Mishima et ses masques – Entretien avec Stéphane Giocanti

Vous venez de publier un essai d’environ quatre cents pages à Mishima, écrivain dont on a commémoré le cinquantenaire en novembre dernier. Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à lui, je crois.

– En effet. En 2008, j’ai publié en DVD son film Patriotisme, rites d’amour et de mort, aux Editions Montparnasse, avec un livret explicatif. La même année, j’ai sorti le roman Kamikaze d’été, dont les personnages croisent Mishima dans un restaurant. Depuis, je me suis livré à des relectures et à une réflexion qui m’a conduit peu à peu à envisager un ouvrage sur cet écrivain. Après avoir envisagé une biographie, j’en suis venu à l’idée d’un essai.

Qu’est-ce qui différencie votre essai des autres livres publiés sur Mishima en langue française ?

– Tout d’abord, l’aide de M. Hataï m’a permis d’explorer les volumes critiques des Œuvres Complètes de Mishima, et de m’arrêter sur certains passages de l’œuvre romanesque. Grâce à lui, l’obstacle de la langue a été en partie franchi. Ensuite, je m’efforce de rendre compte des principales tendances (universitaires ou non) de la critique ‘mishimienne’ internationale. Mon livre accorde une certaine importance à la recherche américaine, où domine le regretté Donald Keene. Si l’on ne s’appuie pas sur les sources japonaises (les textes de Mishima et certains essais que lui ont consacré divers auteurs japonais), on est condamné à compiler ou à réécrire ce qui a déjà été écrit – sans parler du plagiat dont s’est rendue coupable une biographe, qui a fini par présenter ses excuses publiques. Depuis trente ans, la connaissance a énormément progressé sur cet écrivain, tant au Japon qu’aux Etats-Unis et en Europe : il était temps d’en rendre compte, bien qu’il soit impossible de tout dire, et d’apporter du nouveau sur tous les points. Il faut bien se rendre compte que ce qui a été écrit sur Mishima entre 1970 et 2000 a pris un coup de vieux. Le mépris que certains écrivains et critiques affichent vis-à-vis des universitaires ne saurait tenir en ce qui concerne Mishima : c’est de l’Université que sortent le renouvellement et, si l’on peut dire, la restauration de Mishima en tant qu’écrivain majeur du XXe siècle. Les traducteurs américains, les chercheurs japonais, allemands, italiens, français, apportent des éclairages décisifs, qui doivent dépasser le champ universitaire, atteindre le monde des lecteurs et celui des arts. L’un des buts de mon livre est de faire état, autant que possible, de cette évolution très bénéfique. Par ailleurs, et plus directement, j’insiste sur la très grande valeur des nouvelles (comme Pèlerinage aux trois montagnes, Haruko, Histoire sur un promontoire) et des pièces de théâtre comme Déclin et chute de la Maison Suzaku, La terrasse du roi Lépreux, les Cinq nō modernes et les autres nō modernes. Le lecteur peut s’attendre à une sorte de synthèse, où il est évidemment impossible de rendre compte de tout. En même temps, je propose des interprétations à propos de l’homme, de l’œuvre, de l’esthétique, me penchant particulièrement sur tel texte, passant plus rapidement sur d’autres.

Dans le premier chapitre, vous dites qu’il s’agit d’une « encyclopédie distribuée autrement » : que voulez-vous dire ?

– De fait, chaque chapitre correspond à un masque porté par Mishima : je distingue ainsi ceux par lesquels il cherche à révéler une part de lui-même, et ceux par lesquels il cherche à se cacher. Ces masques ne sont pas seulement des principes d’organisation du livre, ils témoignent de la difficulté du rapport avec la réalité qui a envahi cette personnalité profondément romantique. Cette distribution permet d’embrasser les aspects biographiques, historiques tout en proposant au lecteur des éclairages sur les œuvres principales (traduites ou non en français ou en anglais). Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’une encyclopédie, ce livre offre une introduction générale à Mishima – la personnalité artistique et l’écrivain, et à travers lui, à la civilisation japonaise. Il me semble que certains romans et certaines nouvelles paraîtront plus clairs à ceux qui déjà les apprécient.

Au cours de votre travail, qu’avez-vous découvert sur Mishima ?

 – En fin de compte, ce qui m’a frappé, c’est notamment la dimension morale, au sens large : le point de rencontre entre la psychologie, les valeurs, l’examen de soi et des autres, le jeu des reflets, des illusions et des mensonges. Il ne s’agit évidemment pas d’un écrivain moralisateur, plutôt d’un moraliste – mais du XXe siècle ! qui avale le nihilisme de son époque pour le recracher. Le Pavillon d’or est un chef-d’œuvre de psychologie. Il s’agit d’un immense auto-examen fictionnel, d’une complexité improbable chez celui qui est censé l’énoncer (le novice qui brûla le fameux pavillon d’or de Kyōto). Il ne faut pas sous-estimer les modèles dont Mishima a cherché à s’inspirer : Madame de Lafayette et Raymond Radiguet (en particulier, Le Bal du comte d’Orgel). Il en découle un sens de l’analyse qui se marie formidablement avec la très grande sensibilité  et l’intelligence très fine de cet écrivain. Evidemment, les romans et les nouvelles de Mishima sont riches de personnages monstrueux, pervers ou étranges (certains sont traités avec comique, comme l’héroïne de La musique) : Kokubu Jirō (personnage central de Ken) est en quête d’un idéal de simplicité et de rigueur qui n’accepte aucune souillure ; Mizoguchi incendie le pavillon d’or afin d’en posséder la beauté. De nombreuses œuvres font le procès de la nature humaine en même temps que de la notion même de nature humaine. C’est cela que l’on appelle généralement le ‘pessimisme’ de Mishima. Des nouvelles des années 1947-1949 à La mer de la fertilité, il existe un lien de continuité dans le regard que Mishima porte sur le monde et les hommes.

Vous soulignez ainsi le dialogue qui a associé Mishima et la France.

