« Lilas rouge » de Reinhard Kaiser-Mühlecker

Les grands livres sont ceux qui savent rouvrir la définition de la littérature. En lisant Lilas rouge (Roter flieder, 2012, traduit en français en 2021), de Reinhard Kaiser-Mühlecker, on constate que cette loi s’applique naturellement à la forme du roman : lorsqu’on l’ouvre, et que l’on se laisse porter par lui, toutes les questions tournant autour de la forme romanesque reviennent à l’esprit, pour nous faire convenir en fin de compte que cet écrivain a su donner au roman sa propre forme, son propre rythme, sa propre langue. Peu importe, alors, que des centaines de milliers de romans aient déjà été écrits auparavant et que les meilleurs semblent avoir épuisé ce genre.

            Grâce aux Editions Verdier, pionnières dans la révélation d’un grand écrivain au public francophone, et à la très belle traduction de M. Olivier Le Lay, ce roman de sept cents pages est publié dans d’excellentes conditions. Ici, je souhaiterais soumettre à mon lecteur quelques impressions de lecture, des éléments d’analyse, sans renoncer à formuler quelques questions pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de réponse.

Kirchdorf an der krems (Photo D.R.)

            La quatrième de couverture, quelques articles – celui de Jean-Luc Tiesset en particulier, dans En attendant Nadeau – m’ont incité à cette lecture, alors que je ne connaissais rien de Reinhard Kaiser-Mühlecker (écrivain autrichien né en 1982), pas même son nom. L’histoire d’une famille paysanne de la Haute-Autriche n’était pas un thème vers lequel j’aurais a priori couru. L’intérêt de l’écrivain pour les personnes ‘ordinaires’ (terme qu’il emploie au cours d’un entretien) m’a tout d’abord fait craindre le pire : quelque roman réaliste ou néo-naturaliste en lien avec l’obscurité du passé nazi de l’Autriche ; ou encore, un récit sous-tendu par une repentance moralisatrice ou politique trop stéréotypée. Jusqu’à la fin, ces écueils sont soigneusement évités.

            Lilas rouge est l’œuvre d’un artiste très conscient de son art. Il nous offre un roman d’une architecture parfaite, comparable en cela aux Buddenbrook de Thomas Mann. Mais au lieu de l’ironie mordante et sans cesse renouvelée de son grand aîné, Kaiser-Mülhecker adopte un ton qui cherche à coller de façon neutre à la réalité, qu’il décrive le fonctionnement d’une machine ou d’un procédé agricole ou bien l’intériorité d’un personnage. Sa prose est marquée par un sens du détail qui tend à l’exhaustivité, à la complétude, à la précision, sans jamais tomber dans le délayage. Pourtant, cette écriture – pour autant que la traduction en donne l’idée – suit une forme de lyrisme très sobre, qui refuse les grands effets et les métaphores clinquantes. Son caractère poétique repose plutôt dans la régularité des phrases, le tissage du récit, la densité du sens. De brefs leitmotivs comme celui du lilas rouge assurent au texte une unité remarquable. Aussi bien, l’entrée dans ce monde ordinaire devient-elle malgré tout intéressante et même prenante. La qualité de ce romancier consiste donc à convertir tout ce qu’il décrit, à le transformer par son art, ou encore, à préciser le regard du lecteur. Une écriture littéraire réussie n’accorde-t-elle pas aux objets une valeur qu’ils ne possèdent pas nécessairement dans la réalité ? Le poids de mélancolie qui s’attache à tant de pages pourtant dépourvues de pathos contribue également à retenir toute l’attention du lecteur. Le rythme du roman est non moins remarquable : moments tragiques ou violents, scènes montées avec des effets crescendo puis quittées en decrescendo, dialogues, description ingénieuse de la folie de Paul (où réalité et délire s’entremêlent), peintures variées de la nature, du climat et des animaux. La variété à l’intérieur de ce rythme ample donne toute son efficacité et son intensité à cette architecture minutieuse.

      Lilas rouge met d’abord en scène le chef local du Parti nazi, Ferdinand Goldberger. Ce peu glorieux personnage s’installe dans le petit village de Rosental pour fuir un passé récent dont il a lieu de craindre les conséquences pour sa vie, en cette fin de guerre. Il participe encore à une exécution d’un prisonnier polonais, qu’il délègue de force à un jeune soldat qui panique. Le vieux Goldberger meurt dès la page 90, mais son ombre s’impose quasiment à tout le roman. Vis-à-vis des deux Ferdinand qui vont lui succéder – son fils et son arrière petit-fils –, et de ses petits-enfants Paul et Thomas, il apparaît comme le meurtrier originel, d’où sort la malédiction qui doit s’étendre en principe jusqu’à la septième génération. Le lecteur découvre peu à peu la famille Goldberger – à côté des personnages masculins, des femmes comme Elizabeth, l’ancienne aubergiste avec qui vit l’ancien bourreau, Anna, l’épouse de Ferdinand (II), Sabine, celle de Thomas. Tous sont remarquablement campés, singularisés, probants, et font voir des morceaux de la culpabilité et du malheur humains.

            Alors que l’ombre du mal perpétré par le vieux Goldberger plane tout au long du roman – d’autant plus qu’il n’est jamais révélé entièrement –, on voit des générations se succéder, mystérieusement débitrices d’un obscur passé, et ayant néanmoins à vivre, à travailler, à aimer et à vieillir. Le passage du temps fonde peu à peu la bifurcation entre la grande et la petite histoire (phénomène qui intéressera particulièrement les historiens). Quelques traces de ce mal, des éléments de mémoire menacés par le temps, parcourent le roman avec régularité : le carnet que tenait le vieux Ferdinand, les arbres généalogiques qu’il a tracés au crayon, la fameuse carrière qu’il a achetée puis revendue (et où reviennent son fils Ferdinand et son petit-fils Thomas, comme pour un obscur ressourcement), et la phrase de l’Ancien Testament, soulignée dans son exemplaire de la Bible. Ce roman du mal est aussi un roman du pardon, laissé en perspective plutôt que thématisé : alors que le caractère criminel du vieux Goldberger paraît irrémissible, le mal qu’accomplit inconsciemment son petit-fils Paul – et qui ressemble de loin à une répétition du péché d’origine – trouve une compensation symbolique dans son exil et sa mort. Pour ces diverses raisons, Lilas rouge apparaît comme un roman d’après-guerre beaucoup plus que comme un roman de guerre. Il existe apparemment plusieurs après-guerre autrichiens comme des historiens japonais ont récemment mis en lumière la réalité d’après-guerres japonais successifs, dont les caractéristiques varient, et s’imposent jusqu’à aujourd’hui. 2012 (année de la sortie du roman en allemand) relève peut-être du dernier après-guerre de l’Autriche, méconnu à l’étranger, mais bien réel encore, si l’on en croit cet ouvrage. Un après-guerre qui appartiendrait surtout à l’inconscient collectif, et qui occupe une grand part du silence dessiné dans ce roman.

        Il y est pourtant très peu question de la grande Histoire (il ne s’agit absolument pas d’un roman historique). Le narrateur se contente du minimum, de la suggestion et de l’implicite. Par exemple, page 624, le lecteur déduit que le père de Peter Fellner, assassiné par des Polonais, est le soldat que le vieux Goldberger a obligé à tuer naguère le prisonnier polonais. Souvent les dates sont incomplètes (par exemple : « En cette année 19XX », p. 683). Les mots « Autriche » et « autrichien » sont quasi absents du texte. L’histoire prise entre 1945 et les années 1990 – période où se tient la chronologie du roman – est quasi absente : tout juste est-il question de l’essor de l’aviation civile, des autoroutes, et de l’entrée de l’Autriche dans la Communauté européenne. Il semble que l’Histoire soit réduite à un minimum fatal, qui se glisse à travers le destin des personnages. Elle est chassée par le grand vent de la nature, qui paraît en occuper l’espace. Même la ‘malédiction’ est traitée, non pas comme une armature mythique qui unifierait tout le roman, de façon homogène et démonstrative, mais comme un fil qui en fin de compte se révèle surtout une croyance paysanne proche de la superstition, qui afflige tel personnage et fait rire tel autre (le jeune Ferdinand III). En fin de compte, il semble que le sentiment du temps et surtout, l’impermanence, forment la véritable trame de cette traversée générationnelle entre les eaux du bien et du mal, qui sont aussi celles d’une réalité sociale paysanne composée de banalité, de répétition, de souffrances et de silences.

       De cette économie, de ce minimalisme, découle peut-être une forme de déréalisation, en contraste avec tant de détails réalistes, poussés à une précision parfois obsédante. De la même façon, les sentiments amoureux ne sont jamais lyriques, mais rapportés par un narrateur neutre – ils apparaissent surtout à propos de Thomas et Sabine. Quant à l’érotisme et à la sexualité, ils n’occupent pas plus d’une ligne (infidélité de Thomas avec l’aubergiste Fanni).

(D.R.)

            En fin de compte, les personnages sont moins dépendants de l’histoire que de la nature et de l’agriculture. Lilas rouge peut être dit – sans caricature, sans cliché – un roman agricole, mais un roman agricole extrêmement convaincant parce qu’il introduit un type nouveau dans la littérature. Dans divers entretiens, Reinhard Kaiser-Mühlecker parle de son attachement à la Haute-Autriche où il est né. Il affirme qu’il ne peut pas écrire sans partir de son expérience personnelle, de sa connaissance intime des lieux, même s’il comprend que d’autres écrivains puissent partir de leur imagination ou à la suite d’une recherche qu’ils effectuent. Il s’agit pourtant d’une relation vivante, tantôt existentielle, tantôt poétique, plutôt que d’une appartenance, même culturelle – on est à dix mille lieues du folklore. Et ainsi, le sentiment de la nature, des saisons, envahit le texte, jusqu’au remarquable final : passage purement symphonique, où les personnages du roman sont enfin oubliés, mais qui décrit le lever du jour jusqu’à la nuit étoilée, selon un tempo qui s’accélère. A propos de ses personnages, il semble que le centre d’intérêt du romancier réside dans la façon dont ils appartiennent ou non à cette nature âpre, rugueuse, parfois belle et magique, souvent inquiétante et riche de mystères et d’inconnues. Nature qui les voit naître, vivre et disparaître, avec l’indifférence du ruisseau qui a tué le vieux Goldberger. Cela n’empêche pas le romancier de serrer de très près les relations qui se forment ou se déchirent entre les uns et les autres, de leur conférer une épaisseur psychologique souvent marquante et impressionnante, qui animent cet univers romanesque à la fois charpenté et scruté (y compris au cours de la ‘partie’ bolivienne). Sur ce point, l’auteur a su rendre avec acuité les différences de mentalité entre les générations, tout en fournissant un éclairage très riche sur les conditions de vie d’un territoire comme isolé du monde.

            Les autres romans de Reinhard Kaiser-Mühlecker ne sont pas encore traduits en français, mais celui-ci suffirait à faire retenir son nom des eaux du temps. Quand on lit une telle œuvre, on peut se sentir fier d’être son contemporain. Ce n’est pas que ce romancier parvienne à la perfection : en particulier, les deux effets d’attente (nom du pays où Paul s’est exilé, nom du personnage dont il est question dans un autre chapitre), censés créer un suspense ou une tension chez le lecteur, me paraissent des chevilles narratives trop épaisses. Par ailleurs, il est frappant que le roman comporte très peu d’idées abstraites, de type philosophique, religieux ou moral : le récit avance en plaçant son objectif tout le long de la réalité humaine ou naturelle, en respectant le code d’un minimalisme dans l’expression du sens. Cette fois, cette économie, cette ellipse m’interrogent : Kaiser-Mühlecker sait donner de la densité à son récit sans recourir à des éléments philosophiques qui, pour le coup, auraient modifié entièrement le statut du narrateur. Ce silence constitue-t-il un raffinement artistique, un évitement, un reflet de l’absurde ou bien traduit-il une forme de scepticisme radical ?

            Ce qui m’a paru admirable tout au long de la lecture, c’est la prodigieuse énergie créatrice de cet auteur, capable d’écrire ce roman de sept cents pages à 28 et 29 ans : un roman sur « rien » (comme le dit Flaubert) ou pas grand-chose, au regard de la grande Histoire. Il ne fait aucun doute – le nombre de prix reçus par lui en fournit l’indice – qu’un grand écrivain nous est apparu en Autriche. Il faut espérer que les éditeurs français sauront lui accorder une attention beaucoup plus soutenue, et que Kaiser-Mühlecker continuera à donner à la littérature des œuvres de cette valeur.

Stéphane Giocanti

Bibliographie :

* Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge. Verdier (collection ‘Der Döppelgänger’), 696 pages, 2021. (Le roman comporte 5 parties, chacune divisée en une dizaine de chapitres environ). 30,50 e. L’ouvrage a été fort bien relu et corrigé : il comporte extrêmement peu de coquilles (bravo à l’éditeur et au traducteur !).

* Jean-Luc Tiesset : « Une famille maudite », En attendant Nadeau, 28 avril 2021.

