L’occitanisme contre les langues du ‘Midi’

Depuis les années 1950, l’Occitanisme a pratiqué un entrisme politique et académique qui explique sa quasi omnipotence aujourd’hui, là où son implantation est la plus vive. Son histoire complète et non partisane reste à écrire : de fait, l’occitanisme désigne non seulement une réalité tangible, mais il correspond aussi à l’un des mythes politiques les plus cohérents et les moins connus, alors que ceux qui en retracent l’histoire, qui étudient son développement, sont presque toujours eux-mêmes des partisans. Les questions linguistiques propres au Sud sont la plupart du temps ignorées dans le Nord de la France, qui réagit trop souvent de façon répulsive, sur un autre plan, en ignorant les trésors linguistiques et littéraires des langues intérieures autres que le français, ou en intégrant la notion d’ « Occitanie » comme si cela était indifférent ou ‘folklorique’. Outre les littératures du « Midi », il existe aussi des littératures en breton et en corse : elles possèdent bien des pages dignes d’intérêt ou de passion. Attaché aux langues romanes du « Midi » (tout en étant né au ‘Nord’), je voudrais développer ici les reproches que l’occitanisme me semble mériter, dans l’intérêt même des langues, des parlers, et de tous ceux qu’intéressent la littérature.

Frédéric MISTRAL (1830-1914), l’auteur de Mirèio et de Calendau.

       Mon essai La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures du Sud (Editions du Cerf, 2022) a été bien accueilli en Catalogne (hispanique), dans plusieurs journaux et revues en France, discuté loyalement par Maïté Bouyssy (dans En attendant Nadau), et il a reçu le Prix Bruno Durand de l’Académie d’Aix-en-Provence. Alors que j’ai eu droit sur Internet à des insultes et à des espèces de dénonciations, plusieurs Félibres de Paris acquis à « l’occitan » ont discuté avec moi de la manière la plus courtoise – mon propos ne consistant pas à blesser des personnes, ni à imposer brutalement des vues, mais à faire état de problèmes objectifs, toujours discutables. Or, sur la toile, je suis entré dans le viseur de ‘vigilants’ de cette obédience. Ils n’admettent pas la discussion, ni les divergences, alors que mon livre reconnaît pleinement la valeur littéraire de certaines œuvres écrites en « occitan », quand bien même cette « graphie » ou « écriture » me paraît artificielle et contestable. J’ai insisté sur la richesse de pensée de Robert Lafont et la qualité supérieure de la poésie et de la prose de Max Rouquette – en m’adressant au lectorat francophone, et non pas à des spécialistes, ni aux seuls Méridionaux. Je n’hésite pas à reconnaître la passion, la persévérance, le savoir des occitanistes les plus avisés, leur amour sincère de la langue, leur ambition de partage et de transmission culturelle. Car mon propos consiste à poser des objections et des critiques, et non pas à entretenir de vaines polémiques. Partisans de quelque « écriture » que ce soit, nous sommes tous confrontés vigoureusement à la menace de disparition des langues ‘régionales’, et c’est cet avenir affligeant qui, avec l’amour des mots et des chants, nous réunit.

        Pour aider mon lecteur à comprendre les reproches que j’adresse à l’occitanisme (et encore une fois : les conceptions, non pas les personnes), je développerai une vingtaine de points.

1. L’Occitanie n’a jamais existé en tant qu’Etat, ni comme une nation. Pourtant, la puissance du courant occitan s’affirme notamment dans la diffusion du drapeau « occitan », et de la fameuse croix dite « occitane », y compris dans des documents officiels, que ce soit à Toulouse, Pau, Limoges et Dax, comme si ces symboles renvoyaient à un passé commun, source de légitimité politique. En vérité, ces symboles font partie d’une construction identitaire, d’une vision du futur marquée par le volontarisme. L’ironie de cette visée, c’est qu’elle remonte elle-même au XIXe siècle, qui fut l’ère des utopies et des nationalismes. Son mouvement psychologique balance ainsi entre l’utopisme constructiviste et la nostalgie, et bien entendu, le conflit ou la déception vis-à-vis de l’état présent. L’intention unitariste de l’occitanisme est politique ; elle emploie la culture et les savoirs comme des instruments de conquête. Ancré dans les mythes politiques du XIXe siècle, l’occitanisme n’a pas encore pris conscience de ses illusions, encore moins des enjeux qui se présentent en ce début du XXIe siècle.