– La destinée littéraire de Mishima se caractérise par une assimilation transformatrice des modèles qu’il emprunte, qu’ils soient anciens ou modernes, japonais ou étrangers. Une soif d’amour doit à Thérèse Desqueyroux ; tel passage de Confession d’un masque empreinte aux Enfants terribles de Cocteau. Il s’agit donc d’un dialogue avant tout littéraire, qui procède par sélection, assimilation et appropriation – n’en va-t-il pas de même, pour tous les grands écrivains ? Son exemple montre à quel point la propriété intellectuelle n’est pas dans le génie de la littérature… Malheureusement, Mishima n’a jamais rencontré un écrivain français avec qui il aurait pu entreprendre un véritable dialogue. Il a dîné avec Cocteau une seule fois : mais Cocteau était âgé, et la soirée comportait de nombreux invités. À l’époque où vivait Mishima, les écrivains français avaient une idée très incomplète du Japon et de la littérature japonaise – à la notable exception de Claudel. Malraux a été attiré par la civilisation japonaise, surtout ancienne, mais il n’a jamais rencontré Mishima. Aussi, le dialogue de Mishima avec la France décrit-il surtout un rapport silencieux, qui se déploie à travers les textes. Il faut rendre hommage à Annie Cecchi d’en avoir rendu compte d’une manière très approfondie et détaillée dans son ouvrage magistral (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique, Honoré Champion, 1999).

Mishima et Jean Cocteau (Paris, 1960).

Quelle conséquence la mort de Mishima a-t-elle eue sur les autres écrivains ?

– Naturellement, mon essai évoque différents héritages littéraires. Ce qui me frappe, c’est le besoin que de nombreux écrivains ont ressenti de nouer un dialogue post-mortem avec Mishima, qu’ils soient japonais ou étrangers. C’est notamment le cas d’Ōé Kenzaburō, dont plusieurs textes sont des prises de position contre Mishima, ou bien contre la récupération qui en a été faite par l’extrême-droite japonaise. C’est aussi le cas de la romancière Enchi Fumiko, celui de Pierre Boutang, qui rencontre Mishima dans l’au-delà, dans son roman Le purgatoire (1976). Il me semble que Hirano Keiichirō, qui a 45 ans aujourd’hui (l’âge où mourut Mishima), entretient lui aussi un dialogue quasi impératif  avec Mishima. Il est couramment interrogé à propos de cet aîné, mort cinq ans avant sa naissance. Il est aujourd’hui capable de raisonner sur Mishima d’une façon plus apaisée (et probablement plus sincère) qu’auparavant : il s’appuie sur les travaux publiés par les spécialistes japonais de Mishima pour en parler. Au-delà de ce rôle de passeur et de vulgarisateur, qu’il exerce tant au Japon qu’en France, Hirano est travaillé de l’intérieur par la personnalité et par les œuvres de Mishima. A mon avis, il n’en a pas terminé avec cette relation majeure. Le cas d’Hirano m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un écrivain japonais d’une génération récente : un écrivain n’a pas la distance positiviste d’un professeur de littérature ; il faut qu’il rentre en lui-même pour connaître Mishima. Son affaire est à la fois de réflexion et de sensibilité alchimiques. Ce qu’il a à dire est nécessairement différent.

Cet essai demande à votre lecteur un certain effort : il comporte plus de mille notes, qui ne sont pas seulement des références, mais aussi des commentaires, des remarques…

– C’est en effet le risque de cet essai. Il ne s’agit pas d’une thèse universitaire (jeu auquel je me suis prêté il y a presque trente ans), mais d’un ouvrage de réflexion que je me suis efforcé de rédiger avec exigence. Il fallait en finir avec les approximations, l’absence des sources, les erreurs, sans parler des récupérations. Par exemple, je crois avoir apporté un examen assez précis du rapport entre Mishima et Hayashi Fusao, et fourni un éclairage sur ses relations avec Tanizaki. J’enquête aussi à propos du rôle de l’homosexualité dans son œuvre – cela va bien au-delà d’un simple thème. La présence du bouddhisme m’a parue capitale, alors qu’elle est généralement ignorée en dehors des spécialistes. Encore tout cela doit-il s’appuyer sur la lecture des textes (certains, en japonais), et sur des références vérifiables, des mises en perspective suffisamment solides. On pourra bien sûr diverger sur certaines interprétations et prises de position, mais il m’a paru important de leur donner une assise grâce aux notes. Aller ou revenir à certains textes a été pour moi une grande joie : la relecture de nouvelles comme Haruko, Les paons, ou Ken m’a apporté de grands moments de bonheur. Il faudrait que cet essai puisse aider le public à découvrir ou à mieux connaître l’œuvre de Mishima. Mais d’un autre côté, même si tous les textes ne doivent pas servir de prétextes spéculatifs sur la vie et la personnalité de l’auteur, il m’a paru nécessaire de donner place à des passages biographiques, qui permettront au lecteur de souffler un peu. Il était intéressant de se demander comment un homme né en 1925, qui a été contemporain de la guerre (depuis 1937, ne l’oublions pas), la traverse, lui survit, et dans quelles conditions il s’est imposé sur la scène littéraire japonaise et internationale. C’est en ce sens aussi que Kawabata occupe une place capitale dans mon essai.

Quels risques avez-vous donc pris dans ce livre ?

Cette fois, c’est au lecteur d’effectuer une démarche critique pour les identifier… Je sors donc mon joker. Néanmoins, il me semble qu’à travers Mishima, je m’interroge sur la subjectivité littéraire. Qu’est-ce que la subjectivité en littérature, alors que la littérature est un langage, et que l’écrivain est dans un sens un objet historique ? De quoi la littérature est-elle sujette ? qu’est-ce qu’un sujet littéraire ? La singularité littéraire est-elle un soliloque ? Derrière cela, j’avoue éprouver une défiance vis-à-vis de l’étau rationaliste, positiviste, utilitariste, l’obligation de tout réduire à de la communication immédiate et futile, la défloraison de la langue : Baudelaire aurait vomi notre époque avec plus de violence encore qu’il ne l’a exprimé en son temps. Mishima a très bien compris que ce qui se joue depuis les années soixante, c’est la possibilité même de la littérature. L’actualité lui donne hélas raison : en France, il n’existe plus de grands écrivains, ni de grande littérature, mais des témoins de cette chute. Nous sommes entrés dans l’ère de la platitude et du bavardage. Avec le théâtre de sa mort, Mishima a utilisé ironiquement les armes des temps nouveaux pour les retourner contre eux : la mise en scène, l’image, le spectacle – quand toute son œuvre découle au contraire des profondeurs, des silences et de l’intelligence de l’écrit. Sa mort, c’est le grand rire lancé à la face de la société du spectacle.

Entretien réalisé par Samuel Le Van

  • Stéphane Giocanti : Yukio Mishima et ses masques. Editions L’Harmattan, 394 pages, février 2021.