Le Japon, des Etats-Unis à la Chine

Entre 1945 et 1952, les Etats-Unis ont administré le Japon. Ils en ont encadré ou inspiré les lois démocratiques, permis la reconstruction, favorisée par la guerre de Corée, et ont choisi d’en assurer la défense militaire. Il ne fait aucun doute que la population japonaise a souvent éprouvé du respect et même de l’admiration pour le peuple américain ; elle a été fascinée par son mode de vie, son aisance, son sens de l’efficacité, et elle a même subi l’attraction de cette puissance en termes culturels. Elle a généralement soutenu la conception capitaliste de la société et l’anticommunisme, tout en les acclimatant et en affrontant des oppositions parfois vigoureuses. Plus obscurément, au-delà de 1952 et jusqu’à nos jours, il ne fait aucun doute que l’Etat américain a constamment surveillé le Japon, et contrôlé, voire inspiré nombre de décisions politiques. Jusqu’en 1970 au moins – on pourrait dire : tout au long de la Guerre Froide –, les élections du Premier ministre ont été en partie financées par la CIA et par des sources parallèles. Des historiens américains ont eux-mêmes analysé l’évolution de ce partenariat, que l’on a parfois comparé à une annexion ou à une alliance modèle, selon le moment et la perspective critique. Il est évidemment impossible de résumer ici plus de soixante-dix ans de diplomatie, d’accords économiques, et de rapports culturels.

            Alors que les Etats-Unis et la Chine s’affrontent d’une façon inquiétante pour la paix, il n’est pas inutile de lancer ici des perspectives et des hypothèses à long terme. La géopolitique chinoise, jugée retardée par nombre de spécialistes, est une géopolitique de superpuissance : la Chine a avalé habilement Hong-Kong, persécute les Tibétains et les Ouighours en toute tranquillité – le « génocide culturel » dénoncé par le Dalaï-Lama a pris la figure de l’interdiction faite aux Tibétains d’enseigner leur langue dans les écoles de leur pays, depuis 2019 : grâce au Covid et aux actualités qui se bousculent incessamment, ce détail a été passé largement sous silence par la presse française. Tout aussi gravement, l’Etat chinois vise Taïwan, en intimidant tous les pays qui chercheraient à en reconnaître la souveraineté, alors que depuis 1949, Taïwan possède de fait tous les attributs de la souveraineté et montre le modèle d’un pays libre. Aussi, la dictature et le communisme chinois rendent improbable à court terme toute conjonction véritable entre le Japon et la Chine.

            Dans ce paysage inquiétant, les Etats-Unis ont un intérêt immense à choyer le Japon. L’archipel est au cœur de l’action américaine en Asie et dans le Pacifique, d’une façon plus sûre que la Corée du Sud. Pourtant, l’hyperpuissance américaine ne cesse de révéler les signes de son déclin, de sa difficulté militaire à intervenir durablement et efficacement sur des théâtres extérieurs. Elle encourage le Japon à constituer une armée de fait, quand bien même la Constitution lui interdit d’en posséder une. Les « Forces d’autodéfense » forment l’une des armées les plus modernes du monde, et disposent d’un des budgets les plus considérables. Tout récemment, avec l’aval américain, il a été décidé que les Forces d’autodéfense auraient le droit de répondre dent pour dent à toute agression armée. En janvier 2022, le Japon, les Etats-Unis, l’Australie et l’Inde ont signé un traité de défense militaire destiné à endiguer l’expansionnisme chinois et les menaces plus ou moins histrioniques de la Corée du Nord. Un prochain accord de sécurité doit être signé entre le Japon et la France – pays qui possède le second espace maritime du monde. Sur le plan économique, l’appartenance du Japon au camp ‘démocratique’ et libéral s’est traduit en 2016 par le renouvellement du traité TPP, qui l’associe cette fois aux Etats-Unis, au Canada, à l’Australie et huit autres pays : il s’agit de l’Accord de partenariat transpacifique.

L’analyse de Noam Chomsky (2017) est un avertissement.

            A côté de cette entente polymorphe, continuée et consolidée au plus niveau de l’Etat japonais, il est permis de s’interroger sur ce que pensent les Japonais eux-mêmes, s’il est possible d’en rendre compte. Je dois m’exprimer ici avec toutes les précautions possibles, en insistant sur la diversité des opinions et la difficulté de les mesurer. La presse japonaise ne peut que relever les désordres occasionnés par la présence des soldats américains à Okinawa, ainsi que dans de d’autres régions de l’archipel, telles que Yamaguchi. Les viols, les vols, les violences commis par les soldats américains, mais aussi par des amis ou des membres de leurs familles, nourrissent régulièrement l’actualité dans un pays où le taux de résolution des affaires criminelles est l’un des plus remarquables du monde. Ces fauteurs de troubles ne sont pas justiciables de la loi japonaise, et ne peuvent être jugés que par des tribunaux américains. Ces crimes et délits ne vont pas sans créer une forme d’anti-américanisme rampant, dont l’expression demeure toutefois modérée. Alors que la population d’Okinawa proteste et manifeste contre le statut particulier dont bénéficient les soldats en cause, le gouvernement japonais tient à temporiser et à faire respecter les accords passés avec le partenaire américain. Mais tout récemment, la presse japonaise a aussi révélé – non sans susciter de l’émoi – que le gouvernement offrait cent mille euros d’argent de poche à chaque soldat américain en mission sur le sol japonais. Cette générosité ne peut qu’étonner tous ceux qui savent qu’un enfant sur cinq au Japon vit désormais sous le seuil de pauvreté.

            À long terme – cinquante ? cent ans ? – l’évolution parallèle du Japon et des Etats-Unis pourrait finir par les dissocier – non pour aboutir à une rupture radicale, mais à une prise d’indépendance dont le degré ne peut être connu d’avance. Les nombreux exemples de l’action souterraine des Etats-Unis au Japon, les complaisances de l’Etat japonais, semblent déjà créer une lassitude perceptible dans certains médias. Les jeunes générations japonaises ayant perdu le goût du rêve, rêvent encore moins à propos des Etats-Unis, qu’ils visitent de moins en moins, de même qu’ils séjournent de plus en plus rarement en France et en Europe. L’information qui leur parvient leur apprend que la première puissance économique du monde compte environ onze pour cent de pauvres ; que le racisme le plus effrayant peut s’y affirmer ; que le système public y est désastreux ; que la démocratie formelle y est compromise par la vérité d’un pouvoir et d’une logique véritablement ploutocratiques. Les jeunes générations japonaises n’éprouvent peut-être pas de colère vis-à-vis des Etats-Unis comme en témoignent d’autres pays du monde, mais il semble que leur sentiment soit plutôt celui de la déception et de l’incrédulité. Si les Etats-Unis sont rongés par le racisme, la pauvreté, le fractionnement social et le triomphe insolent de la richesse sans limite, il n’est pas sûr, en définitive, que la Chine ne leur semble pas en fin de compte, et par un relativisme forcément approximatif, un pays préférable en tant que partenaire ou allié. Il n’est pas certain que les aspects dictatoriaux et violents de la Chine leur paraissent toujours pires que le cynisme économique et diplomatique des Etats-Unis, dont on a vu les conséquences désastreuses en Irak et en Syrie. Plus ou moins teintées de racisme ordinaire, les attitudes antichinoises provoquées en ‘Occident’ par la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne sont pas du tout pour plaire à la population japonaise. Pour le moment, la nécessité américaine de se trouver un ennemi converge avec la nécessité japonaise de résister à l’arrogance territoriale et maritime de la Chine : les deux hégémonies rivales sont nourries par des besoins intérieurs qui aboutissent à une véritable mise en scène de ces hégémonies, aussi dangereuses et sérieuses soient-elles. Mais cette guerre sans guerre est-elle condamnée à durer ?

            À l’échelle de la grande histoire, et sur un plan culturel profond, ne peut-on pas reconnaître que l’hostilité entre la Chine et le Japon forme une contradiction locale ? et que le partenariat poussé à ce niveau entre les Etats-Unis (les Anglo-Saxons) et le Japon constitue une anomalie uniquement explicable par les événements du XXe siècle ? On ne reviendra pas ici sur tout ce que la culture chinoise ancienne a fécondé au Japon, jusqu’à cette grande réserve de vocabulaire que constituent les Kanji – système d’écriture que les forces d’occupation américaine songèrent à détruire, comme en témoignent Les sept roses de Tōkyō d’Inoue Hisashi (1999). Jusqu’à l’ère Meiji, l’étude du chinois classique formait l’essentiel de la formation littéraire japonaise. Quantité de détails de la vie japonaise s’inspirent de l’ancienne Chine – telles, ces fêtes d’O’bon, fêtes des morts inspirées par la tradition chinoise. Les Japonais sont fiers d’avoir conservé des biens et des habitudes que l’histoire chinoise a régulièrement détruits ou oubliés ; et bien des touristes chinois se réjouissent de trouver au Japon des exemples de trésors historiques que leur pays a sacrifiés. N’a-t-on pas vu par exemple le génial Tamasaburo restaurer l’opéra de Konqu (ancien genre d’opéra chinois) pour y triompher tant au Japon qu’en France et ailleurs, avec tout le respect et la méticulosité dont les Japonais sont capables vis-à-vis des plus excellentes traditions et formes artistiques ? Plusieurs dizaines de siècles de culture chinoise continuent de nourrir l’intérêt des Japonais d’aujourd’hui et de briller en eux à travers de multiples pratiques et activités, comme le Shodo, parallèlement aux séparations et aux différences politiques. Inextricablement, le temps de la Guerre du Pacifique s’éloigne dans le temps. Pendant des décennies (mais après Deng Xiaoping, qui voulait panser les plaies), l’Etat chinois a alimenté la propagande antijaponaise, déclenchant des manifestations parfois haineuses contre le Japon, avec la silencieuse satisfaction de l’Etat américain. Les visites privées de plusieurs Premiers ministres japonais au Yasukuni ont provoqué l’indignation de la Chine et de la Corée avec un automatisme qui ne pouvait que rassurer Washington. Et en effet, on n’a pas trace d’une action forte des Etats-Unis pour empêcher ces visites qui déclenchaient des ouragans d’indignation médiatisée dans les anciens pays victimes de l’armée japonaise. Tant que les rapports entre la Chine et le Japon se trouvaient encombrés, obstrués, conditionnés par les horreurs de la guerre de 1937-1945 (dates du conflit nippo-chinois), les Etats-Unis pouvaient passer pour un allié et un partenaire satisfaisant et utile, offrant la preuve de l’appartenance du Japon au monde libre et démocratique. Le Japon, c’était un peu de nouveaux Etats-Unis plantés contre la Chine, et dans l’esprit de certains, un appendice américain ou pro-occidental sur un flanc du Pacifique. A partir du moment où, le temps passant, le Japon est moins considéré comme le pays agresseur, colonisateur et exploiteur de la Chine, les conditions d’un fantastique retournement diplomatique et géopolitique se trouvent posées. La mésentente supposée éternelle entre la Chine et le Japon pourrait alors céder la place à des formes d’entente.

Le quartier des affaires de Pékin (Beijing)

            Alors que la convergence économique entre l’hyperpuissance chinoise et l’archipel nippon se précise depuis des années, on ignore quelle pourrait être l’évolution de la Chine sur le plan politique : celle-ci procédera-t-elle à une forme de démocratisation ? ses frontières finiront-elles par imploser ? ou bien une pensée unitaire (communiste ou légiste) maintiendra-t-elle sa gigantesque population à l’intérieur de son espace commun ? Les Etats-Unis vont-ils poursuivre leur pente déclinante ? De quelle manière le Japon lui-même évoluera-t-il, face aux différentes difficultés auquel il s’affronte : démographie déclinante, appauvrissement, ralentissement économique, dette publique ?

            Il est clair que, pour l’Etat américain – mais aussi, du point de vue des Européens –, le rapprochement entre le Japon et la Chine pourrait avoir des conséquences redoutables. Sans insister sur les sous-entendus racistes ou racialisants de certains représentations qui ont cours tant au Japon qu’en Chine et aux Etats-Unis, il est certain qu’un tel retournement inaugurerait une ère nouvelle dans laquelle l’Occident n’occuperait plus qu’une position périphérique. Le pouvoir d’un côté du globe passerait d’un autre côté, avec un cynisme égal. Pour conclure, on ne peut que regretter une fâcheuse habitude en France, qui consiste à ne pas s’intéresser à l’espace dit « asiatique », et aux évolutions complexes qui s’y affirment : ces évolutions ont déjà commencé à dicter les nôtres.

Tokyo : Jeux Olympiques et Covid

L’esprit de Pierre de Coubertin et des premiers Jeux Olympiques modernes (1896) ne parvient malheureusement pas à s’imposer au Comité International Olympique. Coubertin rêvait d’éducation, de partage, il exaltait l’esprit sportif : la post-modernité a transformé le sport international en rituel monétaire d’une extrême opacité, où sont comptées pour rien les attentes des populations.

