistes s’ingénient à recenser toutes les occurrences historiques où il fut parlé de « la langue d’Oc » ou de « l’occitanien », etc., sans admettre qu’il s’agit de généralisations et d’homogénéisations, et que ces sortes d’expressions n’étaient pas les plus rigoureuses ni forcément les plus courantes à leurs époques. Autrement, comment expliquer que, pendant des siècles, on ait principalement parlé du « provençal », de « l’auvergnat », du « rouergat », du « gascon » etc. ? L’écolier limousin que met en scène Rabelais n’est pas qualifié d’ « occitan ». Les Essais de Montaigne parlent bien du « gascon » et non pas de « l’occitan » – même constat chez Montluc. En 1565, Pey de Garros a publié ses fameux Psaumes de David viratz en rhyme gascon (et non pas en ‘rimes occitanes’). En 1785, le lexicographe P.-A. Boissier de Sauvages publie un Dictionnaire languedocien-français (et non pas ‘occitan-français’), etc. Pierre Bourdieu tenait lui aussi à cette pluralité ‘naturelle’, et voyait comme un abus l’unitarisme linguistique pratiqué par l’occitanisme. Ce refus de la diversité tient à la peur de ne pas être écouté des pouvoirs publics – comme si un locuteur, un poète ou un lecteur devait vivre dans la dépendance d’un quelconque pouvoir, comme un malade sous respirateur artificiel, ou un homme enchaîné. Ce locuteur ou ce poète est d’abord lui-même, souverain dans son expression, sa décision de lecture et de parole (il n’a de compte à rendre à personne). Mais en vérité, qui cherche donc à être écouté ? Ceux qu’animent un désir de puissance et de domination, ceux qui s’acharnent à parler pour les autres et en dépit d’eux, ceux qui, par mimétisme inconscient, sont animés par le rêve d’unité exclusiviste dont vit le jacobinisme français : ils cherchent ainsi à reproduire par en bas et contre lui le carcan national. L’occitanisme tend à démontrer que le jacobinisme est entré dans les consciences beaucoup plus profondément qu’on le croit en général, et d’une manière toute paradoxale, puisque le ‘Midi’ fut l’une des grandes victimes du jacobinisme révolutionnaire. La passion de l’unité est partout destructrice des langues (il en va ainsi par exemple au Cameroun, où des parlers sont en train de disparaître). Cette peur de la pluralité des langues romanes du Midi entraîne en outre un contresens sur la France, mais aussi sur l’espace roman tout entier. Il faut ajouter que, par manque de temps ou paresse, les pouvoirs publics ont eux-mêmes tendance à ne rechercher qu’un seul interlocuteur (« mettez-vous d’accord, on verra ensuite » est l’argument fallacieux et dangereux qu’on leur présente souvent) : c’est ainsi que le piège se referme. Or, la loi Molac se veut protectrice du patrimoine des langues. Elle devrait inciter toutes les institutions locales et nationales à se fonder sur une connaissance impartiale des langues ‘régionales’, et non pas sur une thèse qui n’a jamais cessé d’être contestée, et qui ne prévaut ni en Provence, ni dans d’autres régions du Midi. En soutenant a priori l’occitanisme, les pouvoirs publics contreviennent à la loi (ou à l’esprit dans lequel elle a été rédigée), dans la mesure où ils affaiblissent la pratique écrite (mais aussi orale) des langues en question, et que la situation sociolinguistique du ‘Midi’ n’est pas vraiment reconnue par eux.

23. La disparition des locuteurs naturels, l’insuffisance de la transmission et de l’apprentissage (particulièrement chez les jeunes) ne résultent pas de l’échec de la « graphie » occitane à s’imposer à tout le Midi. Cette course illusoire est d’ores et déjà perdue. Bien des discours occitanistes sont tendus vers l’espérance de cette unité mythique, comme si cela représentait la clé de tout, l’acquisition d’une liberté plus grande – liberté de qui ? et pour faire quoi ? Ce mythe politique de l’unité a pour résultat de détourner les locuteurs, les curieux, les professeurs, de leurs véritables missions ou vocations, du partage désintéressé qui devrait nourrir l’apprentissage d’une langue romane comme celles qu’offre le ‘Midi’ de la France. Il serait intéressant de mesurer jusqu’à quel point la chape de plomb occitaniste contribue en réalité à détourner les plus jeunes de la langue de leur ‘pays’. Heureusement, des études montrent que la majorité des Gascons se définissent comme des « Gascons » plutôt que comme des « Occitans » (nom qui n’a de valeur, nous l’avons dit, qu’en Languedoc) ; une majorité encore plus grande de Provençaux se définissent comme Provençaux. Et cela, malgré le matraquage, la propagande, les lois partisanes et les systèmes de pression dont les organisations occitanistes sont responsables.

