Japonais et Chinois agressés

Il est souvent question de l’unité du genre humain. La philosophie grecque, les religions, monothéistes ou non, regardent l’humanité comme un seul homme et cherchent à lui parler. Se méfiant des distinctions trop épaisses, Tchouang-Tseu contemplait cette idée : « Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. »

      Cette forme de distraction à laquelle notre raison balbutiante se complaît arrive chez les violents et les sots à un point d’improbabilité. En France, où les relations sociales se détériorent plus vite que les icebergs de l’Arctique, nous apprenons que tel résident japonais pris pour un Chinois, tel habitant français d’origine chinoise, ou tel ressortissant chinois sont victimes de violences physiques ou verbales dans nos rues. Unifiés par une haine stupide, ils sont d’office condamnés pour avoir transmis le Covid, considérés comme des complices objectifs de la pandémie, des traîtres en puissance, qu’il faudrait pouvoir écraser comme des moustiques afin de purifier l’air. On m’a raconté le cas d’une Japonaise bousculée et qualifiée de « Chinoise » – mot censé insultant ; connaissant notre langue, elle fit valoir qu’elle appartenait en réalité au pays du Mont Fuji, et non pas à celui de Xi Jiping. En un instant de miracle, la fureur agressive s’éteignit pour céder à de la gêne : le pauvre agresseur s’était rappelé en effet dans quelle admiration il était censé tenir le Japon, pays des samouraïs, des mangas et des belles Japonaises… en injuriant une Japonaise, il venait de s’injurier lui-même en s’en prenant à l’une de ses rares sources de respect. Nous voilà donc rassurés. Le racisme ordinaire admet que l’on s’en prenne aux « Chinois », à condition de laisser tranquilles les Japonais ! Mais irait-il jusqu’à interroger le degré de sang japonais d’un citoyen issu de Tokyo, mais dont deux grands-parents auraient été, par exemple, des citoyens de Beijing ? Nous ne le savons pas, et il vaut mieux laisser à sa honte une telle question.

            Les réflexes les plus sourds et les plus bas du genre humain se vérifient dans ce besoin de vengeance, que ne saurait se contenter d’aucun acte violent. Bien entendu, il existe de nombreux résidents japonais ou chinois vivant une existence à peu près paisible en France, sans qu’ils se trouvent inquiétés par des comportements fadas ou couillons – comme on le dit à Marseille.

            Nous voyons ici tel habitant de Paris et d’Île de France insulter un passant « asiatique », regarder d’un mauvais œil la vendeuse ‘chinoise’ du tabac ou de la supérette, lui refuser un « merci » ou un « au revoir », confondant dans la même peur ou le même mépris les ressortissants de Chine, du Japon, de Corée, ou d’ailleurs, au nom d’une supposée unité de faciès, d’une culpabilité mythique et d’une aversion paranoïaque. Toute personne chinoise (ou d’origine), et par conséquent toute personne japonaise (ou d’origine), est supposée complice d’une tentative de génocide planétaire, dont les populations chinoise, japonaise, coréenne et d’Asie du Sud-Est sont pourtant victimes. Les personnes chinoises et japonaises (ou d’origine) seraient donc heureuses et pleinement satisfaites du nombre de morts français et européens, n’importe le nombre de morts par Covid que compteraient leurs propres familles, n’importe aussi l’état dans lequel elles se trouvaient lorsqu’elles furent atteintes elles-mêmes par le virus. Voilà bien de mauvaises personnes…

Les résidents japonais vont-ils être obligés de revêtir des armures pour se protéger ?

            Nous ne sommes pas si loin de cette époque où Léon Daudet – plus avisé sur d’autres points – soupçonnait « les Juifs » d’être les responsables des inondations parisiennes de 1910 ! Et pourtant, en ce début d’un autre siècle, le nihilisme et l’égoïsme apportent une amertume et une obscurité qui étaient encore inconnues de l’écrivain pamphlétaire : en s’en prenant aux « Chinois », les agresseurs ne se perçoivent pas nécessairement plus « français » ou « européens » pour autant ; leur hargne ne traduit pas l’acquisition d’une morale profonde. Non seulement ils ne font rien gagner à la France, mais ils dissuadent les touristes japonais de s’y rendre : savent-ils seulement que nombreuses marques de prestige ont tenu grâce au goût et à l’estime de très bons clients Japonais ? que certains touristes chinois font vibrer les chiffres d’affaires, et maintiennent en vie des entreprises qui sans cela disparaîtraient ? Que leur importe le préjudice qu’ils infligent à leur pays, puisqu’ils ne savent pas contrôler leurs peurs, leurs phobies, leurs inquiétudes ? Il faudrait donc d’un côté tirer du profit des « Chinois », et d’un autre, se permettre de les malmener dans la rue ? D’après cette conception de la logique humaine, il faudrait s’attendre à ce que, par réciprocité, et détestation des méchants Français, les « Chinois » de Chine et les « Japonais » du Japon s’en prennent bientôt à nos ressortissants, qu’ils soient résidents ou touristes ? Recevront-ils donc sur leurs visages de l’acide chlorhydrique comme cela est arrivé récemment à des ressortissantes japonaises, en plein Paris ? D’après cette logique, pourquoi pas ?

            Les compétitions victimaires aidant, les grands médias s’inquiètent peu de ces hallucinations amalgamantes et de ces mauvais traitements, qui témoignent d’une soif de bouc-émissaires. En dépit des demandes réitérées des ambassades, les autorités ne semblent pas agir, ni prévenir suffisamment ces comportements violents, haineux ou méprisants. Le manque d’éducation et la barbarisation occasionnée par les réseaux antisociaux sont les clés inavouées de cette situation, obscurité parmi les obscurités de notre temps.

Photo AFP (D.R).