Rendez-vous avec Mishima

Le 25 novembre 2020 correspondra au Cinquantenaire d’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. A Mishima Yukio, certains lecteurs préfèrent peut-être d’autres auteurs du XXe siècle, tels que Kawabata, Tanizaki ou Oé. Mais on ne peut ignorer le génie même inquiétant, même ‘pervers’, de cette figure protéiforme : Mishima fut un immense romancier, un dramaturge considérable (avec ses Cinq Nô modernes et Madame de Sade), un critique littéraire important, un essayiste étonnant, et un cinéaste d’avant-garde (avec son film Yûkokû).

Mishima adorait les chats. Le marin rejeté par la mer ne le laisse pas imaginer… ; ni Le Pavillon d’Or.

Depuis le début de l’année, les éditeurs commencent à bouger : tandis que les Etats-Unis viennent de traduire deux nouvelles, la France vient de connaître en janvier 2019 une nouvelle traduction de Confession d’un masque, en attendant pour l’année prochaine la traduction inédite de Une vie à vendre, dans les deux cas, par Dominique Palmé, chez Gallimard. Il faut signaler le colloque universitaire international qui se tient à l’INALCO du 21 au 23 novembre, accueillant non seulement John NATHAN, premier biographe de Mishima, mais aussi des chercheurs japonais, français, américains et allemands. Une intervention de l’écrivain HIRANO Keeichiro sera diffusée sur écran. Ce romancier de 44 ans, auteur de L’Eclipse, est souvent désigné comme un héritier de Mishima, et l’un des ambassadeurs de la littérature japonaise contemporaine en France. On peut espérer que ce colloque donnera lieu à la publication des actes.

Depuis des années, j’ai rendez-vous avec Mishima. La série de biographies que j’ai publiées attend en lui sa dernière pièce. En 2008, il m’a été donné de publier en DVD et de présenter le film Yûkokû, avec l’autorisation de la famille de l’écrivain, aux Editions Montparnasse. La même année, à Tokyo, un ami m’a fait rencontrer Henry Scott-Stokes, le deuxième biographe de Mishima (Nathan et Scott-Stokes ont publié leurs biographies la même année, en 1974 !) qui fut un ami de Mishima, plus proche encore que John Nathan. Ma rencontre avec le journaliste Jean-Claude Courdy (qui interrogea Mishima une journée entière, chez lui, dans sa « maison anti-zen » de Tokyo) a constitué également une étape intéressante. En arrière-plan de ces activités, la lecture sans cesse recommencée des romans et des pièces en traduction m’a inspiré quantité d’émotions (heureuses ou non) et de questionnements, non seulement sur les textes et la ‘pensée’ de Mishima et la littérature japonaise, mais sur la littérature en général, principalement à propos des rapports complexes qui se tissent entre la ‘psyché’ de l’écrivain (l’homme et l’auteur) et ses œuvres. Comme le compositeur Albéric Magnard, Mishima connut en permanence l’impression de vivre dans la banlieue de sa vie. Pourtant, mon dialogue avec Mishima fut d’abord poétique : touché à fond par lui, je le plaçai parmi les personnages de mon roman ‘Kamikaze d’été‘. Un ami japonais m’avait fourni des informations peu connues sur le « coup d’Ichigaya’, le 25 novembre 1970, jour où Mishima se fit seppuku. Mais je l’abordai surtout comme un personnage vivant et distant à la fois, donnant aux autres personnages une présence solide dont ils manquaient, rencontre talismanique sur un chemin de vie. Ne pouvant pas rencontrer Mishima, je lui fis connaître des personnages de ma création. Sans lui, je n’aurais jamais été romancier.

En travaillant sur cet aîné fraternel et éloigné à la fois, je me suis rendu compte de la rareté des livres qui lui sont consacrés en langue française. Outre le magnifique essai de Marguerite Yourcenar (Mishima ou la vision du vide), il existe l’ouvrage universitaire d’Annie Cecchi (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique), et divers essais où Mishima est abordé partiellement. La petite biographie signée par Jennifer Lesieur a occasionné un petit scandale littéraire : comme l’a reconnu son auteur, ce livre (publié chez Folio) est partiellement un plagiat de l’ouvrage de John Nathan. Sans qu’il soit besoin de jeter la pierre à cette biographe, il faut admettre que pareille négligence s’explique aussi par la difficulté, pour les Français, de s’approprier un auteur japonais. On dit que Mishima est un écrivain majeur : lorsque l’on n’est pas japonisant, est-on condamné au silence et à une lecture entachée de honte ? Malheureusement, aucun journal, aucun magazine n’a été même capable d’accueillir l’édition américaine de ‘Persona‘, biographie majeure de Mishima, par Inose Naoki et Sato Hiroaki, en 2012 – avec ses 850 pages, elle constitue une mine, et trône désormais comme une référence. Gallimard, l’éditeur attitré de Mishima en France, aurait pu traduire cette somme, et se contente de rééditer l’ouvrage de Nathan, avec une nouvelle préface (novembre 2020). C’est dire à quel point une surdité s’affirme en France à propos de Mishima, dès que l’on sort du cadre universitaire. Or, le confinement de la littérature dans l’espace académique n’est-il pas à déplorer, comme s’il s’agissait d’une île de plus en plus indépendante du reste de la société ? N’est-il pas déplorable de constater que des auteurs comme Kawabata et Mishima ne soient pas publiés en Pléiade ? Les éditeurs ne doivent-il pas à tout prix faire retraduire les œuvres de Mishima qui ont d’abord été traduites de l’anglais, comme cela vient d’être encore rappelé par Corinne Atlan, dans le journal Le Monde ?

L’une des nombreuses photos d’art où l’écrivain utilise son corps, son visage, pour étendre les voies de son langage et de son esthétique.

Les années passant, et mon rendez-vous avec Mishima se précisant, j’ai entrepris depuis un an l’écriture – non pas d’une biographie, celle d’Inose et Sato se révélant difficilement dépassable, et pour longtemps – d’un essai où les éléments biographiques seront mêlés à des problématiques littéraires, philosophiques et politiques. Comme la biographie de T.S. Eliot, cet ouvrage suivra une approche civilisationnelle. Se lancer dans cette aventure serait impossible sans l’aide d’amis japonais très proches, qui seront, si je puis dire, mes yeux, face aux textes originaux. L’édition définitive de Mishima chez Shinchosha ne compte pas moins de 44 volumes. Bien que l’essai en cours ne puisse viser à l’exhaustivité, il prendra en compte de nombreux textes encore non traduits, qu’il s’agisse de ceux de Mishima ou de commentateurs japonais ou étrangers.