L’Occitanisme a souvent été composé d’auteurs brillants ou remarquables, de Robert Lafont à Max Rouquette, Pierre Bec, et bien d’autres. Ses fondations étant fragiles, ses raisonnements, fondés sur des pétitions de principe et des intentions définies a priori, cette mouvance est minée par ses propres contradictions. Son échec est aujourd’hui patent : aussi talentueux soient-ils, les Occitanistes ne sont pas parvenus à transmettre aux jeunes générations « la langue d’Oc » ou « occitan », comme si la philosophie émancipatrice qu’ils défendaient n’était pas parvenue en profondeur à relier les générations, et que leur nationalisme sortait en réalité des cadres de pensée ou de mentalité qui prévalent actuellement. L’occitanisme n’est pas parvenu non plus à conquérir tous les locuteurs naturels, ni tous les poètes et écrivains du ‘Midi’ : la Provence, la Gascogne en partie, et des ilots de résistance dans d’autres régions, ne sont pas convaincus par lui. Principale source de la littérature du ‘Midi’ depuis Mistral, la Provence signe depuis son apparition l’échec de l’occitanisme, qui, pour l’essentiel, ne passe pas par elle. La transmission a été d’autant moins assurée que fut instruite la fracture générationnelle dont nous avons parlé, et dont l’illusion occitane est pleinement responsable. Les locuteurs naturels disparaissent et ne sont pas vraiment remplacés. La situation ne serait pas aussi dramatique si l’on n’avait pas dénigré les langues ‘naturelles’ ou orales, si l’on avait admis des solutions écrites adaptées aux modèles principaux (« le » gascon, « le » provençal, « l' »auvergnat », etc.), et si l’on avait respecté des solutions graphiques qui avaient fait grandement leurs preuves.

Pour relever un peu l’état des langues menacées du Midi, il conviendrait que ceux qui y tiennent prennent conscience des problèmes et des impasses où l’on cherche toujours à les entraîner, et qu’ils redécouvrent la beauté, le charme de la langue de leur « pays » : langue infiniment estimable (qu’il s’agisse du provençal, du gascon, du languedocien, de l’auvergnat, du catalan et du limousin), qui a donné ses preuves grâce à de grands poètes, langue toujours riche de potentialités linguistiques et littéraires, et qui tisse des liens favorables entre les générations.

Stéphane Giocanti

(1) Cités par Jean Lafitte et Guilhem Pépin : La langue d’Oc ou leS langueS d’Oc ? Pyrémonde, 2009, p. 98.

(2) Philippe Blanchet : À la découverte du provençal. Langue originale, langue menacée. Observatoire de la langue provençale, 2022, p. 25.

(3)https://www.researchgate.net/publication/350603300_Le_secessionnisme_linguistique_sur_Wikipedia_un_tissu_de_fausses_informations

(4) Ce point sera développé dans un article de la Revue des Etudes d’Oc (hiver prochain).

Voir aussi : Stéphane Giocanti : La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures d’Oc, Le Cerf, 2022. Jean Lafitte : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (thèse en ligne, 2005). Michel Feltin-Palas : Sauvons les langues régionales ! (Heliopoles, 2022). Louis Bayle : Procès de l’occitanisme (1975). Edouard Bourciez : La langue gasconne, Editions des Régionalismes, 2020. Philippe Blanchet : « Discours savants, discours militants, l’exemple de l’imbroglio occitaniste et les leçons d’épistémologie des sciences qu’on peut en tirer », Journal des anthropologues, n°120-121, 2010.

Du côté occitaniste : Pierre Bec : La langue occitane, Que sais-je ? 1995. Pierre Bec et Liliane Jagueneau : Per un païs, écrits sur la langue et la littérature occitane modernes (2002). Robert Lafont : Clés pour l’Occitanie (1971).

Pour apprendre le provençal : Apprendre le provençal avec Apprentissage de la vido, par Georges Bonifassi (Tacussel, 2003). Le provençal pour les nuls, par Philippe Blanchet (2011). On pourra aussi lire le journal mensuel Prouvènço d’aro, qui vient de fêter son 400è numéro. Ce journal est entièrement rédigé en provençal et met en valeur la culture de Provence. La Divine Comédie de Dante y est traduite et publiée progressivement dans la langue de Mistral (en feuilleton).