            Des gouvernements décident d’accueillir les « J.O. » et y préparent leur population sans que l’on soit assuré que celle-ci le désire vraiment. Ce n’est pas certes que le goût du sport y fasse défaut : lorsqu’un citoyen du pays en question considère l’obscurité des tractations, les contrats astronomiques qui se signent avec les chaînes de télévision et autres organes de diffusion, les clientèles qu’entretient indirectement le Comité International Olympique (association non gouvernementale), qu’il apprend qu’en définitive, son pays dépensera plus qu’il ne gagnera, et qu’il se trouve pris en otage par le mariage douteux entre le « Sport » et l’Argent, il est en droit de douter et de bouder. En ajoutant à ces réalités bien connues celle du Covid, nous obtenons un portrait du Japon actuel.

            La préparation des « J.O. » à Tokyo a mal commencé. Dès 2015, le projet de stade futuriste conçu par la brillante architecte anglo-irakienne Zaha Hadid fut abandonné, en raison de son coût énorme. Six ans plus tard, les « Jeux Olympiques de 2020 » doivent se tenir « sans spectateur » pour des raisons sanitaires. Coubertin se retourne certainement dans sa tombe : la ‘post-modernité’ devait inventer un tel prodige : des jeux olympiques sans spectateurs ! Les journaux japonais font savoir que des pétitions sont lancées contre cette plaisanterie ; des voix s’élèvent. Certains demandent un second report, d’autres, l’annulation pure et simple. Mais ces critiques sont vite étouffées par les fanfares officielles et l’orchestration du commerce.

            Le CIO prétend que ces « J.O. » s’articulent autour de trois notions : « faire de son mieux » (il est vrai que les Japonais n’y sont pas habitués !) ; « s’accepter les uns les autres » et « transmettre aux générations futures. » Moralistes, les « J.O. de 2020 », qui doivent se tenir coûte que coûte en 2021, ont trouvé un fameux slogan pour le relais de la flamme olympique : « L’espoir éclair notre chemin ». L’inclusion obligatoire des sportifs, des spectateurs virtuels et du reste du monde a pour condition ces mots creux, qui n’engagent à rien et ne parlent de personne. Face à ce conditionnement, le citoyen japonais affronte une réalité qui le dépasse : ces ‘jeux’ (les plus coûteux de l’histoire) reviennent à 13 milliards d’euros (budget de fonctionnement, construction et aménagement des infrastructures). Il doit déjà renoncer aux 673 millions d’euros que l’on attend des spectateurs. Il a pour obligation d’admettre que le coût prodigieux des « J.O. » sert avant tout à financer… le « monde olympique » lui-même. Ce citoyen, qui a la mémoire longue, a aussi l’impression que les « Jeux Olympiques » sont surtout une affaire occidentale. Tant de contrats ont été signés, tant de produits dérivés ont été fabriqués et ont suivi l’ensemble de la chaîne commerciale, tant de lieux ont été aménagés et construits, et de sportifs préparés, qu’un report ou une annulation paraissent inenvisageables aux organisateurs. Tout doit commencer impérativement le 23 juillet prochain.

            Cependant, les « soignants » japonais font savoir qu’ils craignent de se trouver débordés par le nombre des malades atteints par le virus. D’ores et déjà, ils annoncent qu’ils se trouveront dépassés – les variants du virus (notamment ‘indiens’) tendent à proliférer au Japon, pays où le confinement et le couvre-feu ne peuvent être que recommandés, et non imposés par l’Etat. Face aux dangers de l’épidémie, par égards pour les soignants, et sans doute aussi, par respect des morts, 70% des Japonais se sont récemment déclarés hostiles à la tenue des « J.O. » dans leur pays, y compris l’écrivain Hirano Keiichiro.

            Vouloir tenir des « J.O. » dans les circonstances présentes entache sérieusement l’image de ces Jeux déjà si critiqués d’ordinaire pour leur aspect artificiel et intéressé. Ces Jeux pourraient facilement se voir accuser de morbidité et de déni face aux réalités de la santé publique. Des « J.O. » coûte que coûte ne feraient que renforcer les soupçons et les critiques qui pèsent sur eux depuis des décennies, comme un trop plein lamentable.

Japonais et Chinois agressés

Il est souvent question de l’unité du genre humain. La philosophie grecque, les religions, monothéistes ou non, regardent l’humanité comme un seul homme et cherchent à lui parler. Se méfiant des distinctions trop épaisses, Tchouang-Tseu contemplait cette idée : « Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. »

      Cette forme de distraction à laquelle notre raison balbutiante se complaît arrive chez les violents et les sots à un point d’improbabilité. En France, où les relations sociales se détériorent plus vite que les icebergs de l’Arctique, nous apprenons que tel résident japonais pris pour un Chinois, tel habitant français d’origine chinoise, ou tel ressortissant chinois sont victimes de violences physiques ou verbales dans nos rues. Unifiés par une haine stupide, ils sont d’office condamnés pour avoir transmis le Covid, considérés comme des complices objectifs de la pandémie, des traîtres en puissance, qu’il faudrait pouvoir écraser comme des moustiques afin de purifier l’air. On m’a raconté le cas d’une Japonaise bousculée et qualifiée de « Chinoise » – mot censé insultant ; connaissant notre langue, elle fit valoir qu’elle appartenait en réalité au pays du Mont Fuji, et non pas à celui de Xi Jiping. En un instant de miracle, la fureur agressive s’éteignit pour céder à de la gêne : le pauvre agresseur s’était rappelé en effet dans quelle admiration il était censé tenir le Japon, pays des samouraïs, des mangas et des belles Japonaises… en injuriant une Japonaise, il venait de s’injurier lui-même en s’en prenant à l’une de ses rares sources de respect. Nous voilà donc rassurés. Le racisme ordinaire admet que l’on s’en prenne aux « Chinois », à condition de laisser tranquilles les Japonais ! Mais irait-il jusqu’à interroger le degré de sang japonais d’un citoyen issu de Tokyo, mais dont deux grands-parents auraient été, par exemple, des citoyens de Beijing ? Nous ne le savons pas, et il vaut mieux laisser à sa honte une telle question.

            Les réflexes les plus sourds et les plus bas du genre humain se vérifient dans ce besoin de vengeance, que ne saurait se contenter d’aucun acte violent. Bien entendu, il existe de nombreux résidents japonais ou chinois vivant une existence à peu près paisible en France, sans qu’ils se trouvent inquiétés par des comportements fadas ou couillons – comme on le dit à Marseille.

            Nous voyons ici tel habitant de Paris et d’Île de France insulter un passant « asiatique », regarder d’un mauvais œil la vendeuse ‘chinoise’ du tabac ou de la supérette, lui refuser un « merci » ou un « au revoir », confondant dans la même peur ou le même mépris les ressortissants de Chine, du Japon, de Corée, ou d’ailleurs, au nom d’une supposée unité de faciès, d’une culpabilité mythique et d’une aversion paranoïaque. Toute personne chinoise (ou d’origine), et par conséquent toute personne japonaise (ou d’origine), est supposée complice d’une tentative de génocide planétaire, dont les populations chinoise, japonaise, coréenne et d’Asie du Sud-Est sont pourtant victimes. Les personnes chinoises et japonaises (ou d’origine) seraient donc heureuses et pleinement satisfaites du nombre de morts français et européens, n’importe le nombre de morts par Covid que compteraient leurs propres familles, n’importe aussi l’état dans lequel elles se trouvaient lorsqu’elles furent atteintes elles-mêmes par le virus. Voilà bien de mauvaises personnes…

Les résidents japonais vont-ils être obligés de revêtir des armures pour se protéger ?

            Nous ne sommes pas si loin de cette époque où Léon Daudet – plus avisé sur d’autres points – soupçonnait « les Juifs » d’être les responsables des inondations parisiennes de 1910 ! Et pourtant, en ce début d’un autre siècle, le nihilisme et l’égoïsme apportent une amertume et une obscurité qui étaient encore inconnues de l’écrivain pamphlétaire : en s’en prenant aux « Chinois », les agresseurs ne se perçoivent pas nécessairement plus « français » ou « européens » pour autant ; leur hargne ne traduit pas l’acquisition d’une morale profonde. Non seulement ils ne font rien gagner à la France, mais ils dissuadent les touristes japonais de s’y rendre : savent-ils seulement que nombreuses marques de prestige ont tenu grâce au goût et à l’estime de très bons clients Japonais ? que certains touristes chinois font vibrer les chiffres d’affaires, et maintiennent en vie des entreprises qui sans cela disparaîtraient ? Que leur importe le préjudice qu’ils infligent à leur pays, puisqu’ils ne savent pas contrôler leurs peurs, leurs phobies, leurs inquiétudes ? Il faudrait donc d’un côté tirer du profit des « Chinois », et d’un autre, se permettre de les malmener dans la rue ? D’après cette conception de la logique humaine, il faudrait s’attendre à ce que, par réciprocité, et détestation des méchants Français, les « Chinois » de Chine et les « Japonais » du Japon s’en prennent bientôt à nos ressortissants, qu’ils soient résidents ou touristes ? Recevront-ils donc sur leurs visages de l’acide chlorhydrique comme cela est arrivé récemment à des ressortissantes japonaises, en plein Paris ? D’après cette logique, pourquoi pas ?

            Les compétitions victimaires aidant, les grands médias s’inquiètent peu de ces hallucinations amalgamantes et de ces mauvais traitements, qui témoignent d’une soif de bouc-émissaires. En dépit des demandes réitérées des ambassades, les autorités ne semblent pas agir, ni prévenir suffisamment ces comportements violents, haineux ou méprisants. Le manque d’éducation et la barbarisation occasionnée par les réseaux antisociaux sont les clés inavouées de cette situation, obscurité parmi les obscurités de notre temps.

Photo AFP (D.R).

Boys Love en Chine

Le Japon des années 1990 a vu se multiplier les films, les feuilletons, les jeux vidéos du type « Boys Love », inspirés par des mangas ‘yaoi’. Centrés sur les relations amoureuses entre adolescents, ces mangas ont généralement pour auteurs des femmes qui signent avec des pseudonymes masculins. Ces ouvrages trouvent dans les productions audiovisuelles le moyen de confirmer leur succès auprès d’un public plus large, attiré ensuite vers des produits dérivés. Le genre « BL » à l’écran (télévision ou Internet) s’appuie sur des sociétés artistiques spécialisées, dont la plus célèbre – et la plus controversée – est la Johnny’s, plus exactement appelée « Johnny and Associates ». Engagés dès leur enfance, des garçons y reçoivent une formation de mannequins, de chanteurs, de danseurs et d’acteurs : trop ambitieuse, cette polyvalence ne leur permet généralement pas de réussir également dans ces domaines. De cette société est né par exemple le groupe de « J-Pop » Arashi, qui fut longtemps le plus populaire et le plus actif au Japon.

Après le succès, les jeunes artistes découvrent les plateaux de télévision, les concerts en groupes, les interviews et les signatures. Certains parmi eux ont la chance d’accéder ensuite à une carrière dans le cinéma ou à la télévision, tandis que d’autres disparaissent avec la nostalgie d’une popularité éphémère. Le cas le plus célèbre (au Japon), le plus symbolique et le plus triste est l’acteur Hamao Kyosuke : après avoir interprété le rôle principal de la série Takumi-kun, et trouvé toute la gloire possible auprès d’un public ciblé, cet acteur-mannequin a renoncé brusquement à sa carrière en 2013, sans donner d’explication – dans un premier temps. Par la suite, il a fait savoir qu’il souhaitait reprendre ses études pour devenir avocat, mais on imagine à quelles pressions il a peut-être voulu échapper en démissionnant. Les agences artistiques ont au Japon même une odeur de soufre : non seulement la vie des jeunes artistes est organisée par des contrats très contraignants, mais elle serait aussi encombrée par la libido douteuse de ceux qui les dirigent. Une nouvelle marginalité artistique s’affirme ainsi dans ce petit monde, qui n’est pas sans rappeler l’histoire des acteurs de Kabuki, selon des conditions différentes. Quoi que l’on en pense, il est impossible d’envisager les goûts actuels de la jeunesse japonaise si l’on élimine cet ensemble de productions populaires, mangas, films d’animation et séries audiovisuelles.

Couverture du DVD Takumi-Kun

     Parti du Japon, le phénomène « BL » s’est ensuite répandu en Corée, en Thaïlande, mais aussi en Chine. Dans ces pays sont apparus des agences analogues, des films et des séries télévisées équivalentes, épousant les particularismes locaux. En général, les scénarios évoquent les aventures sentimentales de lycéens en butte à des jaloux, à une famille rétive, à des difficultés de santé ou encore à des problèmes sociaux. Cousus de fil blanc, stéréotypés à la manière d’une codification transparente et accessible, ils engagent des savoir-faire très rôdés, qui évoquent une organisation industrielle et commerciale : l’adaptation du manga en scénario, la formation et la direction du casting, le tournage, le montage, l’ensemble de la réalisation, jusqu’à la commercialisation et aux ‘événements’ où sont conviés des milliers de spectateurs (filles et garçons) excités par la présence vivante de leurs idoles.

