Le Soutra de l’Ornementation fleurie, un trésor méconnu.

Un événement éditorial est survenu en janvier 2019, assez considérable pour devoir être fortement signalé. Etant donné son importance, on peut déplorer que les médias en parlent aussi peu. Parmi les grands soutras qui ont nourri les bouddhismes japonais, il en est un majeur, d’une taille intimidante, qui compte assurément parmi les trésors de la pensée humaine, et qu’aucun connaisseur ni aucun pratiquant du Mahayana – le « Grand Véhicule » – ne peut ignorer : il s’agit de l’Avatamsaka sutra, titre généralement traduit par Soutra de l’Ornementation fleurie. Avec ses sept cent mille caractères chinois, il représenterait, selon certains exégètes, le « roi des rois des soutras ». Celui qui s’y plonge – jusqu’à présent dans sa traduction américaine, ou bien à travers le Soutra des dix terres, son 26è chapitre, traduit en français en 2004 – ne peut qu’être saisi par la beauté du texte, l’élan qui le porte, et les raisonnements souvent très élaborés qu’il comporte – selon des schémas et des procédures de pensée propres à la pensée bouddhique, d’origine indienne. L’introduction, par exemple, fait retrouver l’enchantement auquel convie le début du Lankavatara sutra (Le Soutra de l’entrée à Lanka), comme un immense portique abritant le panthéon bouddhique. On doit à Patrick Carré la traduction présentée et annotée du 39ème et dernier chapitre, sous le titre de Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue (Gandavyuha-sutra) : pas moins de cinq cents pages déjà.

Sudhana, pèlerinant dans des mondes merveilleux.

         L’Avatamsaka sutra a la réputation d’avoir été inspiré au Bouddha Shakyamuni juste après son Eveil, à Maghada. Rédigé en sanskrit au IVe siècle, version originale dont il ne resterait que des fragments, il fut l’objet de trois traductions magistrales en Chine, à l’époque des grands traducteurs – à la fois disciples et inspirateurs de l’Eveil auquel visent les soutras : Buddhabadra (au Ve siècle), Siksananda (version plus complète en 80 rouleaux, vers 700) et Prajna (version en 40 rouleaux, plus courte, en 780). Son enseignement se répandit non seulement en Chine, mais aussi en Corée et au Japon.

         Ce soutra inspira tout d’abord l’école chinoise Huayan aux IVe et Ve siècles. Le premier patriarche de ce courant, Fashun (ou Dushun, 557-640), attira à lui des foules de savants admiratifs. On lui prêtait des miracles, et l’empereur Wen des Sui lui conféra le titre honorifique exceptionnel de « Cœur impérial ». Mais le fondateur véritable de cette école rompue à l’exégèse serait plutôt Fazhang (643-712), un savant et traducteur renommé, qui fut le précepteur de quatre souverains et l’auteur d’une centaine de commentaires et d’essais mahayanistes. A la demande de l’impératrice Wu Zetian, il participa à la seconde traduction de l’Avatamsaka sutra auprès du Khotanais Siksananda (652-710). Ce soutra suscita non seulement des études religieuses savantes, mais aussi des comportements extrêmes, comme cette immolation par le feu d’un prince du Nord, en sacrifice au bodhisattva Majushri (Manju en japonais). Plus généralement, les moines lisaient et récitaient régulièrement ce soutra. L’école Huayan atteignit son apogée sous les Tang, jusqu’à la persécution antibouddhiste des années 841-845, qui causa sa perte. Certains héritages de ce courant se retrouveraient néanmoins à travers d’autres courants, comme le Chan et la Terre Pure.

