Mishima et ses masques – Entretien avec Stéphane Giocanti

Vous venez de publier un essai d’environ quatre cents pages à Mishima, écrivain dont on a commémoré le cinquantenaire en novembre dernier. Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à lui, je crois.

– En effet. En 2008, j’ai publié en DVD son film Patriotisme, rites d’amour et de mort, aux Editions Montparnasse, avec un livret explicatif. La même année, j’ai sorti le roman Kamikaze d’été, dont les personnages croisent Mishima dans un restaurant. Depuis, je me suis livré à des relectures et à une réflexion qui m’a conduit peu à peu à envisager un ouvrage sur cet écrivain. Après avoir envisagé une biographie, j’en suis venu à l’idée d’un essai.

Qu’est-ce qui différencie votre essai des autres livres publiés sur Mishima en langue française ?

– Tout d’abord, l’aide de M. Hataï m’a permis d’explorer les volumes critiques des Œuvres Complètes de Mishima, et de m’arrêter sur certains passages de l’œuvre romanesque. Grâce à lui, l’obstacle de la langue a été en partie franchi. Ensuite, je m’efforce de rendre compte des principales tendances (universitaires ou non) de la critique ‘mishimienne’ internationale. Mon livre accorde une certaine importance à la recherche américaine, où domine le regretté Donald Keene. Si l’on ne s’appuie pas sur les sources japonaises (les textes de Mishima et certains essais que lui ont consacré divers auteurs japonais), on est condamné à compiler ou à réécrire ce qui a déjà été écrit – sans parler du plagiat dont s’est rendue coupable une biographe, qui a fini par présenter ses excuses publiques. Depuis trente ans, la connaissance a énormément progressé sur cet écrivain, tant au Japon qu’aux Etats-Unis et en Europe : il était temps d’en rendre compte, bien qu’il soit impossible de tout dire, et d’apporter du nouveau sur tous les points. Il faut bien se rendre compte que ce qui a été écrit sur Mishima entre 1970 et 2000 a pris un coup de vieux. Le mépris que certains écrivains et critiques affichent vis-à-vis des universitaires ne saurait tenir en ce qui concerne Mishima : c’est de l’Université que sortent le renouvellement et, si l’on peut dire, la restauration de Mishima en tant qu’écrivain majeur du XXe siècle. Les traducteurs américains, les chercheurs japonais, allemands, italiens, français, apportent des éclairages décisifs, qui doivent dépasser le champ universitaire, atteindre le monde des lecteurs et celui des arts. L’un des buts de mon livre est de faire état, autant que possible, de cette évolution très bénéfique. Par ailleurs, et plus directement, j’insiste sur la très grande valeur des nouvelles (comme Pèlerinage aux trois montagnes, Haruko, Histoire sur un promontoire) et des pièces de théâtre comme Déclin et chute de la Maison Suzaku, La terrasse du roi Lépreux, les Cinq nō modernes et les autres nō modernes. Le lecteur peut s’attendre à une sorte de synthèse, où il est évidemment impossible de rendre compte de tout. En même temps, je propose des interprétations à propos de l’homme, de l’œuvre, de l’esthétique, me penchant particulièrement sur tel texte, passant plus rapidement sur d’autres.

Dans le premier chapitre, vous dites qu’il s’agit d’une « encyclopédie distribuée autrement » : que voulez-vous dire ?

– De fait, chaque chapitre correspond à un masque porté par Mishima : je distingue ainsi ceux par lesquels il cherche à révéler une part de lui-même, et ceux par lesquels il cherche à se cacher. Ces masques ne sont pas seulement des principes d’organisation du livre, ils témoignent de la difficulté du rapport avec la réalité qui a envahi cette personnalité profondément romantique. Cette distribution permet d’embrasser les aspects biographiques, historiques tout en proposant au lecteur des éclairages sur les œuvres principales (traduites ou non en français ou en anglais). Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’une encyclopédie, ce livre offre une introduction générale à Mishima – la personnalité artistique et l’écrivain, et à travers lui, à la civilisation japonaise. Il me semble que certains romans et certaines nouvelles paraîtront plus clairs à ceux qui déjà les apprécient.

Au cours de votre travail, qu’avez-vous découvert sur Mishima ?