            Le genre « BL » n’appartient plus spécifiquement au Japon, alors que ce pays en est l’inventeur. Il convient de noter qu’il n’est entré dans la sphère européenne et occidentale que par importation, et non par imitation, pour des raisons qui mériteraient à elles seules un autre article : aucun pays européen ne connaît des agences artistiques comme celles que connaissent le Japon ou la Corée. Aux séries « BL », la France préfère les films d’auteur, adaptés ou non de romans. La Chine a commencé à s’approprier cette veine en 2016, par la série Addicted (上瘾, Shang Yin), que je voudrais maintenant aborder en raison de son brillant succès isolé et de son caractère novateur. Produit par la société Ding Wei, puis diffusé par la chaîne iQuiyi, ce feuilleton a pour source un roman « BL » de la scénariste chinoise Chai Jidan, Are you addicted ? Ces quinze épisodes de vingt-deux minutes environ ont attiré plus de dix millions de spectateurs, qui ont placé cette « web-serie » au sommet du podium des feuilletons chinois.

On n’attendra pas ici les vertus du cinéma immortel, ni l’incursion de la métaphysique dans l’image. L’économie filmique en est stéréotypée et sans surprise, les producteurs n’hésitant pas à emprunter quelques notes du célèbre Secret de Brockeback mountain (2005) à l’intérieur de chaque épisode, comme un leitmotiv de l’amour. Entièrement tourné à Pékin, Addicted met en scène deux garçons du même âge, qui apprennent qu’ils sont demi-frères. Le premier, Gu Hai, a perdu sa mère, et a pour père un homme riche et puissant avec lequel il s’entend peu. Le second, Bai Luo Yin, vit dans un milieu très modeste ; il ne pardonne pas à sa mère d’avoir abandonné son père, chez qui il vit. Les deux garçons ont des caractères contrastés, propices à nourrir un scénario riche et relevé. Gu Hai est inventif, très volontaire, généreux, et éperdument amoureux de Bai Luo Yin. Ce dernier, plus complexe, est un garçon fier et susceptible, d’une intégrité ombrageuse, secret, et champion en bouderie. Le premier multiplie les astuces, les taquineries et les farces pour montrer au second combien il lui importe et ne saurait vivre sans lui. Le second joue les effarouchés et les réticents, mais prouve silencieusement à Gu Hai combien il est attaché à lui.

           Cette série paraît remarquable grâce au jeu extrêmement convaincant des deux acteurs (qui interprètent ces rôles alors qu’ils ont vingt-six et vingt-sept ans) : Xu Weizhou (许魏洲, surnommé Tommy Xu) dans le rôle de Bai Luo Yin et Huang Jingyu (黃景瑜) dans celui de Gu Hai. Tout paraît naturel et exact dans leur interprétation, au point où il est difficile de concevoir que la relation dessinée dans la série télévisée ne correspondrait pas à la réalité de leur lien dans la vie (au moins en 2016). L’énergie constante que Gu Hai déploie pour conquérir Bai Luo Yin donne à ces quinze épisodes une saveur réjouissante. Le spectateur se rend compte que Gu Hai et Bai Luo Yin ont chacun rompu avec leur petite amie ; les deux jeunes filles auront beau jeu de tenter de récupérer chacune leur ancien amoureux, au cours d’épisodes différents : les deux demi-frères vivent une période inattendue pour eux-mêmes, où ils apprennent à se découvrir, et ont à admettre que chacun est comme l’heureuse moitié de l’autre. Le pays qui a donné naissance au magnifique Rêve dans le pavillon rouge pouvait se permettre un tel mélange de légèreté et de sérieux dans un media populaire. On en appréciera les moments désopilants et farceurs, et le sens de l’observation psychologique qui est déployé pour faire se succéder aussi rapidement les moments de distance et de proximité amoureuse. Très touchant, le personnage de Gu Hai ne recule devant rien pour aller de l’avant et conquérir Bai Luo Yin, acceptant par exemple de passer pour un idiot aux yeux d’autrui si telle manœuvre lui permet d’obtenir l’attention ou le pardon de son ami. Pour les Internautes français et occidentaux, l’intérêt réside dans ce mélange d’humour, de réalisme et de sentimentalité qui vient adoucir les angles en chassant toute lourdeur pathétique – inversement, les « BL » japonais connaissent souvent un suicide ou la menace de la mort, les silences lourds, parfois écrasants, qui hantent parfois le kabuki ou le cinéma. On y découvre véritablement un morceau de la Chine contemporaine : tranches de vie dans un lycée, différences sociales, quartier de Pékin éloigné du centre, traditions culinaires, bar homo hyper branché, difficulté de tenir un petit commerce, modalités de la sociabilité et de la psychologie familiale…

       Cette série « BL » ne lance pas de façon tonitruante un slogan émancipateur ; il montre modestement les étapes et accidents d’une relation entre deux jeunes gens, que tous (amis, père et mère) constatent et acceptent sans le dire. Si la mère de Bai Luo Yin et le père de Gu Hai ont des rôles désagréables (mais sans gravité : ils sont surtout encombrants), la série n’offre pas un réquisitoire contre la famille – valeur fondamentale de la civilisation chinoise –, qui apparaît ici comme une alliée un peu malmenée, et elle ne vient pas distiller un message politique ou idéologique arrogant. Plus astucieusement et plus fondamentalement, Addicted montre avec saveur que l’amour se construit et qu’il passe par des épreuves pour vérifier son authenticité. On pourrait dire que cette série désarme les partis pris d’hostilité.

            Alors que ce feuilleton a connu un succès éclatant dans un pays qui regarde un milliard et demi de vidéos par mois, la censure a empêché le tournage d’une seconde saison. Pourtant adulés, les deux acteurs ont reçu l’interdiction d’être photographiés et filmés ensemble, y compris à l’étranger. Dans un premier temps, Xu Weizhou a vu disparaître la possibilité de futurs contrats, et au centre du vide professionnel, a dû attendre le passage de l’orage. Quelles que soient les causes de cette interdiction intervenue en 2016 – homophobie du pouvoir chinois ? réticence d’une partie de la société ? –, elle a frappé d’un coup injuste une jeunesse heureuse de voir enfin une romance qui reflétait une part de ses aspirations. Addicted présentait en outre l’avantage d’assimiler culturellement un modèle reçu du Japon sans ressembler à un produit d’importation.

Bai Luo Ying (Xu Weizhou) et Gu Hai (Huang Jingyu)

Mishima et ses masques – Entretien avec Stéphane Giocanti

Vous venez de publier un essai d’environ quatre cents pages à Mishima, écrivain dont on a commémoré le cinquantenaire en novembre dernier. Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à lui, je crois.

– En effet. En 2008, j’ai publié en DVD son film Patriotisme, rites d’amour et de mort, aux Editions Montparnasse, avec un livret explicatif. La même année, j’ai sorti le roman Kamikaze d’été, dont les personnages croisent Mishima dans un restaurant. Depuis, je me suis livré à des relectures et à une réflexion qui m’a conduit peu à peu à envisager un ouvrage sur cet écrivain. Après avoir envisagé une biographie, j’en suis venu à l’idée d’un essai.

Qu’est-ce qui différencie votre essai des autres livres publiés sur Mishima en langue française ?

– Tout d’abord, l’aide de M. Hataï m’a permis d’explorer les volumes critiques des Œuvres Complètes de Mishima, et de m’arrêter sur certains passages de l’œuvre romanesque. Grâce à lui, l’obstacle de la langue a été en partie franchi. Ensuite, je m’efforce de rendre compte des principales tendances (universitaires ou non) de la critique ‘mishimienne’ internationale. Mon livre accorde une certaine importance à la recherche américaine, où domine le regretté Donald Keene. Si l’on ne s’appuie pas sur les sources japonaises (les textes de Mishima et certains essais que lui ont consacré divers auteurs japonais), on est condamné à compiler ou à réécrire ce qui a déjà été écrit – sans parler du plagiat dont s’est rendue coupable une biographe, qui a fini par présenter ses excuses publiques. Depuis trente ans, la connaissance a énormément progressé sur cet écrivain, tant au Japon qu’aux Etats-Unis et en Europe : il était temps d’en rendre compte, bien qu’il soit impossible de tout dire, et d’apporter du nouveau sur tous les points. Il faut bien se rendre compte que ce qui a été écrit sur Mishima entre 1970 et 2000 a pris un coup de vieux. Le mépris que certains écrivains et critiques affichent vis-à-vis des universitaires ne saurait tenir en ce qui concerne Mishima : c’est de l’Université que sortent le renouvellement et, si l’on peut dire, la restauration de Mishima en tant qu’écrivain majeur du XXe siècle. Les traducteurs américains, les chercheurs japonais, allemands, italiens, français, apportent des éclairages décisifs, qui doivent dépasser le champ universitaire, atteindre le monde des lecteurs et celui des arts. L’un des buts de mon livre est de faire état, autant que possible, de cette évolution très bénéfique. Par ailleurs, et plus directement, j’insiste sur la très grande valeur des nouvelles (comme Pèlerinage aux trois montagnes, Haruko, Histoire sur un promontoire) et des pièces de théâtre comme Déclin et chute de la Maison Suzaku, La terrasse du roi Lépreux, les Cinq nō modernes et les autres nō modernes. Le lecteur peut s’attendre à une sorte de synthèse, où il est évidemment impossible de rendre compte de tout. En même temps, je propose des interprétations à propos de l’homme, de l’œuvre, de l’esthétique, me penchant particulièrement sur tel texte, passant plus rapidement sur d’autres.

Dans le premier chapitre, vous dites qu’il s’agit d’une « encyclopédie distribuée autrement » : que voulez-vous dire ?

– De fait, chaque chapitre correspond à un masque porté par Mishima : je distingue ainsi ceux par lesquels il cherche à révéler une part de lui-même, et ceux par lesquels il cherche à se cacher. Ces masques ne sont pas seulement des principes d’organisation du livre, ils témoignent de la difficulté du rapport avec la réalité qui a envahi cette personnalité profondément romantique. Cette distribution permet d’embrasser les aspects biographiques, historiques tout en proposant au lecteur des éclairages sur les œuvres principales (traduites ou non en français ou en anglais). Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’une encyclopédie, ce livre offre une introduction générale à Mishima – la personnalité artistique et l’écrivain, et à travers lui, à la civilisation japonaise. Il me semble que certains romans et certaines nouvelles paraîtront plus clairs à ceux qui déjà les apprécient.

Au cours de votre travail, qu’avez-vous découvert sur Mishima ?

 – En fin de compte, ce qui m’a frappé, c’est notamment la dimension morale, au sens large : le point de rencontre entre la psychologie, les valeurs, l’examen de soi et des autres, le jeu des reflets, des illusions et des mensonges. Il ne s’agit évidemment pas d’un écrivain moralisateur, plutôt d’un moraliste – mais du XXe siècle ! qui avale le nihilisme de son époque pour le recracher. Le Pavillon d’or est un chef-d’œuvre de psychologie. Il s’agit d’un immense auto-examen fictionnel, d’une complexité improbable chez celui qui est censé l’énoncer (le novice qui brûla le fameux pavillon d’or de Kyōto). Il ne faut pas sous-estimer les modèles dont Mishima a cherché à s’inspirer : Madame de Lafayette et Raymond Radiguet (en particulier, Le Bal du comte d’Orgel). Il en découle un sens de l’analyse qui se marie formidablement avec la très grande sensibilité  et l’intelligence très fine de cet écrivain. Evidemment, les romans et les nouvelles de Mishima sont riches de personnages monstrueux, pervers ou étranges (certains sont traités avec comique, comme l’héroïne de La musique) : Kokubu Jirō (personnage central de Ken) est en quête d’un idéal de simplicité et de rigueur qui n’accepte aucune souillure ; Mizoguchi incendie le pavillon d’or afin d’en posséder la beauté. De nombreuses œuvres font le procès de la nature humaine en même temps que de la notion même de nature humaine. C’est cela que l’on appelle généralement le ‘pessimisme’ de Mishima. Des nouvelles des années 1947-1949 à La mer de la fertilité, il existe un lien de continuité dans le regard que Mishima porte sur le monde et les hommes.

Vous soulignez ainsi le dialogue qui a associé Mishima et la France.

– La destinée littéraire de Mishima se caractérise par une assimilation transformatrice des modèles qu’il emprunte, qu’ils soient anciens ou modernes, japonais ou étrangers. Une soif d’amour doit à Thérèse Desqueyroux ; tel passage de Confession d’un masque empreinte aux Enfants terribles de Cocteau. Il s’agit donc d’un dialogue avant tout littéraire, qui procède par sélection, assimilation et appropriation – n’en va-t-il pas de même, pour tous les grands écrivains ? Son exemple montre à quel point la propriété intellectuelle n’est pas dans le génie de la littérature… Malheureusement, Mishima n’a jamais rencontré un écrivain français avec qui il aurait pu entreprendre un véritable dialogue. Il a dîné avec Cocteau une seule fois : mais Cocteau était âgé, et la soirée comportait de nombreux invités. À l’époque où vivait Mishima, les écrivains français avaient une idée très incomplète du Japon et de la littérature japonaise – à la notable exception de Claudel. Malraux a été attiré par la civilisation japonaise, surtout ancienne, mais il n’a jamais rencontré Mishima. Aussi, le dialogue de Mishima avec la France décrit-il surtout un rapport silencieux, qui se déploie à travers les textes. Il faut rendre hommage à Annie Cecchi d’en avoir rendu compte d’une manière très approfondie et détaillée dans son ouvrage magistral (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique, Honoré Champion, 1999).