         L’Avatamsaka-sutraKegon-kyo en japonais, 華厳経 – fut introduit au Japon dès le VIIIe siècle, pour alimenter non seulement le bouddhisme, mais aussi tout un pan de la culture nipponne. Il donna d’abord naissance à l’Ecole Kegon, l’une des Six Ecoles de Nara, et l’une des plus actives et spéculatives de toutes. Le prince impérial Nagaya (684-729) aurait commandé la construction du temple To-In pour en faire un centre de diffusion des enseignements du Kegon, tâche à laquelle plusieurs moins de l’Ecole Hosso auraient été associés. C’est de ce courant que relève encore aujourd’hui l’immense Todai-ji, dans l’ancienne capitale japonaise.

         Le Kegon fut aussi l’école au sein de laquelle le moine Kukaï (Kobo-Daishi) reçut sa première ordination ; dans une certaine mesure, l’école Shingon peut être considérée comme héritière de l’Ecole Kegon, qu’elle absorba largement. Selon Bernard Frank, le Soutra de l’Ornementation fleurie est une des principales sources des deux grands mandalas de l’Ecole Shingon, le ‘Kongokai’ et le ‘Taizokai’, que l’on peut voir au temple To-ji, à Kyoto. Au début du XIIIe siècle, le moine Myoe (1173-1232) fournirait un résumé de l’Avatamsaka sutra, intitulé Kegon shinshugi (traduit et publié par Frédéric Girard aux éditions du Collège de France en 2014). Parallèlement, au Japon, on ne compte pas les Emaki, les peintures inspirées par ce texte fondateur. Parmi ces chefs d’œuvre artistiques, il faut au moins signaler le Kegon gojugo-sho, le Rouleau des cinquante-cinq lieux du Soutra Avatamsaka, également appelé Zenzai doji emaki (XIIe siècle). Un chercheur japonais pourrait facilement, si cela n’a pas déjà était fait, fournir une synthèse à propos du rayonnement culturel de ce soutra. Ce travail aurait par exemple à tenir compte de l’écrivain Mori Atsushi ( 森敦,1912-1989), prix Akutagawa de 1974 pour Le Mont Gassan. Ami de Dazaï et de Kawabata, mais distant vis-à-vis du monde de la littérature, Mori est l’auteur d’un texte considérable, qui est aussi l’œuvre de sa vie, intitulée en japonais Imi no Henyo (La transformation du sens, 1984). A la fois essai, autobiographie et roman, cet ouvrage protéiforme se nourrit autant de philosophique bouddhique que de théories mathématiques. Il doit son assise cosmologique à l’Avatamsaka sutra, que Mori découvrit avec émerveillement au temple Todai-ji à Nara lorsqu’il avait 23 ans.

Aux Etats-Unis, ce soutra fut traduit en 1984 par le sinologue et japonologue Thomas Cleary (l’ouvrage compte environ 1600 pages), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arts martiaux et les samouraïs. En France, le sinologue Patrick Carré s’est chargé de cette vaste entreprise de traduction, fruit d’un travail d’au moins dix ans (2008-2019). Parmi ses nombreuses traductions, on signalera notamment celle du Soutra des dix terres et celle du Soutra du filet de Brahma. Bien qu’il dirige la très belle collection « Trésor du bouddhisme » chez Fayard, c’est finalement aux éditions tibétaines Padmakara, en Dordogne, que paraît son travail.

L’édition de Patrick Carré, Editions Padmakara

La traduction chinoise que Patrick Carré convertit à son tour en français est celle de Siksananda – de ce moine, on raconte qu’après son incinération, il serait resté la seule langue, symbole de son activité et de l’Eveil qui l’aurait marquée. Il importe ici de souligner que ce Soutra de l’entrée dans la dimension absolue, le Gandavyuha-sutra, représente le dernier chapitre de l’Avatamsaka sutra, le plus ‘tantrique’, et souvent connu séparément. Cette édition n’offre donc pas une traduction complète du soutra auquel cet article est consacré, mais il en propose la partie qui en révèle le mieux la totalité. Le Gandavyuha-sutra raconte en effet le voyage initiatique d’un jeune fils de marchand, Sudhanakumara (Zenzai doji en japonais), en 52 étapes et 53 visites, jusqu’à la réalité ultime (Dharmadatu), incarnée par Vairocana. Comme l’écrit Patrick Carré dans sa présentation, « L’Entrée dans la dimension absolue est un long hommage poétique à la liberté des individus qui ont réalisé la vacuité de toute chose et que plus rien n’empêche de déployer d’inconcevables prodiges pour discipliner les êtres en les aidant à atteindre l’Eveil suprême. » Au Japon, le voyage de Sudhana (Zenzai doji) est l’un des plus fameux voyages bouddhiques, avec celui de La Pérégrination vers l’Ouest, le formidable roman de Wu Cheng En (on ne confondra pas Zenzai doji avec Sanzo Hoshi, nom japonais du moine Xuanzang dans le roman chinois).