2. L’ « occitan » est une reconstruction archaïsante du languedocien central, mise au point au début du XXe siècle par Antonin Persbosc et Prosper Estieu, puis développée par Louis Alibert, dans une Grammaire occitane expressément réservée au seul languedocien. C’est après 1945, dans une optique nationaliste combinée avec des attendus marxistes, que les Occitanistes (à l’intérieur d’organes tels que les Instituts d’Etudes Occitanes) entreprirent de soumettre toutes les langues ou dialectes aux principes d’écriture de l’occitan. Il s’agit d’une démarche volontariste et verticale, produite principalement par des professeurs d’Université dont le militantisme ne s’embarrasse généralement pas de l’éthique scientifique. De nos jours, la mise en occitan (appelée abusivement « normalisation » ou adaptation à la « langue classique ») est proposée par des sites Internet, des associations et des ouvrages de qualité, mais qui induisent leur public en erreur. Le ‘code graphique commun’ que revendique l’occitanisme ne se limite pas, en effet, à des principes orthographiques. Ce ‘code’, fort complexe, affecte la morphologie, le lexique et parfois même la syntaxe, de telle sorte que le dialecte (ou la langue en question) se trouve relativement modifié et transformé, et que la variation dialectale n’est que partiellement respectée.

3. Influencé par le principe des nationalités, Frédéric Mistral (1830-1914) a rêvé d’un Midi allant « des Alpes aux Pyrénées », auquel le dictionnaire (Le Trésor du Félibrige) a conféré une assise. Mais en dépit de cette vision typique du romantisme, Mistral fut d’abord et avant tout un provençaliste, pour ne pas dire un provençaliste rhodanien, qui s’est toujours tenu à l’écart de la tentative de Perbosc et Estieu, très minoritaire à son époque. Mirèio, Calendau, Nerto, Lou Pouèmo dóu Rose présentent une géographie avant tout provençale, comme si le rêve d’unité du Midi ne constituait pas la matière fondamentale de ses plus grands poèmes. C’est parce que Mistral fut d’abord provençaliste (et que la graphie mistralienne indisposait de nombreux auteurs languedociens, preuve de leur spécificité) que la concurrence sur le plan de la graphie est née en Languedoc, vieux rival de la Provence. Les solutions graphiques qu’il proposa avec Joseph Roumanille ont exercé une influence dans les autres territoires du Midi, mais n’ont jamais constitué des programmes imposés. Comme cela a été maintes fois démontré, la graphie mistralienne est beaucoup plus respectueuse des langues non-provençales du Midi – ce dont témoigne Le Trésor du Félibrige lui-même. Cependant, Mistral a dû constater lui-même que sur le plan linguistique, ce rêve d’unité se trouvait contredit par la spécificité d’une langue comme le gascon. La formule poétique « des Alpes aux Pyrénées », légère comme un rêve, n’a jamais conduit Mistral à définir un projet politique et juridique précis. Le « Sage de Maillane » n’était ni un philosophe politique, ni un homme politique. L’idée qu’il a le plus affirmée était celle du fédéralisme (pour la France tout entière). On ne s’est jamais demandé comment Mistral pouvait combiner son rêve d’unité « des Alpes aux Pyrénées » avec l’idée de fédération, qui implique des différences et des autonomies de degrés divers. Autant le doux rêve de Mistral est excusable par le contexte, autant sa reprise et sa systématisation par le courant occitaniste d’après 1945 paraissent anachroniques, comme si l’on avait pu refaire le romantisme après la guerre.