Une éditrice m’a prévenu de la difficulté de pareille entreprise : le lectorat cultivé a dégringolé comme jamais en France. Les lecteurs attendent (paraît-il) des ouvrages rapides, plutôt faciles à lire, et pas trop épais. Cet essai sera tout le contraire : épais, plutôt consistant, et rempli de notes. Je me lance dans cette aventure pour les happy few, ceux qui sont encore capables de vrais enthousiasmes littéraires, et qui aimeraient trouver un regard vivant qui les rapproche de Mishima et de certaines richesses de la culture et de l’histoire japonaises.

Le Soutra de l’Ornementation fleurie, un trésor méconnu.

Un événement éditorial est survenu en janvier 2019, assez considérable pour devoir être fortement signalé. Etant donné son importance, on peut déplorer que les médias en parlent aussi peu. Parmi les grands soutras qui ont nourri les bouddhismes japonais, il en est un majeur, d’une taille intimidante, qui compte assurément parmi les trésors de la pensée humaine, et qu’aucun connaisseur ni aucun pratiquant du Mahayana – le « Grand Véhicule » – ne peut ignorer : il s’agit de l’Avatamsaka sutra, titre généralement traduit par Soutra de l’Ornementation fleurie. Avec ses sept cent mille caractères chinois, il représenterait, selon certains exégètes, le « roi des rois des soutras ». Celui qui s’y plonge – jusqu’à présent dans sa traduction américaine, ou bien à travers le Soutra des dix terres, son 26è chapitre, traduit en français en 2004 – ne peut qu’être saisi par la beauté du texte, l’élan qui le porte, et les raisonnements souvent très élaborés qu’il comporte – selon des schémas et des procédures de pensée propres à la pensée bouddhique, d’origine indienne. L’introduction, par exemple, fait retrouver l’enchantement auquel convie le début du Lankavatara sutra (Le Soutra de l’entrée à Lanka), comme un immense portique abritant le panthéon bouddhique. On doit à Patrick Carré la traduction présentée et annotée du 39ème et dernier chapitre, sous le titre de Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue (Gandavyuha-sutra) : pas moins de cinq cents pages déjà.

Sudhana, pèlerinant dans des mondes merveilleux.

         L’Avatamsaka sutra a la réputation d’avoir été inspiré au Bouddha Shakyamuni juste après son Eveil, à Maghada. Rédigé en sanskrit au IVe siècle, version originale dont il ne resterait que des fragments, il fut l’objet de trois traductions magistrales en Chine, à l’époque des grands traducteurs – à la fois disciples et inspirateurs de l’Eveil auquel visent les soutras : Buddhabadra (au Ve siècle), Siksananda (version plus complète en 80 rouleaux, vers 700) et Prajna (version en 40 rouleaux, plus courte, en 780). Son enseignement se répandit non seulement en Chine, mais aussi en Corée et au Japon.

         Ce soutra inspira tout d’abord l’école chinoise Huayan aux IVe et Ve siècles. Le premier patriarche de ce courant, Fashun (ou Dushun, 557-640), attira à lui des foules de savants admiratifs. On lui prêtait des miracles, et l’empereur Wen des Sui lui conféra le titre honorifique exceptionnel de « Cœur impérial ». Mais le fondateur véritable de cette école rompue à l’exégèse serait plutôt Fazhang (643-712), un savant et traducteur renommé, qui fut le précepteur de quatre souverains et l’auteur d’une centaine de commentaires et d’essais mahayanistes. A la demande de l’impératrice Wu Zetian, il participa à la seconde traduction de l’Avatamsaka sutra auprès du Khotanais Siksananda (652-710). Ce soutra suscita non seulement des études religieuses savantes, mais aussi des comportements extrêmes, comme cette immolation par le feu d’un prince du Nord, en sacrifice au bodhisattva Majushri (Manju en japonais). Plus généralement, les moines lisaient et récitaient régulièrement ce soutra. L’école Huayan atteignit son apogée sous les Tang, jusqu’à la persécution antibouddhiste des années 841-845, qui causa sa perte. Certains héritages de ce courant se retrouveraient néanmoins à travers d’autres courants, comme le Chan et la Terre Pure.

         L’Avatamsaka-sutraKegon-kyo en japonais, 華厳経 – fut introduit au Japon dès le VIIIe siècle, pour alimenter non seulement le bouddhisme, mais aussi tout un pan de la culture nipponne. Il donna d’abord naissance à l’Ecole Kegon, l’une des Six Ecoles de Nara, et l’une des plus actives et spéculatives de toutes. Le prince impérial Nagaya (684-729) aurait commandé la construction du temple To-In pour en faire un centre de diffusion des enseignements du Kegon, tâche à laquelle plusieurs moins de l’Ecole Hosso auraient été associés. C’est de ce courant que relève encore aujourd’hui l’immense Todai-ji, dans l’ancienne capitale japonaise.

         Le Kegon fut aussi l’école au sein de laquelle le moine Kukaï (Kobo-Daishi) reçut sa première ordination ; dans une certaine mesure, l’école Shingon peut être considérée comme héritière de l’Ecole Kegon, qu’elle absorba largement. Selon Bernard Frank, le Soutra de l’Ornementation fleurie est une des principales sources des deux grands mandalas de l’Ecole Shingon, le ‘Kongokai’ et le ‘Taizokai’, que l’on peut voir au temple To-ji, à Kyoto. Au début du XIIIe siècle, le moine Myoe (1173-1232) fournirait un résumé de l’Avatamsaka sutra, intitulé Kegon shinshugi (traduit et publié par Frédéric Girard aux éditions du Collège de France en 2014). Parallèlement, au Japon, on ne compte pas les Emaki, les peintures inspirées par ce texte fondateur. Parmi ces chefs d’œuvre artistiques, il faut au moins signaler le Kegon gojugo-sho, le Rouleau des cinquante-cinq lieux du Soutra Avatamsaka, également appelé Zenzai doji emaki (XIIe siècle). Un chercheur japonais pourrait facilement, si cela n’a pas déjà était fait, fournir une synthèse à propos du rayonnement culturel de ce soutra. Ce travail aurait par exemple à tenir compte de l’écrivain Mori Atsushi ( 森敦,1912-1989), prix Akutagawa de 1974 pour Le Mont Gassan. Ami de Dazaï et de Kawabata, mais distant vis-à-vis du monde de la littérature, Mori est l’auteur d’un texte considérable, qui est aussi l’œuvre de sa vie, intitulée en japonais Imi no Henyo (La transformation du sens, 1984). A la fois essai, autobiographie et roman, cet ouvrage protéiforme se nourrit autant de philosophique bouddhique que de théories mathématiques. Il doit son assise cosmologique à l’Avatamsaka sutra, que Mori découvrit avec émerveillement au temple Todai-ji à Nara lorsqu’il avait 23 ans.