Mishima et Jean Cocteau (Paris, 1960).

Quelle conséquence la mort de Mishima a-t-elle eue sur les autres écrivains ?

– Naturellement, mon essai évoque différents héritages littéraires. Ce qui me frappe, c’est le besoin que de nombreux écrivains ont ressenti de nouer un dialogue post-mortem avec Mishima, qu’ils soient japonais ou étrangers. C’est notamment le cas d’Ōé Kenzaburō, dont plusieurs textes sont des prises de position contre Mishima, ou bien contre la récupération qui en a été faite par l’extrême-droite japonaise. C’est aussi le cas de la romancière Enchi Fumiko, celui de Pierre Boutang, qui rencontre Mishima dans l’au-delà, dans son roman Le purgatoire (1976). Il me semble que Hirano Keiichirō, qui a 45 ans aujourd’hui (l’âge où mourut Mishima), entretient lui aussi un dialogue quasi impératif  avec Mishima. Il est couramment interrogé à propos de cet aîné, mort cinq ans avant sa naissance. Il est aujourd’hui capable de raisonner sur Mishima d’une façon plus apaisée (et probablement plus sincère) qu’auparavant : il s’appuie sur les travaux publiés par les spécialistes japonais de Mishima pour en parler. Au-delà de ce rôle de passeur et de vulgarisateur, qu’il exerce tant au Japon qu’en France, Hirano est travaillé de l’intérieur par la personnalité et par les œuvres de Mishima. A mon avis, il n’en a pas terminé avec cette relation majeure. Le cas d’Hirano m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un écrivain japonais d’une génération récente : un écrivain n’a pas la distance positiviste d’un professeur de littérature ; il faut qu’il rentre en lui-même pour connaître Mishima. Son affaire est à la fois de réflexion et de sensibilité alchimiques. Ce qu’il a à dire est nécessairement différent.

Cet essai demande à votre lecteur un certain effort : il comporte plus de mille notes, qui ne sont pas seulement des références, mais aussi des commentaires, des remarques…

– C’est en effet le risque de cet essai. Il ne s’agit pas d’une thèse universitaire (jeu auquel je me suis prêté il y a presque trente ans), mais d’un ouvrage de réflexion que je me suis efforcé de rédiger avec exigence. Il fallait en finir avec les approximations, l’absence des sources, les erreurs, sans parler des récupérations. Par exemple, je crois avoir apporté un examen assez précis du rapport entre Mishima et Hayashi Fusao, et fourni un éclairage sur ses relations avec Tanizaki. J’enquête aussi à propos du rôle de l’homosexualité dans son œuvre – cela va bien au-delà d’un simple thème. La présence du bouddhisme m’a parue capitale, alors qu’elle est généralement ignorée en dehors des spécialistes. Encore tout cela doit-il s’appuyer sur la lecture des textes (certains, en japonais), et sur des références vérifiables, des mises en perspective suffisamment solides. On pourra bien sûr diverger sur certaines interprétations et prises de position, mais il m’a paru important de leur donner une assise grâce aux notes. Aller ou revenir à certains textes a été pour moi une grande joie : la relecture de nouvelles comme Haruko, Les paons, ou Ken m’a apporté de grands moments de bonheur. Il faudrait que cet essai puisse aider le public à découvrir ou à mieux connaître l’œuvre de Mishima. Mais d’un autre côté, même si tous les textes ne doivent pas servir de prétextes spéculatifs sur la vie et la personnalité de l’auteur, il m’a paru nécessaire de donner place à des passages biographiques, qui permettront au lecteur de souffler un peu. Il était intéressant de se demander comment un homme né en 1925, qui a été contemporain de la guerre (depuis 1937, ne l’oublions pas), la traverse, lui survit, et dans quelles conditions il s’est imposé sur la scène littéraire japonaise et internationale. C’est en ce sens aussi que Kawabata occupe une place capitale dans mon essai.

Quels risques avez-vous donc pris dans ce livre ?

Cette fois, c’est au lecteur d’effectuer une démarche critique pour les identifier… Je sors donc mon joker. Néanmoins, il me semble qu’à travers Mishima, je m’interroge sur la subjectivité littéraire. Qu’est-ce que la subjectivité en littérature, alors que la littérature est un langage, et que l’écrivain est dans un sens un objet historique ? De quoi la littérature est-elle sujette ? qu’est-ce qu’un sujet littéraire ? La singularité littéraire est-elle un soliloque ? Derrière cela, j’avoue éprouver une défiance vis-à-vis de l’étau rationaliste, positiviste, utilitariste, l’obligation de tout réduire à de la communication immédiate et futile, la défloraison de la langue : Baudelaire aurait vomi notre époque avec plus de violence encore qu’il ne l’a exprimé en son temps. Mishima a très bien compris que ce qui se joue depuis les années soixante, c’est la possibilité même de la littérature. L’actualité lui donne hélas raison : en France, il n’existe plus de grands écrivains, ni de grande littérature, mais des témoins de cette chute. Nous sommes entrés dans l’ère de la platitude et du bavardage. Avec le théâtre de sa mort, Mishima a utilisé ironiquement les armes des temps nouveaux pour les retourner contre eux : la mise en scène, l’image, le spectacle – quand toute son œuvre découle au contraire des profondeurs, des silences et de l’intelligence de l’écrit. Sa mort, c’est le grand rire lancé à la face de la société du spectacle.

Entretien réalisé par Samuel Le Van

  • Stéphane Giocanti : Yukio Mishima et ses masques. Editions L’Harmattan, 394 pages, février 2021.

Hiroshima et les humanistes

En feuilletant récemment un ouvrage de critique littéraire, je suis tombé sur une phrase apparemment anodine, sur laquelle l’auteur ne paraît pas avoir particulièrement réfléchi : « L’histoire vint le rappeler cruellement : deux conflits mondiaux, l’explosion de la bombe d’Hiroshima et la découverte des chambres à gaz nazies firent subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Les critiques littéraires ne sont pas toujours les meilleurs essayistes, surtout lorsqu’ils sortent leur regard des limites de la littérature.

Nagasaki, le 10 août 1945

            Le problème n’est pas seulement l’oubli de la seconde bombe atomique – celle de Nagasaki, tombée quatre jours après le 6 août 1945, comme si elle devait moins compter, parce qu’elle présentait moins d’inédit –, ni l’oubli des Goulags et des victimes de Mao, comme il arrive couramment aux consciences hémiplégiques. Notre critique ne pourrait-il pas lire enfin Le passé d’une illusion de François Furet pour se dessiller les yeux, et comprendre pourquoi il s’est lui-même trouvé victime de cette moitié de cécité ? Je reconnais qu’il y a de l’artifice à isoler une phrase d’un chapitre par ailleurs solide et pédagogique, et que mon propos ne consiste nullement à ternir la réputation d’un critique littéraire que j’apprécie – c’est pourquoi il ne m’a pas semblé utile de citer son nom.

            Ce qui m’interroge, c’est la présence d’un tel cliché, c’est la force extrême des lieux communs, c’est l’arrogance avec laquelle les balivernes parviennent à contaminer les meilleurs. Car enfin, la bombe d’Hiroshima, les chambres à gaz, les conflits mondiaux ont d’abord frappé des êtres humains, beaucoup plus que des notions en –isme. Ils l’ont fait au nom de raisons invoquées par d’autres humains, dont certains d’ailleurs, comme les Staliniens, se revendiquaient de l’humanisme même, d’un humanisme pleinement émancipé des valeurs bourgeoises et traditionnelles. L’humanisme de l’Homme Nouveau, l’humanisme socialiste et révolutionnaire, qui était censé apporter bonheur et prospérité à tout prix, n’importe le sang versé. Les Américains qui anéantirent l’armée japonaise étaient eux aussi des humanistes : l’histoire les proclama vainqueurs et justifia l’effort considérable qu’ils déployèrent pour défaire un pays agresseur qui n’avait encore jamais rencontré la situation de vaincu. Il ne viendrait à l’idée de personne de contester la qualité d’humaniste au pays qui anéantit Hiroshima et Nagasaki pour impressionner l’Union soviétique et marquer son emprise sur le Japon. Et notre critique ne pourrait pas non plus retirer cette qualité aux Alliés qui permirent à tant de pays de se trouver libérés, soit de l’Allemagne, soit du Japon. Les libérateurs sont pourtant, selon lui, parmi ceux qui ont porté « des coups sévères » à l’humanisme – tant il est vrai, et même incontestable, que les pays ‘libres’ ont participé aux « conflits mondiaux ». L’humanisme a pris des « coups sévères », mais c’est qu’il ne se trouvait pas en dehors de l’histoire, hors de portée de la tragédie humaine, puisqu’il n’était pas une île immatérielle voguant au-dessus de l’écorce terrestre. Il a laissé se déployer fascisme, nazisme et communisme, et il n’est pas parvenu à préserver l’humanité de sa pente criminelle aussi vite qu’il l’aurait fallu (à l’échelle d’une vie humaine, qui est celle des morts). De la même façon qu’aujourd’hui, les humanistes ne peuvent mais face aux nouvelles malédictions de l’époque : catastrophes écologiques, domination financière, menaces entre hyper-puissances, haines civiles, dangers nucléaires, paupérisation et prolétarisation, standardisation de l’être humain – cette « termitière humaine » dont s’affligeait déjà Gabriel Marcel dans les années cinquante : que dirait-il aujourd’hui ?

L’Humanisme du XXe siècle prend-il la mesure des catastrophes ?
Le film de Michael Moore (2020) pose la question, à sa façon.

            Bernanos aurait balayé d’un paragraphe une telle naïveté, et je suis sûr qu’il aurait remis de l’ordre dans la pensée en ne ménageant pas l’illusionnisme auquel tant d’esprits cèdent avec facilité, sans se méfier de l’aura magique des grands mots. Au lieu de présenter l’humanisme comme la bonne déesse victime des diables, ne vaut-il pas mieux retourner la proposition et dire par exemple : à cause de sa faiblesse, de ses incohérences et de ses ambiguïtés, l’humanisme européen – affiché solennellement depuis la fin du XIXe siècle – a laissé grandir le nazisme, les différentes formes de fascisme totalitaire, en y incluant le bolchevisme ? C’est dans cet ordre que George Steiner cherchait à penser les choses, et que sa déception vis-à-vis des cultures européennes fut à la mesure de son attachement à la (vraie) culture humaniste, celle des classiques grecs et latins, de Montaigne et de Dante. Et ne faudrait-il pas aller plus loin ? Pourquoi une pensée si noble, si juste et si vraie ne s’est-elle pas imposée – paradoxalement ? – et n’a-t-elle pas suffi ? Que manque-t-il à l’humanisme pour que tout homme ne soit pas (a priori) un humaniste ? Pourquoi, de nos jours, l’humanisme tellement invoqué permet-il un tel affaissement culturel, qui se mesure notamment avec la disparition radicale des grands penseurs et des grands artistes ? Serait-ce que l’humanisme se développe en proportion inverse de ceux que Baudelaire et Hugo nommaient chacun des ‘phares’ ?

            Plutôt que de réfléchir à ces questions, il est plus commode de prêter l’humanisme à toute l’humanité, et d’en profiter comme d’un mirage rassurant, d’une incantation impatiente dans laquelle égalité et sainteté s’accoupleraient éternellement. Je comprends notre critique littéraire s’il veut désigner par-dessus tout – comme le dirait encore Bernanos – la ‘grande pitié’ qu’offre le cœur humain ; je le comprends s’il cherche en fin de compte à nous parler du malheur profond qui s’est abattu sur l’humanité au XXe siècle, le plus infernal et le plus bas de tous. Mais s’il écrit cette phrase pour sauver un mot qui n’est qu’une ombre, une projection philosophiquement creuse de son amitié pour l’être humain, alors il me semble qu’une telle expression induit le lecteur en erreur, et même en mensonge.