 – En fin de compte, ce qui m’a frappé, c’est notamment la dimension morale, au sens large : le point de rencontre entre la psychologie, les valeurs, l’examen de soi et des autres, le jeu des reflets, des illusions et des mensonges. Il ne s’agit évidemment pas d’un écrivain moralisateur, plutôt d’un moraliste – mais du XXe siècle ! qui avale le nihilisme de son époque pour le recracher. Le Pavillon d’or est un chef-d’œuvre de psychologie. Il s’agit d’un immense auto-examen fictionnel, d’une complexité improbable chez celui qui est censé l’énoncer (le novice qui brûla le fameux pavillon d’or de Kyōto). Il ne faut pas sous-estimer les modèles dont Mishima a cherché à s’inspirer : Madame de Lafayette et Raymond Radiguet (en particulier, Le Bal du comte d’Orgel). Il en découle un sens de l’analyse qui se marie formidablement avec la très grande sensibilité  et l’intelligence très fine de cet écrivain. Evidemment, les romans et les nouvelles de Mishima sont riches de personnages monstrueux, pervers ou étranges (certains sont traités avec comique, comme l’héroïne de La musique) : Kokubu Jirō (personnage central de Ken) est en quête d’un idéal de simplicité et de rigueur qui n’accepte aucune souillure ; Mizoguchi incendie le pavillon d’or afin d’en posséder la beauté. De nombreuses œuvres font le procès de la nature humaine en même temps que de la notion même de nature humaine. C’est cela que l’on appelle généralement le ‘pessimisme’ de Mishima. Des nouvelles des années 1947-1949 à La mer de la fertilité, il existe un lien de continuité dans le regard que Mishima porte sur le monde et les hommes.

Vous soulignez ainsi le dialogue qui a associé Mishima et la France.

– La destinée littéraire de Mishima se caractérise par une assimilation transformatrice des modèles qu’il emprunte, qu’ils soient anciens ou modernes, japonais ou étrangers. Une soif d’amour doit à Thérèse Desqueyroux ; tel passage de Confession d’un masque empreinte aux Enfants terribles de Cocteau. Il s’agit donc d’un dialogue avant tout littéraire, qui procède par sélection, assimilation et appropriation – n’en va-t-il pas de même, pour tous les grands écrivains ? Son exemple montre à quel point la propriété intellectuelle n’est pas dans le génie de la littérature… Malheureusement, Mishima n’a jamais rencontré un écrivain français avec qui il aurait pu entreprendre un véritable dialogue. Il a dîné avec Cocteau une seule fois : mais Cocteau était âgé, et la soirée comportait de nombreux invités. À l’époque où vivait Mishima, les écrivains français avaient une idée très incomplète du Japon et de la littérature japonaise – à la notable exception de Claudel. Malraux a été attiré par la civilisation japonaise, surtout ancienne, mais il n’a jamais rencontré Mishima. Aussi, le dialogue de Mishima avec la France décrit-il surtout un rapport silencieux, qui se déploie à travers les textes. Il faut rendre hommage à Annie Cecchi d’en avoir rendu compte d’une manière très approfondie et détaillée dans son ouvrage magistral (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique, Honoré Champion, 1999).

Mishima et Jean Cocteau (Paris, 1960).

Quelle conséquence la mort de Mishima a-t-elle eue sur les autres écrivains ?

– Naturellement, mon essai évoque différents héritages littéraires. Ce qui me frappe, c’est le besoin que de nombreux écrivains ont ressenti de nouer un dialogue post-mortem avec Mishima, qu’ils soient japonais ou étrangers. C’est notamment le cas d’Ōé Kenzaburō, dont plusieurs textes sont des prises de position contre Mishima, ou bien contre la récupération qui en a été faite par l’extrême-droite japonaise. C’est aussi le cas de la romancière Enchi Fumiko, celui de Pierre Boutang, qui rencontre Mishima dans l’au-delà, dans son roman Le purgatoire (1976). Il me semble que Hirano Keiichirō, qui a 45 ans aujourd’hui (l’âge où mourut Mishima), entretient lui aussi un dialogue quasi impératif  avec Mishima. Il est couramment interrogé à propos de cet aîné, mort cinq ans avant sa naissance. Il est aujourd’hui capable de raisonner sur Mishima d’une façon plus apaisée (et probablement plus sincère) qu’auparavant : il s’appuie sur les travaux publiés par les spécialistes japonais de Mishima pour en parler. Au-delà de ce rôle de passeur et de vulgarisateur, qu’il exerce tant au Japon qu’en France, Hirano est travaillé de l’intérieur par la personnalité et par les œuvres de Mishima. A mon avis, il n’en a pas terminé avec cette relation majeure. Le cas d’Hirano m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un écrivain japonais d’une génération récente : un écrivain n’a pas la distance positiviste d’un professeur de littérature ; il faut qu’il rentre en lui-même pour connaître Mishima. Son affaire est à la fois de réflexion et de sensibilité alchimiques. Ce qu’il a à dire est nécessairement différent.