Aux Etats-Unis, ce soutra fut traduit en 1984 par le sinologue et japonologue Thomas Cleary (l’ouvrage compte environ 1600 pages), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arts martiaux et les samouraïs. En France, le sinologue Patrick Carré s’est chargé de cette vaste entreprise de traduction, fruit d’un travail d’au moins dix ans (2008-2019). Parmi ses nombreuses traductions, on signalera notamment celle du Soutra des dix terres et celle du Soutra du filet de Brahma. Bien qu’il dirige la très belle collection « Trésor du bouddhisme » chez Fayard, c’est finalement aux éditions tibétaines Padmakara, en Dordogne, que paraît son travail.

L’édition de Patrick Carré, Editions Padmakara

La traduction chinoise que Patrick Carré convertit à son tour en français est celle de Siksananda – de ce moine, on raconte qu’après son incinération, il serait resté la seule langue, symbole de son activité et de l’Eveil qui l’aurait marquée. Il importe ici de souligner que ce Soutra de l’entrée dans la dimension absolue, le Gandavyuha-sutra, représente le dernier chapitre de l’Avatamsaka sutra, le plus ‘tantrique’, et souvent connu séparément. Cette édition n’offre donc pas une traduction complète du soutra auquel cet article est consacré, mais il en propose la partie qui en révèle le mieux la totalité. Le Gandavyuha-sutra raconte en effet le voyage initiatique d’un jeune fils de marchand, Sudhanakumara (Zenzai doji en japonais), en 52 étapes et 53 visites, jusqu’à la réalité ultime (Dharmadatu), incarnée par Vairocana. Comme l’écrit Patrick Carré dans sa présentation, « L’Entrée dans la dimension absolue est un long hommage poétique à la liberté des individus qui ont réalisé la vacuité de toute chose et que plus rien n’empêche de déployer d’inconcevables prodiges pour discipliner les êtres en les aidant à atteindre l’Eveil suprême. » Au Japon, le voyage de Sudhana (Zenzai doji) est l’un des plus fameux voyages bouddhiques, avec celui de La Pérégrination vers l’Ouest, le formidable roman de Wu Cheng En (on ne confondra pas Zenzai doji avec Sanzo Hoshi, nom japonais du moine Xuanzang dans le roman chinois).

Si la totalité des deux volumes ici réunis en un coffret représente plus de 1400 pages, c’est que Patrick Carré fait précéder le soutra d’un des principaux commentaires qui lui fut consacré, par le Chinois Li Tong-xuan (635-730), esprit libre et profond qui marqua aussi bien l’école Huayan que le Chan. Il faut dire que Patrick Carré est non seulement un linguiste, mais aussi un érudit et un pratiquant attaché au bouddhisme tibétain, qui voyage parmi les flots de textes mahayanistes comme peu de savants peuvent le faire. Pour avoir lu patiemment son Introduction à la pratique de la non dualité, où le Soutra de la liberté inconcevable, de Vimalakirti est suivi, verset après verset, d’un choix de commentaires de Sengzhao et Daosheng, il apparaît – en tout cas à l’amateur que je suis – que Patrick Carré cherche à donner leur pleine mesure aux commentaires mahayanistes. Bien loin de les traiter comme un fonds perdu, bon pour les archivistes et les historiens, il les considère au contraire comme d’authentiques chefs d’œuvre de la pensée, écrits par des exégètes devenus des Maîtres, des textes qui, tirés des soutras, deviennent à leur tour des sources vives.

Les amateurs de littérature et de pensée chinoise – comme tout amoureux authentique du Japon – savent que si Patrick Carré a traduit de nombreux textes en français, et qu’il est considéré comme l’un des principaux sinologues de notre pays, il s’écarte délibérément du littéralisme – chose d’ailleurs difficile quand on travaille du chinois vers le français –, et qu’il cherche toujours à suivre l’esprit du texte original pour l’infuser dans notre langue. Bien loin de s’enfermer dans une rigidité pseudo-scientifique, ce traducteur-révélateur est guidé par un enthousiasme lyrique très communicatif.

Cette édition courageuse est due aux Editions tibétaines Padmakara, dont le sérieux du travail et le rôle dans la diffusion du bouddhisme sont connus. Il convient de les féliciter, et de remercier surtout le traducteur inspiré du texte, trésor du bouddhisme et de la pensée humaine.

Référence : Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue. Traduction, préface, notes par Patrick Carré, Editions Padmakara, janvier 2019. 784 p. (tome 1) et 680 p. (tome 2). Format 17×24 cm. (Voir la fiche de présentation sur le site des Editions Padmakara).

Bibliographie :

* Soutra des Dix Terres (Dashabhûmika), traduit par Patrick Carré, Fayard, 2004.

* Kenneth Ch’En : Histoire du bouddhisme en Chine, Les Belles Lettres, 2015 (1964).

* Roberto Gimello, Frédéric Girard, Imre Hamar : Avatamsaka Buddhism in East Asia. Ed. Harrassowitz, 2012.

* Frédéric Girard : Un moine de la secte Kegon à l’époque Kamakura, Myoe, Publication de l’Ecole française d’extrême-Orient, 1990.

* Jan Fontein : The pilgrimage of Sudhana. A study of Gandavyuha in China, Japan and Java. Mouton and Co, 1967 (reed. 2012).

* Megan Lynn Husby : Mori Atsushi’s the Transformation of Meaning, Imi no Henyo : a Translation and critical introduction, Université du Colorado, juin 2018.

FLEURS DE LEGION, entretien autour du roman de Stéphane Giocanti

Cet entretien nous permettra d’aborder certains points autour de votre nouveau roman : il ne sera pas question de le résumer. Fleurs de Légion est votre deuxième roman. Pourquoi le Japon apparaît-il dans chacun d’eux ?

Depuis 2002 environ, le Japon s’est imposé à moi grâce à la force et à la richesse formidable de sa culture, et il m’apparaît aujourd’hui comme une seconde patrie. Il se peut que certains pays vivent en moi comme des désirs ou des projections (des réminiscences cosmiques ?), avant d’être des géographies physiques et humaines. Il se trouve que l’Eros qui me parle le plus est lié au Japon, à tel point que spontanément, l’idée d’écrire un roman et l’idée d’écrire sur ce pays se recoupent.

– N’est-il pas risqué, pour un écrivain français, de faire autant appel à une culture étrangère, dans la mesure où elle ne fait pas partie de la culture commune ?