            Tout attachement à l’être humain, toute compassion envers lui sont-ils la propriété et la caractéristique claire et certaine de l’humanisme ? Le christianisme nous présente un Dieu fait homme pour sauver l’humanité, et qui cherche à l’entraîner vers le salut. En un sens, ce don et ce sacrifice – selon les Chrétiens – vont beaucoup plus loin que le brave humanisme, puisque ce n’est plus seulement un homme qui aime un autre homme, mais Dieu même, source de toute la Création, préexistant à l’homme et lui attribuant sa fin. Le bouddhisme enseigne que retirer la vie – pas seulement aux hommes – est la première des fautes, et propose quatre vérités incommensurables : la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité. Les histoires de la philosophie ou de la religion ne comptent pourtant ni Jésus ni le Bouddha historique parmi les ‘humanistes’. La pensée socratique nous apprend comment regarder l’humanité à travers un questionnement toujours fondé sur l’ontologie, sur une raison  qui n’est pas encore celle du rationalisme (cartésien), parfois sur la théologie (le Timée de Platon) – et Socrate n’est généralement pas décrit comme un « humaniste », mot anachronique appliqué au Ve siècle avant notre ère. Et pourtant, ses disciples décrivent Socrate comme le meilleur des hommes. Décidément, pour se penser, l’humanité a besoin de plus d’un mot…

Les Japonais victimes des bombes atomiques n’étaient pas des humanistes – leur vie n’était pourtant pas inférieure en valeur à celle de bien des humanistes, notamment des humanistes bavards, des humanistes sans preuves, des humanistes qui posent pour la galerie, en quête d’une approbation. Plutôt des victimes d’autres humains, et malheureusement solidaires d’autres inhumanités, commises par les leurs. On aurait aimé que l’armée impériale connût davantage le sens de l’humanité pour ne pas commettre autant d’exactions qu’elle en commit, notamment en Chine. Malheureusement pour l’essence, l’éternité et la grande vérité humaniste, l’Asie n’a pas connu les humanismes (mieux vaut recourir au pluriel) qui ont émergé dans les pays européens. La Chine et les pays qu’elle a marqués de sa haute civilisation ont connu d’autres formes de pensée qui ont à voir avec les sentiments d’amour, de compassion, de culture de l’humanité. Anne Cheng rend compte de ces philosophies dans son admirable Histoire de la pensée chinoise. Le confucianisme en fait partie. Cela ne signifie évidemment pas que l’humanité chinoise, japonaise, coréenne, etc. (s’il est pertinent de la rassembler ainsi, par le concept d’ « Asie », d’origine occidentale) n’ait pas eu à souffrir d’écarts, de démentis et de contradictions, qui font parfois désespérer de l’humanité. Mais il faut reconnaître – Bernanos ne le pouvait pas – que la pensée indienne et le bouddhisme en avaient aussi à dire sur l’homme, à travers des notions et des démarches spécifiques, que ce côté du globe ignore encore trop. Que le critique littéraire que j’ai cité n’est pas le premier homme à penser, ni le premier prophète.

Tchouang-Tseu : « Celui qui a pénétré le sens de la vie ne se donne plus de peine pour ce qui ne contribue pas à la vie. »

            Imaginons que l’on ait dit en septembre 1945 à un Japonais : « la guerre et les bombes atomiques viennent de faire subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Ce citoyen japonais, sonné, déprimé et rassuré à la fois, aurait d’abord pensé à son épouse, tuée par les raids aériens, à son fils mort à des milliers de kilomètres, ou à ses voisins, disparus. Si cet homme était un miraculé d’Hiroshima, il aurait eu un droit imprescriptible à douter de l’humanisme du pays qui a rédigé les premiers droits de l’homme. Prises en un certain sens, on pourrait dire que ces bombes se sont attaquées à un pays qui s’était montré inhumain dans sa façon de traiter les prisonniers, et d’exploiter telle ou telle population. Qu’elles renvoient à « l’ennemi » l’image inversée qu’il a lui-même produite – à l’interdépendance entre toute chose, pour ne pas parler d’une sorte de réciprocité entre les causes. Voilà qui importe plus que l’emploi des ‘grands mots’, mais qui demande – en revanche – davantage de réflexion.

            Ce dont souffre l’humanité depuis toujours, c’est d’un problème de vocabulaire. Oé Kenzaburo écrivait en 1964 que les mots dignité (igen), humiliation (kutsujoku), et honte (haji) existaient bien en langue japonaise, mais que la littérature ne les investissait pas d’un poids comparable à ceux que leur donne la langue française. L’humaniste Oé consent à dire que la question de la langue – où s’informe la représentation du monde – précède celle des mots en –isme. D’ailleurs, sans ‘humanisme’ à l’européenne, le Japon a aussi connu des formes de pensée, et surtout des formes de mentalités qui donnaient consistance à la valeur humaine, dont témoignent les beaux-arts, la littérature, et même l’éthique des samouraïs – aussi tardive qu’ait été sa mise en forme. Comment se fait-il qu’un pays poussant à l’hystérie l’instinct guerrier ait été aussi, dans son histoire longue, façonné par de magnifiques sentiments d’humanité – il n’est que de lire les poèmes du Man’yoshu (VIIIe s.) ? Le pays de naissance du général Tojo est aussi celui qui a connu Natsume Sôseki et où domine aujourd’hui Oé Kenzaburo. Une phrase d’Urabe Kenko (XIVe s.) pourrait convenir à nos petits humanistes (« Rien n’est triste comme les temps qui suivent la mort d’un homme »), quoique ce penseur se présente d’abord et avant tout comme un bouddhiste (« Il est selon mes vœux, l’homme qui, dans son cœur, n’oublie pas la vie de l’au-delà et qui ne s’éloigne pas de la Voie du Bouddha »).

Oé Kenzaburo, auteur des Notes sur Hiroshima (1964)

            L’usage du mot « Humanisme » devient suspect à force d’être vague et de vouloir régner de tout son absolutisme, de toute son avarice sur une humanité en vérité beaucoup plus riche – et beaucoup plus pauvre. Il ne s’agit pas d’une notion divine, coéternelle au monde, consubstantielle ou inscrite dans l’ADN ; l’humanisme ne peut pas vraiment être conçu sans parler de l’homme à qui s’appliquerait cette notion – et de celui qui l’emploie. Il n’existe pas vraiment (ou comme une spéculation, une intention qui demande des preuves) en dehors des circonstances précises où il peut apparaître, et se mesurer à la réalité. Les Notes d’Hiroshima d’Oé demeurent suggestives et significatives, non pas tant pour ses affirmations, et les témoignages qu’elle rassemble, que pour les questions, parfois inquiétantes, qu’elles soulèvent toujours, comme de pages qui ne vieillissent jamais. Elles vont au-delà des deux bombes, si l’on peut dire.

De nos jours, celui qui n’est pas ‘humaniste’ est nécessairement un méchant : Alceste et sa misanthropie deviennent passibles de condamnation publique, le désespoir de Léopardi et les doutes de Paul Valéry ne sont plus compris. Il n’est plus permis – dans ce cadre très étroit – de se reconnaître parmi les tragiques. Parmi ceux qui en savent assez sur les coups fourrés de l’humanité pour ne pas éprouver de la méfiance (quand ils perdent le moral) ou de la prudence (lorsqu’ils se sentent assez forts) face à l’emploi facile et relâché d’un tel mot.

Rendez-vous avec Mishima

Le 25 novembre 2020 correspondra au Cinquantenaire d’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. A Mishima Yukio, certains lecteurs préfèrent peut-être d’autres auteurs du XXe siècle, tels que Kawabata, Tanizaki ou Oé. Mais on ne peut ignorer le génie même inquiétant, même ‘pervers’, de cette figure protéiforme : Mishima fut un immense romancier, un dramaturge considérable (avec ses Cinq Nô modernes et Madame de Sade), un critique littéraire important, un essayiste étonnant, et un cinéaste d’avant-garde (avec son film Yûkokû).

Mishima adorait les chats. Le marin rejeté par la mer ne le laisse pas imaginer… ; ni Le Pavillon d’Or.

Depuis le début de l’année, les éditeurs commencent à bouger : tandis que les Etats-Unis viennent de traduire deux nouvelles, la France vient de connaître en janvier 2019 une nouvelle traduction de Confession d’un masque, en attendant pour l’année prochaine la traduction inédite de Une vie à vendre, dans les deux cas, par Dominique Palmé, chez Gallimard. Il faut signaler le colloque universitaire international qui se tient à l’INALCO du 21 au 23 novembre, accueillant non seulement John NATHAN, premier biographe de Mishima, mais aussi des chercheurs japonais, français, américains et allemands. Une intervention de l’écrivain HIRANO Keeichiro sera diffusée sur écran. Ce romancier de 44 ans, auteur de L’Eclipse, est souvent désigné comme un héritier de Mishima, et l’un des ambassadeurs de la littérature japonaise contemporaine en France. On peut espérer que ce colloque donnera lieu à la publication des actes.

Depuis des années, j’ai rendez-vous avec Mishima. La série de biographies que j’ai publiées attend en lui sa dernière pièce. En 2008, il m’a été donné de publier en DVD et de présenter le film Yûkokû, avec l’autorisation de la famille de l’écrivain, aux Editions Montparnasse. La même année, à Tokyo, un ami m’a fait rencontrer Henry Scott-Stokes, le deuxième biographe de Mishima (Nathan et Scott-Stokes ont publié leurs biographies la même année, en 1974 !) qui fut un ami de Mishima, plus proche encore que John Nathan. Ma rencontre avec le journaliste Jean-Claude Courdy (qui interrogea Mishima une journée entière, chez lui, dans sa « maison anti-zen » de Tokyo) a constitué également une étape intéressante. En arrière-plan de ces activités, la lecture sans cesse recommencée des romans et des pièces en traduction m’a inspiré quantité d’émotions (heureuses ou non) et de questionnements, non seulement sur les textes et la ‘pensée’ de Mishima et la littérature japonaise, mais sur la littérature en général, principalement à propos des rapports complexes qui se tissent entre la ‘psyché’ de l’écrivain (l’homme et l’auteur) et ses œuvres. Comme le compositeur Albéric Magnard, Mishima connut en permanence l’impression de vivre dans la banlieue de sa vie. Pourtant, mon dialogue avec Mishima fut d’abord poétique : touché à fond par lui, je le plaçai parmi les personnages de mon roman ‘Kamikaze d’été‘. Un ami japonais m’avait fourni des informations peu connues sur le « coup d’Ichigaya’, le 25 novembre 1970, jour où Mishima se fit seppuku. Mais je l’abordai surtout comme un personnage vivant et distant à la fois, donnant aux autres personnages une présence solide dont ils manquaient, rencontre talismanique sur un chemin de vie. Ne pouvant pas rencontrer Mishima, je lui fis connaître des personnages de ma création. Sans lui, je n’aurais jamais été romancier.

En travaillant sur cet aîné fraternel et éloigné à la fois, je me suis rendu compte de la rareté des livres qui lui sont consacrés en langue française. Outre le magnifique essai de Marguerite Yourcenar (Mishima ou la vision du vide), il existe l’ouvrage universitaire d’Annie Cecchi (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique), et divers essais où Mishima est abordé partiellement. La petite biographie signée par Jennifer Lesieur a occasionné un petit scandale littéraire : comme l’a reconnu son auteur, ce livre (publié chez Folio) est partiellement un plagiat de l’ouvrage de John Nathan. Sans qu’il soit besoin de jeter la pierre à cette biographe, il faut admettre que pareille négligence s’explique aussi par la difficulté, pour les Français, de s’approprier un auteur japonais. On dit que Mishima est un écrivain majeur : lorsque l’on n’est pas japonisant, est-on condamné au silence et à une lecture entachée de honte ? Malheureusement, aucun journal, aucun magazine n’a été même capable d’accueillir l’édition américaine de ‘Persona‘, biographie majeure de Mishima, par Inose Naoki et Sato Hiroaki, en 2012 – avec ses 850 pages, elle constitue une mine, et trône désormais comme une référence. Gallimard, l’éditeur attitré de Mishima en France, aurait pu traduire cette somme, et se contente de rééditer l’ouvrage de Nathan, avec une nouvelle préface (novembre 2020). C’est dire à quel point une surdité s’affirme en France à propos de Mishima, dès que l’on sort du cadre universitaire. Or, le confinement de la littérature dans l’espace académique n’est-il pas à déplorer, comme s’il s’agissait d’une île de plus en plus indépendante du reste de la société ? N’est-il pas déplorable de constater que des auteurs comme Kawabata et Mishima ne soient pas publiés en Pléiade ? Les éditeurs ne doivent-il pas à tout prix faire retraduire les œuvres de Mishima qui ont d’abord été traduites de l’anglais, comme cela vient d’être encore rappelé par Corinne Atlan, dans le journal Le Monde ?

L’une des nombreuses photos d’art où l’écrivain utilise son corps, son visage, pour étendre les voies de son langage et de son esthétique.

Les années passant, et mon rendez-vous avec Mishima se précisant, j’ai entrepris depuis un an l’écriture – non pas d’une biographie, celle d’Inose et Sato se révélant difficilement dépassable, et pour longtemps – d’un essai où les éléments biographiques seront mêlés à des problématiques littéraires, philosophiques et politiques. Comme la biographie de T.S. Eliot, cet ouvrage suivra une approche civilisationnelle. Se lancer dans cette aventure serait impossible sans l’aide d’amis japonais très proches, qui seront, si je puis dire, mes yeux, face aux textes originaux. L’édition définitive de Mishima chez Shinchosha ne compte pas moins de 44 volumes. Bien que l’essai en cours ne puisse viser à l’exhaustivité, il prendra en compte de nombreux textes encore non traduits, qu’il s’agisse de ceux de Mishima ou de commentateurs japonais ou étrangers.