Cet essai demande à votre lecteur un certain effort : il comporte plus de mille notes, qui ne sont pas seulement des références, mais aussi des commentaires, des remarques…

– C’est en effet le risque de cet essai. Il ne s’agit pas d’une thèse universitaire (jeu auquel je me suis prêté il y a presque trente ans), mais d’un ouvrage de réflexion que je me suis efforcé de rédiger avec exigence. Il fallait en finir avec les approximations, l’absence des sources, les erreurs, sans parler des récupérations. Par exemple, je crois avoir apporté un examen assez précis du rapport entre Mishima et Hayashi Fusao, et fourni un éclairage sur ses relations avec Tanizaki. J’enquête aussi à propos du rôle de l’homosexualité dans son œuvre – cela va bien au-delà d’un simple thème. La présence du bouddhisme m’a parue capitale, alors qu’elle est généralement ignorée en dehors des spécialistes. Encore tout cela doit-il s’appuyer sur la lecture des textes (certains, en japonais), et sur des références vérifiables, des mises en perspective suffisamment solides. On pourra bien sûr diverger sur certaines interprétations et prises de position, mais il m’a paru important de leur donner une assise grâce aux notes. Aller ou revenir à certains textes a été pour moi une grande joie : la relecture de nouvelles comme Haruko, Les paons, ou Ken m’a apporté de grands moments de bonheur. Il faudrait que cet essai puisse aider le public à découvrir ou à mieux connaître l’œuvre de Mishima. Mais d’un autre côté, même si tous les textes ne doivent pas servir de prétextes spéculatifs sur la vie et la personnalité de l’auteur, il m’a paru nécessaire de donner place à des passages biographiques, qui permettront au lecteur de souffler un peu. Il était intéressant de se demander comment un homme né en 1925, qui a été contemporain de la guerre (depuis 1937, ne l’oublions pas), la traverse, lui survit, et dans quelles conditions il s’est imposé sur la scène littéraire japonaise et internationale. C’est en ce sens aussi que Kawabata occupe une place capitale dans mon essai.

Quels risques avez-vous donc pris dans ce livre ?

Cette fois, c’est au lecteur d’effectuer une démarche critique pour les identifier… Je sors donc mon joker. Néanmoins, il me semble qu’à travers Mishima, je m’interroge sur la subjectivité littéraire. Qu’est-ce que la subjectivité en littérature, alors que la littérature est un langage, et que l’écrivain est dans un sens un objet historique ? De quoi la littérature est-elle sujette ? qu’est-ce qu’un sujet littéraire ? La singularité littéraire est-elle un soliloque ? Derrière cela, j’avoue éprouver une défiance vis-à-vis de l’étau rationaliste, positiviste, utilitariste, l’obligation de tout réduire à de la communication immédiate et futile, la défloraison de la langue : Baudelaire aurait vomi notre époque avec plus de violence encore qu’il ne l’a exprimé en son temps. Mishima a très bien compris que ce qui se joue depuis les années soixante, c’est la possibilité même de la littérature. L’actualité lui donne hélas raison : en France, il n’existe plus de grands écrivains, ni de grande littérature, mais des témoins de cette chute. Nous sommes entrés dans l’ère de la platitude et du bavardage. Avec le théâtre de sa mort, Mishima a utilisé ironiquement les armes des temps nouveaux pour les retourner contre eux : la mise en scène, l’image, le spectacle – quand toute son œuvre découle au contraire des profondeurs, des silences et de l’intelligence de l’écrit. Sa mort, c’est le grand rire lancé à la face de la société du spectacle.

Entretien réalisé par Samuel Le Van

  • Stéphane Giocanti : Yukio Mishima et ses masques. Editions L’Harmattan, 394 pages, février 2021.