4. En effet, depuis plusieurs siècles (et sans revenir sur les processus historiques des rattachements à la France), le Midi comportait (pour simplifier) les langues suivantes : le provençal, le gascon, le languedocien, le catalan, l’auvergnat, le limousin. On peut les nommer langues ou dialectes indifféremment, puisque aucun critère linguistique ne permet de distinguer ces deux termes. Evidemment, la géographie et la grammaire (au sens large) de ces langues (parlées et écrites) ont varié au cours du temps ; les lexiques, les tournures, la phonétique etc., ont connu des variations, et leurs noms mêmes ont rencontré des changements considérables au cours du temps. Au cours du XIXe et du XXe s., la notion de « langue d’Oc » fut employée indûment, comme un piège préparant la notion d’ « occitan », ou bien de façon métonymique, généralisante, sans remise en question de la pluralité des langues (il s’agissait évidemment d’une approximation, d’une facilité fallacieuse). Le fait que ces langues aient produit des littératures de valeur suffit à démontrer leur dignité culturelle et la nécessité de leur transmission.

5. Il découle de ces constats que l’espace méridional ne possède pas une langue unique qui serait composée de dialectes. La « langue d’Oc » au singulier, « l’occitan », équivalent à de véritables monstres, ou du moins, à des homogénéisations forcées. Ces expressions découlent d’un volontarisme utopique qui vise à produire une unité politique et linguistique à construire. Il vaudrait mieux parler, au pire, de langues d’Oc (au pluriel) ; au mieux, de langues romanes du Midi. Le fait que des versions occitanisées du provençal, du gascon, et autres langues, aient été répandues (par des chartes, des cours et des manuels) ne signifie pas que de telles démarches ne posent pas problème au regard des spécificités des langues et des enjeux littéraires. Le constat de cette pluralité linguistique est partagé aussi bien par des écrivains que des professeurs d’université : il est inexact que la doxa occitaniste fasse l’unanimité. Un tel consensus n’a jamais existé. Il n’existera jamais.

6. Le XIXe siècle a répandu le mythe d’une koinê, c’est-à-dire d’une langue littéraire unique, dont l’œuvre des troubadours aurait fourni l’illustration. Il s’agit en effet d’un mythe, auquel des occitanistes m’ont reproché de n’avoir pas succombé. Ces adeptes d’une croyance ignorent donc les progrès de la philologie de la fin du XXe siècle : l’unité de la langue des troubadours correspond à des « idées constitutives d’une tradition propre à la partie méridionale de la France. » (J.P. Cambon). Pour Robert Lafont lui-même, « il était difficile déjà de discerner une norme chez les grands troubadours. Sur cette norme, la science moderne fait peser l’immense réserve de la tradition manuscrite. » (1) L’un des plus grands spécialistes reconnus des traditions manuscrites des troubadours, Patrick Zufferey, a démonté lui aussi ce « mythe de la koinê originelle ». Sur ce point, le discours occitaniste se trouve déstabilisé : il lui importe d’utiliser cette croyance en une unité antérieure (qui n’aurait d’ailleurs affecté que l’élite des lettrés) pour assoir son projet politique utopique, comme d’un retour aux sources, une correction permettant d’effacer sept siècles de prétendue division. A la limite, pratiquer « l’occitan », ce serait se faire héritier des troubadours et faire revenir un âge d’or.