Une éditrice m’a prévenu de la difficulté de pareille entreprise : le lectorat cultivé a dégringolé comme jamais en France. Les lecteurs attendent (paraît-il) des ouvrages rapides, plutôt faciles à lire, et pas trop épais. Cet essai sera tout le contraire : épais, plutôt consistant, et rempli de notes. Je me lance dans cette aventure pour les happy few, ceux qui sont encore capables de vrais enthousiasmes littéraires, et qui aimeraient trouver un regard vivant qui les rapproche de Mishima et de certaines richesses de la culture et de l’histoire japonaises.

Le Soutra de l’Ornementation fleurie, un trésor méconnu.

Un événement éditorial est survenu en janvier 2019, assez considérable pour devoir être fortement signalé. Etant donné son importance, on peut déplorer que les médias en parlent aussi peu. Parmi les grands soutras qui ont nourri les bouddhismes japonais, il en est un majeur, d’une taille intimidante, qui compte assurément parmi les trésors de la pensée humaine, et qu’aucun connaisseur ni aucun pratiquant du Mahayana – le « Grand Véhicule » – ne peut ignorer : il s’agit de l’Avatamsaka sutra, titre généralement traduit par Soutra de l’Ornementation fleurie. Avec ses sept cent mille caractères chinois, il représenterait, selon certains exégètes, le « roi des rois des soutras ». Celui qui s’y plonge – jusqu’à présent dans sa traduction américaine, ou bien à travers le Soutra des dix terres, son 26è chapitre, traduit en français en 2004 – ne peut qu’être saisi par la beauté du texte, l’élan qui le porte, et les raisonnements souvent très élaborés qu’il comporte – selon des schémas et des procédures de pensée propres à la pensée bouddhique, d’origine indienne. L’introduction, par exemple, fait retrouver l’enchantement auquel convie le début du Lankavatara sutra (Le Soutra de l’entrée à Lanka), comme un immense portique abritant le panthéon bouddhique. On doit à Patrick Carré la traduction présentée et annotée du 39ème et dernier chapitre, sous le titre de Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue (Gandavyuha-sutra) : pas moins de cinq cents pages déjà.

Sudhana, pèlerinant dans des mondes merveilleux.

         L’Avatamsaka sutra a la réputation d’avoir été inspiré au Bouddha Shakyamuni juste après son Eveil, à Maghada. Rédigé en sanskrit au IVe siècle, version originale dont il ne resterait que des fragments, il fut l’objet de trois traductions magistrales en Chine, à l’époque des grands traducteurs – à la fois disciples et inspirateurs de l’Eveil auquel visent les soutras : Buddhabadra (au Ve siècle), Siksananda (version plus complète en 80 rouleaux, vers 700) et Prajna (version en 40 rouleaux, plus courte, en 780). Son enseignement se répandit non seulement en Chine, mais aussi en Corée et au Japon.

         Ce soutra inspira tout d’abord l’école chinoise Huayan aux IVe et Ve siècles. Le premier patriarche de ce courant, Fashun (ou Dushun, 557-640), attira à lui des foules de savants admiratifs. On lui prêtait des miracles, et l’empereur Wen des Sui lui conféra le titre honorifique exceptionnel de « Cœur impérial ». Mais le fondateur véritable de cette école rompue à l’exégèse serait plutôt Fazhang (643-712), un savant et traducteur renommé, qui fut le précepteur de quatre souverains et l’auteur d’une centaine de commentaires et d’essais mahayanistes. A la demande de l’impératrice Wu Zetian, il participa à la seconde traduction de l’Avatamsaka sutra auprès du Khotanais Siksananda (652-710). Ce soutra suscita non seulement des études religieuses savantes, mais aussi des comportements extrêmes, comme cette immolation par le feu d’un prince du Nord, en sacrifice au bodhisattva Majushri (Manju en japonais). Plus généralement, les moines lisaient et récitaient régulièrement ce soutra. L’école Huayan atteignit son apogée sous les Tang, jusqu’à la persécution antibouddhiste des années 841-845, qui causa sa perte. Certains héritages de ce courant se retrouveraient néanmoins à travers d’autres courants, comme le Chan et la Terre Pure.

         L’Avatamsaka-sutraKegon-kyo en japonais, 華厳経 – fut introduit au Japon dès le VIIIe siècle, pour alimenter non seulement le bouddhisme, mais aussi tout un pan de la culture nipponne. Il donna d’abord naissance à l’Ecole Kegon, l’une des Six Ecoles de Nara, et l’une des plus actives et spéculatives de toutes. Le prince impérial Nagaya (684-729) aurait commandé la construction du temple To-In pour en faire un centre de diffusion des enseignements du Kegon, tâche à laquelle plusieurs moins de l’Ecole Hosso auraient été associés. C’est de ce courant que relève encore aujourd’hui l’immense Todai-ji, dans l’ancienne capitale japonaise.

         Le Kegon fut aussi l’école au sein de laquelle le moine Kukaï (Kobo-Daishi) reçut sa première ordination ; dans une certaine mesure, l’école Shingon peut être considérée comme héritière de l’Ecole Kegon, qu’elle absorba largement. Selon Bernard Frank, le Soutra de l’Ornementation fleurie est une des principales sources des deux grands mandalas de l’Ecole Shingon, le ‘Kongokai’ et le ‘Taizokai’, que l’on peut voir au temple To-ji, à Kyoto. Au début du XIIIe siècle, le moine Myoe (1173-1232) fournirait un résumé de l’Avatamsaka sutra, intitulé Kegon shinshugi (traduit et publié par Frédéric Girard aux éditions du Collège de France en 2014). Parallèlement, au Japon, on ne compte pas les Emaki, les peintures inspirées par ce texte fondateur. Parmi ces chefs d’œuvre artistiques, il faut au moins signaler le Kegon gojugo-sho, le Rouleau des cinquante-cinq lieux du Soutra Avatamsaka, également appelé Zenzai doji emaki (XIIe siècle). Un chercheur japonais pourrait facilement, si cela n’a pas déjà était fait, fournir une synthèse à propos du rayonnement culturel de ce soutra. Ce travail aurait par exemple à tenir compte de l’écrivain Mori Atsushi ( 森敦,1912-1989), prix Akutagawa de 1974 pour Le Mont Gassan. Ami de Dazaï et de Kawabata, mais distant vis-à-vis du monde de la littérature, Mori est l’auteur d’un texte considérable, qui est aussi l’œuvre de sa vie, intitulée en japonais Imi no Henyo (La transformation du sens, 1984). A la fois essai, autobiographie et roman, cet ouvrage protéiforme se nourrit autant de philosophique bouddhique que de théories mathématiques. Il doit son assise cosmologique à l’Avatamsaka sutra, que Mori découvrit avec émerveillement au temple Todai-ji à Nara lorsqu’il avait 23 ans.

Aux Etats-Unis, ce soutra fut traduit en 1984 par le sinologue et japonologue Thomas Cleary (l’ouvrage compte environ 1600 pages), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arts martiaux et les samouraïs. En France, le sinologue Patrick Carré s’est chargé de cette vaste entreprise de traduction, fruit d’un travail d’au moins dix ans (2008-2019). Parmi ses nombreuses traductions, on signalera notamment celle du Soutra des dix terres et celle du Soutra du filet de Brahma. Bien qu’il dirige la très belle collection « Trésor du bouddhisme » chez Fayard, c’est finalement aux éditions tibétaines Padmakara, en Dordogne, que paraît son travail.

L’édition de Patrick Carré, Editions Padmakara

La traduction chinoise que Patrick Carré convertit à son tour en français est celle de Siksananda – de ce moine, on raconte qu’après son incinération, il serait resté la seule langue, symbole de son activité et de l’Eveil qui l’aurait marquée. Il importe ici de souligner que ce Soutra de l’entrée dans la dimension absolue, le Gandavyuha-sutra, représente le dernier chapitre de l’Avatamsaka sutra, le plus ‘tantrique’, et souvent connu séparément. Cette édition n’offre donc pas une traduction complète du soutra auquel cet article est consacré, mais il en propose la partie qui en révèle le mieux la totalité. Le Gandavyuha-sutra raconte en effet le voyage initiatique d’un jeune fils de marchand, Sudhanakumara (Zenzai doji en japonais), en 52 étapes et 53 visites, jusqu’à la réalité ultime (Dharmadatu), incarnée par Vairocana. Comme l’écrit Patrick Carré dans sa présentation, « L’Entrée dans la dimension absolue est un long hommage poétique à la liberté des individus qui ont réalisé la vacuité de toute chose et que plus rien n’empêche de déployer d’inconcevables prodiges pour discipliner les êtres en les aidant à atteindre l’Eveil suprême. » Au Japon, le voyage de Sudhana (Zenzai doji) est l’un des plus fameux voyages bouddhiques, avec celui de La Pérégrination vers l’Ouest, le formidable roman de Wu Cheng En (on ne confondra pas Zenzai doji avec Sanzo Hoshi, nom japonais du moine Xuanzang dans le roman chinois).

Si la totalité des deux volumes ici réunis en un coffret représente plus de 1400 pages, c’est que Patrick Carré fait précéder le soutra d’un des principaux commentaires qui lui fut consacré, par le Chinois Li Tong-xuan (635-730), esprit libre et profond qui marqua aussi bien l’école Huayan que le Chan. Il faut dire que Patrick Carré est non seulement un linguiste, mais aussi un érudit et un pratiquant attaché au bouddhisme tibétain, qui voyage parmi les flots de textes mahayanistes comme peu de savants peuvent le faire. Pour avoir lu patiemment son Introduction à la pratique de la non dualité, où le Soutra de la liberté inconcevable, de Vimalakirti est suivi, verset après verset, d’un choix de commentaires de Sengzhao et Daosheng, il apparaît – en tout cas à l’amateur que je suis – que Patrick Carré cherche à donner leur pleine mesure aux commentaires mahayanistes. Bien loin de les traiter comme un fonds perdu, bon pour les archivistes et les historiens, il les considère au contraire comme d’authentiques chefs d’œuvre de la pensée, écrits par des exégètes devenus des Maîtres, des textes qui, tirés des soutras, deviennent à leur tour des sources vives.

Les amateurs de littérature et de pensée chinoise – comme tout amoureux authentique du Japon – savent que si Patrick Carré a traduit de nombreux textes en français, et qu’il est considéré comme l’un des principaux sinologues de notre pays, il s’écarte délibérément du littéralisme – chose d’ailleurs difficile quand on travaille du chinois vers le français –, et qu’il cherche toujours à suivre l’esprit du texte original pour l’infuser dans notre langue. Bien loin de s’enfermer dans une rigidité pseudo-scientifique, ce traducteur-révélateur est guidé par un enthousiasme lyrique très communicatif.

Cette édition courageuse est due aux Editions tibétaines Padmakara, dont le sérieux du travail et le rôle dans la diffusion du bouddhisme sont connus. Il convient de les féliciter, et de remercier surtout le traducteur inspiré du texte, trésor du bouddhisme et de la pensée humaine.

Référence : Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue. Traduction, préface, notes par Patrick Carré, Editions Padmakara, janvier 2019. 784 p. (tome 1) et 680 p. (tome 2). Format 17×24 cm. (Voir la fiche de présentation sur le site des Editions Padmakara).

Bibliographie :

* Soutra des Dix Terres (Dashabhûmika), traduit par Patrick Carré, Fayard, 2004.

* Kenneth Ch’En : Histoire du bouddhisme en Chine, Les Belles Lettres, 2015 (1964).

* Roberto Gimello, Frédéric Girard, Imre Hamar : Avatamsaka Buddhism in East Asia. Ed. Harrassowitz, 2012.

* Frédéric Girard : Un moine de la secte Kegon à l’époque Kamakura, Myoe, Publication de l’Ecole française d’extrême-Orient, 1990.

* Jan Fontein : The pilgrimage of Sudhana. A study of Gandavyuha in China, Japan and Java. Mouton and Co, 1967 (reed. 2012).

* Megan Lynn Husby : Mori Atsushi’s the Transformation of Meaning, Imi no Henyo : a Translation and critical introduction, Université du Colorado, juin 2018.

FLEURS DE LEGION, entretien autour du roman de Stéphane Giocanti

Cet entretien nous permettra d’aborder certains points autour de votre nouveau roman : il ne sera pas question de le résumer. Fleurs de Légion est votre deuxième roman. Pourquoi le Japon apparaît-il dans chacun d’eux ?

Depuis 2002 environ, le Japon s’est imposé à moi grâce à la force et à la richesse formidable de sa culture, et il m’apparaît aujourd’hui comme une seconde patrie. Il se peut que certains pays vivent en moi comme des désirs ou des projections (des réminiscences cosmiques ?), avant d’être des géographies physiques et humaines. Il se trouve que l’Eros qui me parle le plus est lié au Japon, à tel point que spontanément, l’idée d’écrire un roman et l’idée d’écrire sur ce pays se recoupent.