D’abord, je ne choisis pas mes sujets, ce sont eux qui s’imposent à moi ; ils me chantent, alors je les écoute. J’aimerais entretenir une intimité avec le Japon comparable à celle dont Marguerite Yourcenar témoigne avec l’empereur Hadrien. Ensuite, la culture japonaise continue de passionner les jeunes générations. Et Fleurs de Légion parle en fin de compte moins du Japon que de la Russie…

Kumano (Wakayama), Japon. (Photo : D.R.)

– Pourquoi vous intéressez-vous à la Légion étrangère ?

Les attentats depuis 2015 et les suicides de soldats (notamment lors de l’opération « Sentinelle ») m’ont bouleversé. Les défauts que comporte toute institution humaine ne doivent pas nous faire ignorer la valeur des hommes qui y travaillent, ni les services rendus. De fait, les militaires, les policiers et les pompiers nous protègent, et font face à des situations relativement inédites, alors qu’ils manquent souvent de moyens. Il paraît naturel qu’un écrivain s’intéresse à ces hommes et à ces femmes, y compris par le biais d’une fiction. Je suppose qu’en 2015 ou 2016, un Victor Hugo eût composé une ode à nos soldats. Avant d’en savoir plus sur la Légion étrangère, il m’est arrivé de croiser des légionnaires au cours de mon service militaire. Jamais je n’ai éprouvé autant le sentiment d’être en présence d’authentiques soldats ou guerriers. J’ai senti en eux une forme de droiture qui impressionnait les plus antimilitaristes de mes camarades. Nous avons été tout simplement épatés. Il m’a aussi été donné de rencontrer Pierre Messmer, qui m’a raconté sa bataille de Bir Hakeim, lorsque je secondais Jacques Dauer pour l’interroger à une émission de radio. Messmer avait une très haute idée de la Légion. Il a évoqué plusieurs héros avec une ardeur très communicative. Par la suite, des ouvrages d’histoire ont confirmé l’admiration que je portais – non pas forcément à tous les légionnaires, mais à l’Esprit légionnaire. Ça, c’est quelque chose ! Cela dit, Fleurs de Légion est un roman, non un reportage. On ne lui demandera pas de résumer la Légion étrangère davantage que La Mer de Debussy ne résume ou reflète la mer, si l’on me permet cette comparaison un peu audacieuse.

La Légion Etrangère un 14 Juillet (Photo : D.R.)

– Sans dévoiler l’intrigue, on peut dire qu’elle touche la question de l’homosexualité dans plusieurs pays : la Russie, le Japon, la France. Vous considérez-vous comme un romancier de l’homosexualité masculine ?

Ce thème est central, mais non unique ; il entre en effet dans mes romans parce qu’il s’agit d’un champ littéraire encore assez neuf – il n’a pas cent cinquante ans – et qu’il est vaste à explorer – pour peu que l’on dépasse certains stéréotypes et que l’on ne se sente pas l’obligation narcissique de se raconter ou de se confesser. Sans avoir une prétention scientifique, et avec une ambition davantage poétique, je suis fasciné par la « psyché » homosexuelle, parce qu’elle est infiniment nuancée et qu’elle m’évoque un territoire littéraire et poétique à explorer. Cela ne signifie surtout pas qu’il y ait une seule « psyché » ; au contraire, il existe une grande variété de déclinaisons de l’esprit et des sentiments liés à cette orientation. C’est une richesse humaine, qui ne se borne pas à la sexualité. Ensuite, il n’est pas question de sortir cette « psyché » de l’Humanité prise en son sens général, ni de l’opposer systématiquement à l’hétérosexualité. Mon but n’est pas de séparer, mais au contraire, d’unir ou de pacifier. Le roman est la forme littéraire la plus à même de faire comprendre pourquoi un jeune homme décide d’entrer dans un corps d’armée comme la Légion – le plus romanesque de tous. Dans la réalité, il y a pour cela des motifs très différents, comme la quête d’aventures, le prestige d’une élite, la volonté de s’en sortir socialement, ou de se trouver une direction. Nikita est un cas parmi d’autres.

– L’homosexualité dans l’armée est-elle un tabou ?

Mon propos est avant tout romanesque : encore une fois, il ne s’agit pas d’un essai, ni d’un manifeste. Pour tenter de répondre à votre question, il me semble qu’il existe des situations très diverses, selon les armes, les lieux, les individus. La cellule « Themis » du Ministère de la Défense a pour but de traiter les dérives sexistes et homophobes au sein de l’Armée. Le règlement général de l’armée de Terre s’inspire de la Loi française, y compris dans ce domaine. Il faut bien comprendre que l’armée reflète la société d’où proviennent ses membres : en soi, elle n’est ni pire, ni meilleure. Dans la société civile, les personnes homosexuelles sont parfois les cibles du mépris, du rejet, d’insultes, de violences diverses : cette situation va à l’encontre de l’idée que je me fais de la civilisation. D’autres vivent des conditions plus sereines, et même satisfaisantes, fort heureusement. Mais à mesure où progresse la déculturation des sociétés dites ‘occidentales’, la brutalité et la bêtise s’épaississent et font des victimes (ici, j’évoque le monde civil). Bien sûr, pas plus que les femmes militaires, les hommes portant l’uniforme ne sauraient devenir les proies de prédateurs sexuels. Il faut – impérativement – respecter l’intégrité et l’orientation de chacun. Les armées sont très majoritairement hétérosexuelles, c’est évident, et la question n’est en aucun cas de mettre en cause « dame nature » – ce qui vaut aussi pour l’homosexualité. Les problèmes qui se rencontrent dans l’armée en matière d’homophobie sont difficiles à quantifier. Ils tiennent – comme toujours – à l’ignorance, aux préjugés, et à une masculinité mal comprise. Le rôle de l’information et de la formation paraît, à cet égard, capital. On peut facilement rappeler que quelques-uns des plus grands généraux et guerriers de l’Histoire ont aimé des hommes, parfois avec passion, d’autres fois avec une certaine rusticité : d’Alexandre le Grand au Grand Condé, des Japonais Oda Nobunaga et Saïgo Takamori au Maréchal Lyautey. Le baron von Steuben, fondateur de l’US Army au temps de George Washington, et dont tout soldat américain est un héritier, partagea sa vie avec des hommes. Il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des exemples, pour ne pas dire des modèles. Et puis il ne semble pas qu’en France, le puritanisme soit une tradition militaire…

Le Baron von Steuben (1730-1794), à l’origine de l’Armée américaine.

– Est-ce sur ce terrain que vous vous reconnaissez une filiation avec Mishima ?