Pour apprendre le gascon du Béarn : Comprendre, parler, lire, écrire le béarnais, Editions des Régionalismes, de Jean-Marie Puyau (2013).

« Lilas rouge » de Reinhard Kaiser-Mühlecker

Les grands livres sont ceux qui savent rouvrir la définition de la littérature. En lisant Lilas rouge (Roter flieder, 2012, traduit en français en 2021), de Reinhard Kaiser-Mühlecker, on constate que cette loi s’applique naturellement à la forme du roman : lorsqu’on l’ouvre, et que l’on se laisse porter par lui, toutes les questions tournant autour de la forme romanesque reviennent à l’esprit, pour nous faire convenir en fin de compte que cet écrivain a su donner au roman sa propre forme, son propre rythme, sa propre langue. Peu importe, alors, que des centaines de milliers de romans aient déjà été écrits auparavant et que les meilleurs semblent avoir épuisé ce genre.

            Grâce aux Editions Verdier, pionnières dans la révélation d’un grand écrivain au public francophone, et à la très belle traduction de M. Olivier Le Lay, ce roman de sept cents pages est publié dans d’excellentes conditions. Ici, je souhaiterais soumettre à mon lecteur quelques impressions de lecture, des éléments d’analyse, sans renoncer à formuler quelques questions pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de réponse.

Kirchdorf an der krems (Photo D.R.)

            La quatrième de couverture, quelques articles – celui de Jean-Luc Tiesset en particulier, dans En attendant Nadeau – m’ont incité à cette lecture, alors que je ne connaissais rien de Reinhard Kaiser-Mühlecker (écrivain autrichien né en 1982), pas même son nom. L’histoire d’une famille paysanne de la Haute-Autriche n’était pas un thème vers lequel j’aurais a priori couru. L’intérêt de l’écrivain pour les personnes ‘ordinaires’ (terme qu’il emploie au cours d’un entretien) m’a tout d’abord fait craindre le pire : quelque roman réaliste ou néo-naturaliste en lien avec l’obscurité du passé nazi de l’Autriche ; ou encore, un récit sous-tendu par une repentance moralisatrice ou politique trop stéréotypée. Jusqu’à la fin, ces écueils sont soigneusement évités.

            Lilas rouge est l’œuvre d’un artiste très conscient de son art. Il nous offre un roman d’une architecture parfaite, comparable en cela aux Buddenbrook de Thomas Mann. Mais au lieu de l’ironie mordante et sans cesse renouvelée de son grand aîné, Kaiser-Mülhecker adopte un ton qui cherche à coller de façon neutre à la réalité, qu’il décrive le fonctionnement d’une machine ou d’un procédé agricole ou bien l’intériorité d’un personnage. Sa prose est marquée par un sens du détail qui tend à l’exhaustivité, à la complétude, à la précision, sans jamais tomber dans le délayage. Pourtant, cette écriture – pour autant que la traduction en donne l’idée – suit une forme de lyrisme très sobre, qui refuse les grands effets et les métaphores clinquantes. Son caractère poétique repose plutôt dans la régularité des phrases, le tissage du récit, la densité du sens. De brefs leitmotivs comme celui du lilas rouge assurent au texte une unité remarquable. Aussi bien, l’entrée dans ce monde ordinaire devient-elle malgré tout intéressante et même prenante. La qualité de ce romancier consiste donc à convertir tout ce qu’il décrit, à le transformer par son art, ou encore, à préciser le regard du lecteur. Une écriture littéraire réussie n’accorde-t-elle pas aux objets une valeur qu’ils ne possèdent pas nécessairement dans la réalité ? Le poids de mélancolie qui s’attache à tant de pages pourtant dépourvues de pathos contribue également à retenir toute l’attention du lecteur. Le rythme du roman est non moins remarquable : moments tragiques ou violents, scènes montées avec des effets crescendo puis quittées en decrescendo, dialogues, description ingénieuse de la folie de Paul (où réalité et délire s’entremêlent), peintures variées de la nature, du climat et des animaux. La variété à l’intérieur de ce rythme ample donne toute son efficacité et son intensité à cette architecture minutieuse.