– N’est-il pas risqué, pour un écrivain français, de faire autant appel à une culture étrangère, dans la mesure où elle ne fait pas partie de la culture commune ?

D’abord, je ne choisis pas mes sujets, ce sont eux qui s’imposent à moi ; ils me chantent, alors je les écoute. J’aimerais entretenir une intimité avec le Japon comparable à celle dont Marguerite Yourcenar témoigne avec l’empereur Hadrien. Ensuite, la culture japonaise continue de passionner les jeunes générations. Et Fleurs de Légion parle en fin de compte moins du Japon que de la Russie…

Kumano (Wakayama), Japon. (Photo : D.R.)

– Pourquoi vous intéressez-vous à la Légion étrangère ?

Les attentats depuis 2015 et les suicides de soldats (notamment lors de l’opération « Sentinelle ») m’ont bouleversé. Les défauts que comporte toute institution humaine ne doivent pas nous faire ignorer la valeur des hommes qui y travaillent, ni les services rendus. De fait, les militaires, les policiers et les pompiers nous protègent, et font face à des situations relativement inédites, alors qu’ils manquent souvent de moyens. Il paraît naturel qu’un écrivain s’intéresse à ces hommes et à ces femmes, y compris par le biais d’une fiction. Je suppose qu’en 2015 ou 2016, un Victor Hugo eût composé une ode à nos soldats. Avant d’en savoir plus sur la Légion étrangère, il m’est arrivé de croiser des légionnaires au cours de mon service militaire. Jamais je n’ai éprouvé autant le sentiment d’être en présence d’authentiques soldats ou guerriers. J’ai senti en eux une forme de droiture qui impressionnait les plus antimilitaristes de mes camarades. Nous avons été tout simplement épatés. Il m’a aussi été donné de rencontrer Pierre Messmer, qui m’a raconté sa bataille de Bir Hakeim, lorsque je secondais Jacques Dauer pour l’interroger à une émission de radio. Messmer avait une très haute idée de la Légion. Il a évoqué plusieurs héros avec une ardeur très communicative. Par la suite, des ouvrages d’histoire ont confirmé l’admiration que je portais – non pas forcément à tous les légionnaires, mais à l’Esprit légionnaire. Ça, c’est quelque chose ! Cela dit, Fleurs de Légion est un roman, non un reportage. On ne lui demandera pas de résumer la Légion étrangère davantage que La Mer de Debussy ne résume ou reflète la mer, si l’on me permet cette comparaison un peu audacieuse.

La Légion Etrangère un 14 Juillet (Photo : D.R.)

– Sans dévoiler l’intrigue, on peut dire qu’elle touche la question de l’homosexualité dans plusieurs pays : la Russie, le Japon, la France. Vous considérez-vous comme un romancier de l’homosexualité masculine ?

Ce thème est central, mais non unique ; il entre en effet dans mes romans parce qu’il s’agit d’un champ littéraire encore assez neuf – il n’a pas cent cinquante ans – et qu’il est vaste à explorer – pour peu que l’on dépasse certains stéréotypes et que l’on ne se sente pas l’obligation narcissique de se raconter ou de se confesser. Sans avoir une prétention scientifique, et avec une ambition davantage poétique, je suis fasciné par la « psyché » homosexuelle, parce qu’elle est infiniment nuancée et qu’elle m’évoque un territoire littéraire et poétique à explorer. Cela ne signifie surtout pas qu’il y ait une seule « psyché » ; au contraire, il existe une grande variété de déclinaisons de l’esprit et des sentiments liés à cette orientation. C’est une richesse humaine, qui ne se borne pas à la sexualité. Ensuite, il n’est pas question de sortir cette « psyché » de l’Humanité prise en son sens général, ni de l’opposer systématiquement à l’hétérosexualité. Mon but n’est pas de séparer, mais au contraire, d’unir ou de pacifier. Le roman est la forme littéraire la plus à même de faire comprendre pourquoi un jeune homme décide d’entrer dans un corps d’armée comme la Légion – le plus romanesque de tous. Dans la réalité, il y a pour cela des motifs très différents, comme la quête d’aventures, le prestige d’une élite, la volonté de s’en sortir socialement, ou de se trouver une direction. Nikita est un cas parmi d’autres.

– L’homosexualité dans l’armée est-elle un tabou ?

Mon propos est avant tout romanesque : encore une fois, il ne s’agit pas d’un essai, ni d’un manifeste. Pour tenter de répondre à votre question, il me semble qu’il existe des situations très diverses, selon les armes, les lieux, les individus. La cellule « Themis » du Ministère de la Défense a pour but de traiter les dérives sexistes et homophobes au sein de l’Armée. Le règlement général de l’armée de Terre s’inspire de la Loi française, y compris dans ce domaine. Il faut bien comprendre que l’armée reflète la société d’où proviennent ses membres : en soi, elle n’est ni pire, ni meilleure. Dans la société civile, les personnes homosexuelles sont parfois les cibles du mépris, du rejet, d’insultes, de violences diverses : cette situation va à l’encontre de l’idée que je me fais de la civilisation. D’autres vivent des conditions plus sereines, et même satisfaisantes, fort heureusement. Mais à mesure où progresse la déculturation des sociétés dites ‘occidentales’, la brutalité et la bêtise s’épaississent et font des victimes (ici, j’évoque le monde civil). Bien sûr, pas plus que les femmes militaires, les hommes portant l’uniforme ne sauraient devenir les proies de prédateurs sexuels. Il faut – impérativement – respecter l’intégrité et l’orientation de chacun. Les armées sont très majoritairement hétérosexuelles, c’est évident, et la question n’est en aucun cas de mettre en cause « dame nature » – ce qui vaut aussi pour l’homosexualité. Les problèmes qui se rencontrent dans l’armée en matière d’homophobie sont difficiles à quantifier. Ils tiennent – comme toujours – à l’ignorance, aux préjugés, et à une masculinité mal comprise. Le rôle de l’information et de la formation paraît, à cet égard, capital. On peut facilement rappeler que quelques-uns des plus grands généraux et guerriers de l’Histoire ont aimé des hommes, parfois avec passion, d’autres fois avec une certaine rusticité : d’Alexandre le Grand au Grand Condé, des Japonais Oda Nobunaga et Saïgo Takamori au Maréchal Lyautey. Le baron von Steuben, fondateur de l’US Army au temps de George Washington, et dont tout soldat américain est un héritier, partagea sa vie avec des hommes. Il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des exemples, pour ne pas dire des modèles. Et puis il ne semble pas qu’en France, le puritanisme soit une tradition militaire…

Le Baron von Steuben (1730-1794), à l’origine de l’Armée américaine.

– Est-ce sur ce terrain que vous vous reconnaissez une filiation avec Mishima ?

Notamment. Alors que mes titres romanesques et l’harmonie que je tente entre réalisme et poésie me semblent marqués par le grand cinéaste Ozu Yasujiro, Mishima m’apparaît comme un parent en ce qui concerne l’évocation littéraire de l’homosexualité masculine. Si je ne suis pas un militariste à tout crin, et que je n’éprouve aucune fascination pour les armes – le katana mis à part, sur un plan surtout esthétique –, je comprends parfaitement l’homoérotisme qui enveloppe une nouvelle comme Patriotisme et le film que Mishima en a tiré – et que j’ai édité en DVD pour les pays francophones, en 2008. La couleur sombre de son texte sur l’éthique samouraï et le Hagakure me parle en dépit du phantasme et de l’espèce de fêlure personnelle dont elle témoigne chez ce très grand écrivain. Cela dit, d’autres écrivains ont ici travaillé en moi, comme Rimbaud et Baudelaire ; une relecture m’a récemment révélé une proximité et une opposition fondamentale avec le Roger Nimier du Hussard bleu.

– Ne craignez-vous pas, ce faisant, de vous plier à une mode ?

Il existe en effet une mode à la télévision et sur la toile. Cependant, il existe aussi des débats, des prises de conscience, qui paraissent indispensables si l’on tient à la paix civile et au bonheur des êtres humains. Dans la France d’aujourd’hui, il arrive que des personnes homosexuelles soient tuées ou blessées ; les rapports de l’association SOS Homophobie sont éloquents et devraient être lus plus largement. L’évolution scientifique a transformé la définition et l’image de l’homosexualité aussi bien chez les hétérosexuels que chez les personnes homosexuelles elles-mêmes. Comment ne pas tenir compte de ce fait, qui s’impose d’ailleurs sur un plan international, comme le montrent l’extension du mariage dans le monde et l’exemple récent de Taïwan ? Fleurs de Légion évoque par exemple ces quatorze mille soldats, sous-officiers et officiers qui ont été exclus de l’armée sous Clinton (par la loi Don’t ask, don’t tell) : en quoi l’orientation sexuelle de ces femmes et de ces hommes pouvait-elle contrarier leur professionnalisme ? L’armée des Etats-Unis est-elle devenue moins opérationnelle depuis le « repeal act » (2010) qui a mis fin à l’inique loi du gouvernement Clinton ? A ce sujet, il conviendrait de traduire en français les témoignages rassemblés par Josh Seefried, un officier de l’US Air Force (Our Time, 2011), très éclairants à propos de la compatibilité qui existe entre l’uniforme et l’orientation sexuelle – à mon sens, cela va d’ailleurs encore plus loin qu’une simple compatibilité. Le défaut de connaissances générales et spécialisées explique les peurs, les préventions, les discriminations. Il existe d’autre part des mouvements régressifs de la part de minorités religieuses fort peu charitables et chez des personnes non éduquées ou ignorantes, qui ont besoin de bouc-émissaires ou tombent dans le manichéisme le plus absurde. Tout cela montre que le thème de l’homosexualité n’est pas en lui-même un cliché : il correspond d’abord à une réalité (certes minoritaire), et à une composante humaine vieille comme les hommes. Si l’on en parle régulièrement, c’est à cause du nombre croissant des victimes, et parce que l’émergence de l’identité sexuelle coïncide en France avec une période de crise sociale et de durcissement idéologique, dans tous les camps.

Nijni-Novgorod (Russie), lieu de naissance du personnage principal

– Votre personnage Nikita symbolise-t-il la condition des jeunes homosexuels en Russie ?

Comme tout personnage de roman, celui-ci est une composition, comme on le dit d’un acteur, ou bien une alchimie. J’ai choisi la Russie en écho aux crimes d’Etat perpétrés en Tchétchénie, auxquelles le roman fait allusion. Mais c’est surtout parce que la Russie a compté parmi les fées de ma prime adolescence, lorsque les œuvres de Tchaïkovski, Borodine, et Rimsky-Korsakov enchantaient mes heures. Il existe un charme russe, que chaque Noël réveille autour de moi. Savoir la Russie aussi éculée sur la question de l’homosexualité, aussi influencée par soixante-dix ans de chape de plomb communiste, me semble d’une infinie tristesse. Tant de personnes souffrent inutilement, là-bas ! Croire qu’un Russe homosexuel est nécessairement un mauvais russe ou un mauvais chrétien est d’une stupidité  sans nom, comme si ces définitions devaient être mises sur le même plan. On a l’impression que le monde cru moderne ne sait plus conjuguer l’Un et le Multiple, et qu’il tourne le dos au Parménide de Platon. Les problèmes ne s’arrêtent pas à la Tchétchénie : ils se retrouvent à d’autres degrés dans d’autres Etats, régions autonomes ou oblasts (dont personne ne parle), comme la Biélorussie et le Tatarstan. En Russie même, cette orientation sexuelle est socialement décriée ou condamnée. Vladimir Poutine est peut-être plus libéral que la population russe, c’est tout dire…

Fleurs de Légion est donc un hommage à la liberté que l’on trouve en France ?

Certainement ! Comme l’indique l’origine même du nom « France », ce pays a vocation à l’indépendance et à la liberté. Cela ne signifie pas que le roman en donne une peinture idéale. Je ne trouverai d’apaisement que lorsque deux personnes de même sexe pourront se promener n’importe où la main dans la main. Nous en sommes loin, contrairement à ce que l’on dit parfois. Pouvoir se tenir librement la main ne devrait pas être un risque, ni déclencher une peur. En un sens, c’est encore plus important que l’union civile ou le mariage. Mais la liberté dont il est question ici désigne aussi ces étrangers qui se mettent volontairement au service de la France, qui mettent ainsi en oeuvre leur liberté personnelle pour une cause qu’ils estiment noble : cette tradition remonte au moins à la Renaissance et, pour ce qui concerne la Légion étrangère, à 1831. Alors que la Légion fonctionne sous l’un des régimes les plus sévères de l’armée, elle forme en même temps l’un des corps les plus opérationnels, l’un des plus aptes à défendre cette « liberté » dont, avec plus ou moins de sincérité et de cohérence, la France se veut toujours championne.

Propos recueillis par Pierre Fontaine.

Fleurs de Légion, Editions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2019.