Notamment. Alors que mes titres romanesques et l’harmonie que je tente entre réalisme et poésie me semblent marqués par le grand cinéaste Ozu Yasujiro, Mishima m’apparaît comme un parent en ce qui concerne l’évocation littéraire de l’homosexualité masculine. Si je ne suis pas un militariste à tout crin, et que je n’éprouve aucune fascination pour les armes – le katana mis à part, sur un plan surtout esthétique –, je comprends parfaitement l’homoérotisme qui enveloppe une nouvelle comme Patriotisme et le film que Mishima en a tiré – et que j’ai édité en DVD pour les pays francophones, en 2008. La couleur sombre de son texte sur l’éthique samouraï et le Hagakure me parle en dépit du phantasme et de l’espèce de fêlure personnelle dont elle témoigne chez ce très grand écrivain. Cela dit, d’autres écrivains ont ici travaillé en moi, comme Rimbaud et Baudelaire ; une relecture m’a récemment révélé une proximité et une opposition fondamentale avec le Roger Nimier du Hussard bleu.

– Ne craignez-vous pas, ce faisant, de vous plier à une mode ?

Il existe en effet une mode à la télévision et sur la toile. Cependant, il existe aussi des débats, des prises de conscience, qui paraissent indispensables si l’on tient à la paix civile et au bonheur des êtres humains. Dans la France d’aujourd’hui, il arrive que des personnes homosexuelles soient tuées ou blessées ; les rapports de l’association SOS Homophobie sont éloquents et devraient être lus plus largement. L’évolution scientifique a transformé la définition et l’image de l’homosexualité aussi bien chez les hétérosexuels que chez les personnes homosexuelles elles-mêmes. Comment ne pas tenir compte de ce fait, qui s’impose d’ailleurs sur un plan international, comme le montrent l’extension du mariage dans le monde et l’exemple récent de Taïwan ? Fleurs de Légion évoque par exemple ces quatorze mille soldats, sous-officiers et officiers qui ont été exclus de l’armée sous Clinton (par la loi Don’t ask, don’t tell) : en quoi l’orientation sexuelle de ces femmes et de ces hommes pouvait-elle contrarier leur professionnalisme ? L’armée des Etats-Unis est-elle devenue moins opérationnelle depuis le « repeal act » (2010) qui a mis fin à l’inique loi du gouvernement Clinton ? A ce sujet, il conviendrait de traduire en français les témoignages rassemblés par Josh Seefried, un officier de l’US Air Force (Our Time, 2011), très éclairants à propos de la compatibilité qui existe entre l’uniforme et l’orientation sexuelle – à mon sens, cela va d’ailleurs encore plus loin qu’une simple compatibilité. Le défaut de connaissances générales et spécialisées explique les peurs, les préventions, les discriminations. Il existe d’autre part des mouvements régressifs de la part de minorités religieuses fort peu charitables et chez des personnes non éduquées ou ignorantes, qui ont besoin de bouc-émissaires ou tombent dans le manichéisme le plus absurde. Tout cela montre que le thème de l’homosexualité n’est pas en lui-même un cliché : il correspond d’abord à une réalité (certes minoritaire), et à une composante humaine vieille comme les hommes. Si l’on en parle régulièrement, c’est à cause du nombre croissant des victimes, et parce que l’émergence de l’identité sexuelle coïncide en France avec une période de crise sociale et de durcissement idéologique, dans tous les camps.

Nijni-Novgorod (Russie), lieu de naissance du personnage principal

– Votre personnage Nikita symbolise-t-il la condition des jeunes homosexuels en Russie ?

Comme tout personnage de roman, celui-ci est une composition, comme on le dit d’un acteur, ou bien une alchimie. J’ai choisi la Russie en écho aux crimes d’Etat perpétrés en Tchétchénie, auxquelles le roman fait allusion. Mais c’est surtout parce que la Russie a compté parmi les fées de ma prime adolescence, lorsque les œuvres de Tchaïkovski, Borodine, et Rimsky-Korsakov enchantaient mes heures. Il existe un charme russe, que chaque Noël réveille autour de moi. Savoir la Russie aussi éculée sur la question de l’homosexualité, aussi influencée par soixante-dix ans de chape de plomb communiste, me semble d’une infinie tristesse. Tant de personnes souffrent inutilement, là-bas ! Croire qu’un Russe homosexuel est nécessairement un mauvais russe ou un mauvais chrétien est d’une stupidité  sans nom, comme si ces définitions devaient être mises sur le même plan. On a l’impression que le monde cru moderne ne sait plus conjuguer l’Un et le Multiple, et qu’il tourne le dos au Parménide de Platon. Les problèmes ne s’arrêtent pas à la Tchétchénie : ils se retrouvent à d’autres degrés dans d’autres Etats, régions autonomes ou oblasts (dont personne ne parle), comme la Biélorussie et le Tatarstan. En Russie même, cette orientation sexuelle est socialement décriée ou condamnée. Vladimir Poutine est peut-être plus libéral que la population russe, c’est tout dire…

Fleurs de Légion est donc un hommage à la liberté que l’on trouve en France ?

Certainement ! Comme l’indique l’origine même du nom « France », ce pays a vocation à l’indépendance et à la liberté. Cela ne signifie pas que le roman en donne une peinture idéale. Je ne trouverai d’apaisement que lorsque deux personnes de même sexe pourront se promener n’importe où la main dans la main. Nous en sommes loin, contrairement à ce que l’on dit parfois. Pouvoir se tenir librement la main ne devrait pas être un risque, ni déclencher une peur. En un sens, c’est encore plus important que l’union civile ou le mariage. Mais la liberté dont il est question ici désigne aussi ces étrangers qui se mettent volontairement au service de la France, qui mettent ainsi en oeuvre leur liberté personnelle pour une cause qu’ils estiment noble : cette tradition remonte au moins à la Renaissance et, pour ce qui concerne la Légion étrangère, à 1831. Alors que la Légion fonctionne sous l’un des régimes les plus sévères de l’armée, elle forme en même temps l’un des corps les plus opérationnels, l’un des plus aptes à défendre cette « liberté » dont, avec plus ou moins de sincérité et de cohérence, la France se veut toujours championne.

Propos recueillis par Pierre Fontaine.

Fleurs de Légion, Editions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2019.