      Lilas rouge met d’abord en scène le chef local du Parti nazi, Ferdinand Goldberger. Ce peu glorieux personnage s’installe dans le petit village de Rosental pour fuir un passé récent dont il a lieu de craindre les conséquences pour sa vie, en cette fin de guerre. Il participe encore à une exécution d’un prisonnier polonais, qu’il délègue de force à un jeune soldat qui panique. Le vieux Goldberger meurt dès la page 90, mais son ombre s’impose quasiment à tout le roman. Vis-à-vis des deux Ferdinand qui vont lui succéder – son fils et son arrière petit-fils –, et de ses petits-enfants Paul et Thomas, il apparaît comme le meurtrier originel, d’où sort la malédiction qui doit s’étendre en principe jusqu’à la septième génération. Le lecteur découvre peu à peu la famille Goldberger – à côté des personnages masculins, des femmes comme Elizabeth, l’ancienne aubergiste avec qui vit l’ancien bourreau, Anna, l’épouse de Ferdinand (II), Sabine, celle de Thomas. Tous sont remarquablement campés, singularisés, probants, et font voir des morceaux de la culpabilité et du malheur humains.

            Alors que l’ombre du mal perpétré par le vieux Goldberger plane tout au long du roman – d’autant plus qu’il n’est jamais révélé entièrement –, on voit des générations se succéder, mystérieusement débitrices d’un obscur passé, et ayant néanmoins à vivre, à travailler, à aimer et à vieillir. Le passage du temps fonde peu à peu la bifurcation entre la grande et la petite histoire (phénomène qui intéressera particulièrement les historiens). Quelques traces de ce mal, des éléments de mémoire menacés par le temps, parcourent le roman avec régularité : le carnet que tenait le vieux Ferdinand, les arbres généalogiques qu’il a tracés au crayon, la fameuse carrière qu’il a achetée puis revendue (et où reviennent son fils Ferdinand et son petit-fils Thomas, comme pour un obscur ressourcement), et la phrase de l’Ancien Testament, soulignée dans son exemplaire de la Bible. Ce roman du mal est aussi un roman du pardon, laissé en perspective plutôt que thématisé : alors que le caractère criminel du vieux Goldberger paraît irrémissible, le mal qu’accomplit inconsciemment son petit-fils Paul – et qui ressemble de loin à une répétition du péché d’origine – trouve une compensation symbolique dans son exil et sa mort. Pour ces diverses raisons, Lilas rouge apparaît comme un roman d’après-guerre beaucoup plus que comme un roman de guerre. Il existe apparemment plusieurs après-guerre autrichiens comme des historiens japonais ont récemment mis en lumière la réalité d’après-guerres japonais successifs, dont les caractéristiques varient, et s’imposent jusqu’à aujourd’hui. 2012 (année de la sortie du roman en allemand) relève peut-être du dernier après-guerre de l’Autriche, méconnu à l’étranger, mais bien réel encore, si l’on en croit cet ouvrage. Un après-guerre qui appartiendrait surtout à l’inconscient collectif, et qui occupe une grand part du silence dessiné dans ce roman.

        Il y est pourtant très peu question de la grande Histoire (il ne s’agit absolument pas d’un roman historique). Le narrateur se contente du minimum, de la suggestion et de l’implicite. Par exemple, page 624, le lecteur déduit que le père de Peter Fellner, assassiné par des Polonais, est le soldat que le vieux Goldberger a obligé à tuer naguère le prisonnier polonais. Souvent les dates sont incomplètes (par exemple : « En cette année 19XX », p. 683). Les mots « Autriche » et « autrichien » sont quasi absents du texte. L’histoire prise entre 1945 et les années 1990 – période où se tient la chronologie du roman – est quasi absente : tout juste est-il question de l’essor de l’aviation civile, des autoroutes, et de l’entrée de l’Autriche dans la Communauté européenne. Il semble que l’Histoire soit réduite à un minimum fatal, qui se glisse à travers le destin des personnages. Elle est chassée par le grand vent de la nature, qui paraît en occuper l’espace. Même la ‘malédiction’ est traitée, non pas comme une armature mythique qui unifierait tout le roman, de façon homogène et démonstrative, mais comme un fil qui en fin de compte se révèle surtout une croyance paysanne proche de la superstition, qui afflige tel personnage et fait rire tel autre (le jeune Ferdinand III). En fin de compte, il semble que le sentiment du temps et surtout, l’impermanence, forment la véritable trame de cette traversée générationnelle entre les eaux du bien et du mal, qui sont aussi celles d’une réalité sociale paysanne composée de banalité, de répétition, de souffrances et de silences.