Si la totalité des deux volumes ici réunis en un coffret représente plus de 1400 pages, c’est que Patrick Carré fait précéder le soutra d’un des principaux commentaires qui lui fut consacré, par le Chinois Li Tong-xuan (635-730), esprit libre et profond qui marqua aussi bien l’école Huayan que le Chan. Il faut dire que Patrick Carré est non seulement un linguiste, mais aussi un érudit et un pratiquant attaché au bouddhisme tibétain, qui voyage parmi les flots de textes mahayanistes comme peu de savants peuvent le faire. Pour avoir lu patiemment son Introduction à la pratique de la non dualité, où le Soutra de la liberté inconcevable, de Vimalakirti est suivi, verset après verset, d’un choix de commentaires de Sengzhao et Daosheng, il apparaît – en tout cas à l’amateur que je suis – que Patrick Carré cherche à donner leur pleine mesure aux commentaires mahayanistes. Bien loin de les traiter comme un fonds perdu, bon pour les archivistes et les historiens, il les considère au contraire comme d’authentiques chefs d’œuvre de la pensée, écrits par des exégètes devenus des Maîtres, des textes qui, tirés des soutras, deviennent à leur tour des sources vives.

Les amateurs de littérature et de pensée chinoise – comme tout amoureux authentique du Japon – savent que si Patrick Carré a traduit de nombreux textes en français, et qu’il est considéré comme l’un des principaux sinologues de notre pays, il s’écarte délibérément du littéralisme – chose d’ailleurs difficile quand on travaille du chinois vers le français –, et qu’il cherche toujours à suivre l’esprit du texte original pour l’infuser dans notre langue. Bien loin de s’enfermer dans une rigidité pseudo-scientifique, ce traducteur-révélateur est guidé par un enthousiasme lyrique très communicatif.

Cette édition courageuse est due aux Editions tibétaines Padmakara, dont le sérieux du travail et le rôle dans la diffusion du bouddhisme sont connus. Il convient de les féliciter, et de remercier surtout le traducteur inspiré du texte, trésor du bouddhisme et de la pensée humaine.

Référence : Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue. Traduction, préface, notes par Patrick Carré, Editions Padmakara, janvier 2019. 784 p. (tome 1) et 680 p. (tome 2). Format 17×24 cm. (Voir la fiche de présentation sur le site des Editions Padmakara).

Bibliographie :

* Soutra des Dix Terres (Dashabhûmika), traduit par Patrick Carré, Fayard, 2004.

* Kenneth Ch’En : Histoire du bouddhisme en Chine, Les Belles Lettres, 2015 (1964).

* Roberto Gimello, Frédéric Girard, Imre Hamar : Avatamsaka Buddhism in East Asia. Ed. Harrassowitz, 2012.

* Frédéric Girard : Un moine de la secte Kegon à l’époque Kamakura, Myoe, Publication de l’Ecole française d’extrême-Orient, 1990.

* Jan Fontein : The pilgrimage of Sudhana. A study of Gandavyuha in China, Japan and Java. Mouton and Co, 1967 (reed. 2012).

* Megan Lynn Husby : Mori Atsushi’s the Transformation of Meaning, Imi no Henyo : a Translation and critical introduction, Université du Colorado, juin 2018.

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