Kukaï génie du Japon

      Le Japon n’a pas la réputation d’un pays à philosophes. Encore qu’il ait existé depuis l’ère Meiji des écoles philosophiques (comme celle de Kyoto), que nombre de professeurs de philosophie exercent aujourd’hui à l’Université, proposant des programmes comparables aux nôtres, que ce pays possède aussi des spécialistes de tous les grands sommets, de Platon à Heidegger, et que perdure la mode de Deleuze et celle de Derrida, l’archipel n’est pas connu pour receler de grands penseurs, qui se seraient imposés au patrimoine universel. Cette image simpliste tient à la méconnaissance de la culture japonaise – où la question de la pensée se pose de manière spécifique –, mais aussi à notre ignorance de la pensée bouddhique. De fait, si l’arrivée du bouddhisme au Japon, entre le VIe et le VIIe siècles, a rencontré d’autres courants, comme le confucianisme et le taoïsme, qui possédaient leurs théoriciens, cette nouvelle religion n’a pu se développer qu’à l’aide de penseurs éminents, qui eurent une influence durable, mais dont le rôle et les œuvres sont encore très méconnus du grand public français. Les Japonais ont l’habitude de citer trois noms, formant trois sommets : Kukaï (fondateur du Shingon, branche ésotérique du bouddhisme japonais), Dogen Zenji (fondateur de la branche Soto du Zen), et Shinran (maître du Jodo-Shû). C’est le premier, Kukaï, connu aussi sous le nom de « Kobo Daishi », que cet article souhaite évoquer.          Continuer la lecture de Kukaï génie du Japon

Shimao Toshio, L’aiguillon de la mort

    Des lecteurs dépourvus de sens historique, et donc de souplesse, rejettent a priori une œuvre comme Anna Karénine du fait que Tolstoï traite de l’adultère selon un prisme qui ne correspond pas aux mentalités ni aux circonstances de leur temps. Sait-on d’ailleurs de quelle manière un romancier devrait traiter un tel sujet aujourd’hui, selon quel dosage entre le réalisme et la fiction, l’imagination, le phantasme, et les mille couleurs que peut trouver une écriture littéraire ?

    Sujet aussi vieux que l’amour, l’adultère trouve dans L’aiguillon de la mort un traitement improbable hors du cadre japonais où il s’inscrit. Ce n’est pas qu’il faille forcément attendre d’un roman écrit au Japon je ne sais quelle japonité, qui offrirait au lecteur un exotisme attendu, à coup de geta, de Chanoyu et de choji. Mais on ne peut pas demander d’autre part à l’écrivain d’ignorer sa propre culture, lui interdire de vibrer avec l’espace et le temps, dont il est relativement dépendant, et qui le déterminent plus intimement qu’il n’en a conscience. SHIMAO Toshio (1917-1986) ne s’est peut-être pas intéressé à la lisibilité de son roman hors du Japon, et s’il fait penser à Mauriac, j’ignore dans quelle mesure il aurait été influencé par certains auteurs occidentaux.

    Shi no toge est considéré comme l’un des romans importants de la seconde moitié du XXe siècle. Publié au Japon en 1977, il a été traduit en 2011 par Elisabeth Suetsugu, pour entrer dans la riche collection japonaise des Editions Philippe Picquier l’année suivante.

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Histoires et dictionnaires de littérature japonaise

  Depuis les années 1990, la littérature japonaise connaît en France un intérêt qui ne s’est pas encore démenti. Présente auparavant grâce à des maisons d’édition spécialisées, hélas disparues, comme Maisonneuve et Larose ou les Presses Orientalistes de France, elle s’était affirmée aussi à l’intérieur du catalogue de Folio/Gallimard (Mishima, Tanizaki) ou de celui du Livre de Poche (Kawabata, Abe Kobo, Ooka Shohei). La collection « Connaissance de l’Orient », chez Gallimard, propose également (depuis les années cinquante) un trésor de grands ‘classiques’, servis par des traductions jugées très remarquables par les spécialistes (comme Les heures oisives d’Urabe Kenko, ou bien Le pauvre cœur des hommes et Sanshiro de Sôseki). L’engouement récent pour la littérature japonaise s’est exprimé surtout à travers les éditions Philippe Picquier, qui ont publié un grand nombre de textes, surtout contemporains : elles ont su saisir au bon moment la vague nipponophile qui a soulevé le lectorat français. Ce tableau forcément incomplet se doit de mentionner aussi les éditions Verdier, qui ont très courageusement publié le Heike monogatari, le Heiji monogatari et le Hogen monogatari, tous trois monuments de l’histoire littéraire japonaise, les romans et nouvelles publiés aux éditions Le Rocher, et encore l’incomparable édition illustrée du Genji monogatari par Diane de Selliers.

     Le lecteur amateur peut se demander maintenant de quels outils il dispose pour avancer dans la connaissance de la littérature japonaise, lorsqu’il ne lui est pas permis d’en apprécier directement la langue, et que les sites Internet, parfois inégaux, ne lui suffisent pas.

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Endo Shusaku et ses problèmes

     Le film Silence de Martin Scorsèse fait connaître au public français une image saisissante et terrible de la fin de la tentative d’évangélisation du Japon menée par les Jésuites et les Tertiaires franciscains. Comme d’habitude, la majorité des journalistes, par trop ignorants, n’évoquent pas le film Chinmoku (Silence) produit au Japon par Masahiro Shinoda (1971), ni le roman d’où le film est tiré, et portant le même titre, de ENDO Shûsaku (publié en 1966, traduit en français en 1992). Romancier catholique et francophile très connu au Japon, profondément marqué par la lecture de Léon BLOY, Georges BERNANOS et François MAURIAC, ENDO (1923-1996) a évoqué les persécutions et le martyre de centaines de chrétiens japonais, à travers des figures que le film fait retrouver. Les victimes ayant toujours raison, la monstruosité du régime TOKUGAWA paraît aveuglante et d’une évidence rassurante.

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Jeu d’ombres et de clartés chez Sôseki

   Gustave Flaubert rêvait d’écrire « sur rien, un livre sans attache extérieure. » En Japonais racé, Sôseki écrivit quant à lui un roman (le neuvième et le dernier) sur presque rien, ou en tout cas, sur très peu. L’intrigue peut en effet se résumer à ceci : une jeune épouse, Nobuko, découvre peu à peu que son mari Tsuda ne lui appartient pas pleinement, parce que des parts d’ombre dans sa vie et sa sensibilité l’éloignent d’un amour partagé et paisible.

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Sôseki – Kokoro pour toujours

   Le journaliste et essayiste Damian Flanagan, auteur du récent Natsume Soseki superstar of world literature, vient de publier une série de trois articles autour du Bushido dans le journal The Japan Times. On y apprend notamment à relativiser l’impact du Bushido, et à en relever la modernité. Il faut savoir gré à l’auteur de restituer une chronologie exacte – et ensuite, de nous faire réfléchir sur le sens à donner au roman Kokoro, Le pauvre cœur des hommes en français.

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