       De cette économie, de ce minimalisme, découle peut-être une forme de déréalisation, en contraste avec tant de détails réalistes, poussés à une précision parfois obsédante. De la même façon, les sentiments amoureux ne sont jamais lyriques, mais rapportés par un narrateur neutre – ils apparaissent surtout à propos de Thomas et Sabine. Quant à l’érotisme et à la sexualité, ils n’occupent pas plus d’une ligne (infidélité de Thomas avec l’aubergiste Fanni).

(D.R.)

            En fin de compte, les personnages sont moins dépendants de l’histoire que de la nature et de l’agriculture. Lilas rouge peut être dit – sans caricature, sans cliché – un roman agricole, mais un roman agricole extrêmement convaincant parce qu’il introduit un type nouveau dans la littérature. Dans divers entretiens, Reinhard Kaiser-Mühlecker parle de son attachement à la Haute-Autriche où il est né. Il affirme qu’il ne peut pas écrire sans partir de son expérience personnelle, de sa connaissance intime des lieux, même s’il comprend que d’autres écrivains puissent partir de leur imagination ou à la suite d’une recherche qu’ils effectuent. Il s’agit pourtant d’une relation vivante, tantôt existentielle, tantôt poétique, plutôt que d’une appartenance, même culturelle – on est à dix mille lieues du folklore. Et ainsi, le sentiment de la nature, des saisons, envahit le texte, jusqu’au remarquable final : passage purement symphonique, où les personnages du roman sont enfin oubliés, mais qui décrit le lever du jour jusqu’à la nuit étoilée, selon un tempo qui s’accélère. A propos de ses personnages, il semble que le centre d’intérêt du romancier réside dans la façon dont ils appartiennent ou non à cette nature âpre, rugueuse, parfois belle et magique, souvent inquiétante et riche de mystères et d’inconnues. Nature qui les voit naître, vivre et disparaître, avec l’indifférence du ruisseau qui a tué le vieux Goldberger. Cela n’empêche pas le romancier de serrer de très près les relations qui se forment ou se déchirent entre les uns et les autres, de leur conférer une épaisseur psychologique souvent marquante et impressionnante, qui animent cet univers romanesque à la fois charpenté et scruté (y compris au cours de la ‘partie’ bolivienne). Sur ce point, l’auteur a su rendre avec acuité les différences de mentalité entre les générations, tout en fournissant un éclairage très riche sur les conditions de vie d’un territoire comme isolé du monde.

            Les autres romans de Reinhard Kaiser-Mühlecker ne sont pas encore traduits en français, mais celui-ci suffirait à faire retenir son nom des eaux du temps. Quand on lit une telle œuvre, on peut se sentir fier d’être son contemporain. Ce n’est pas que ce romancier parvienne à la perfection : en particulier, les deux effets d’attente (nom du pays où Paul s’est exilé, nom du personnage dont il est question dans un autre chapitre), censés créer un suspense ou une tension chez le lecteur, me paraissent des chevilles narratives trop épaisses. Par ailleurs, il est frappant que le roman comporte très peu d’idées abstraites, de type philosophique, religieux ou moral : le récit avance en plaçant son objectif tout le long de la réalité humaine ou naturelle, en respectant le code d’un minimalisme dans l’expression du sens. Cette fois, cette économie, cette ellipse m’interrogent : Kaiser-Mühlecker sait donner de la densité à son récit sans recourir à des éléments philosophiques qui, pour le coup, auraient modifié entièrement le statut du narrateur. Ce silence constitue-t-il un raffinement artistique, un évitement, un reflet de l’absurde ou bien traduit-il une forme de scepticisme radical ?

            Ce qui m’a paru admirable tout au long de la lecture, c’est la prodigieuse énergie créatrice de cet auteur, capable d’écrire ce roman de sept cents pages à 28 et 29 ans : un roman sur « rien » (comme le dit Flaubert) ou pas grand-chose, au regard de la grande Histoire. Il ne fait aucun doute – le nombre de prix reçus par lui en fournit l’indice – qu’un grand écrivain nous est apparu en Autriche. Il faut espérer que les éditeurs français sauront lui accorder une attention beaucoup plus soutenue, et que Kaiser-Mühlecker continuera à donner à la littérature des œuvres de cette valeur.

Stéphane Giocanti

Bibliographie :

* Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge. Verdier (collection ‘Der Döppelgänger’), 696 pages, 2021. (Le roman comporte 5 parties, chacune divisée en une dizaine de chapitres environ). 30,50 e. L’ouvrage a été fort bien relu et corrigé : il comporte extrêmement peu de coquilles (bravo à l’éditeur et au traducteur !).

* Jean-Luc Tiesset : « Une famille maudite », En attendant Nadeau, 28 avril 2021.