7. Le ‘Midi’ n’a jamais offert le tableau d’une langue unique, variée en ‘dialectes’. Les parentés et les liens entre les langues du Midi existent évidemment, mais pas au point où le conçoivent les occitanistes. De fait, comme le montrent les travaux de Philippe Blanchet (après ceux de Louis Bayle, Charles Rostaing, etc.), le provençal n’est pas de « l’occitan ». La même démonstration concernant le gascon a été faite par Jean Lafitte et par Guilhem Pépin. Les catalanistes refusent absolument de voir leur langue traitée comme de l’occitan (on lira, en catalan, La Il.usió occitana d’August Rafanell (2006)). Pour le limousin, l’historien Maurice Robert tient à la singularité de cette langue, qu’il a illustrée dans le Nouveau Dictionnaire français-limousin (2020), en adjoignant aux mots limousins leur traduction occitanisée, marquant bien les différences. L’Auvergnat Pierre Bonnaud s’est battu pendant des décennies pour proposer des solutions graphiques en conformité avec le génie arverne, en rejetant celles des occitanistes. Majoritaires ou minoritaires, les réactions à l’hégémonie occitaniste sont présentes à travers tout le Midi, un Midi rebelle à l’unitarisme et à l’exclusivisme. Les débats furent parfois houleux, déchirés et déchirants, et d’autres fois, plus apaisés, tâchant d’équilibrer la fermeté et la courtoisie. Malgré ces contestations permanentes (elles remontent aux débuts de l’occitanisme), le discours occitan se prétend victorieux, triomphant, et ternit volontiers les récalcitrants et les contradicteurs, tant s’y mêlent les intérêts personnels. Il profite largement de l’ignorance d’une large partie de la population sur un sujet complexe qui demande de la rigueur.

8. Concernant le gascon, il serait utile et urgent de publier la thèse de Jean Lafitte (chercheur qui vient de nous quitter) : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (2005). Manifestement, de nombreux occitanistes rejettent cette thèse sans l’avoir lue, ou bien sans en reconnaître les nuances, ni la portée scientifique. De fait, si le gascon ne peut pas être reconnu comme un domaine de « l’occitan » ou un dialecte de « la langue d’Oc », la conséquence est catastrophique pour la vision unitaire de l’occitanisme. De même, la récupération des auteurs gascons par l’occitanisme constitue un objectif vital, et des plus difficile à atteindre. Or, d’Edouard Bourciez à Kurt Baldinger et à André Martinet, de Miquèu de Camelat à Simin Palay, le gascon apparaît comme une langue relativement distincte de « l’occitan » (et du languedocien central), particulièrement le gascon le plus ‘pur’ – celui du Béarn et des Landes. Plusieurs auteurs occitanistes ont dû reconnaître la forte personnalité du gascon. Par exemple, dans un Rapport rédigé en 1972, Pierre Bec considère le gascon comme « très proche, mais spécifique, au moins autant que le catalan. » Robert Lafont constate (en 1983, revue Amiras, n°6) que si « le catalan n’est pas de l’occitan, le gascon n’en est pas non plus. » Les inspirateurs de l’occitanisme moderne se sont trouvés eux-mêmes contraints d’admettre cette différence irréductible : que dire alors des deux plus grands poètes gascons de la première moitié du XXe siècle, Camelat et Palay ? Ils ont toujours écrit en gascon, soit en s’inspirant des principes d’écriture de Vastin Lespy, soit en recourant à leurs propres solutions, qu’ils ont eux-mêmes fait évoluer. Simin Palay a bien tenté d’adopter la graphie occitane (pour l’essayer), mais il s’est détourné aussitôt de cette fausse bonne solution. Quant à Camelat, il dit pis que pendre de cette codification dans sa correspondance avec son ami André Pic. On comprend dès lors pourquoi une linguiste comme Josianne Ubaud écarte presque entièrement le gascon de son apologie de la langue occitane (« Occitan… et graphie ‘archaïque’/Langues d’oc… et graphie ‘moderne’ », 2017). Si le gascon n’est pas véritablement de l’occitan, toute sa thèse unitariste tombe en poussière. A rebours de l’unitarisme proclamé par l’occitanisme, Bernard Manciet a écrit L’enterrement à Sabres dans un gascon ultra-dialectal : il a démontré par là que la valeur d’une œuvre était relativement indépendante du nombre de lecteurs immédiatement familiers de la langue dans laquelle elle a été écrite.

Simin Palay (1874-1965), l’auteur de l’extraordinaire Dictionnaire du béarnais et du gascon moderne. (1934)

9. L’idéal d’intercompréhension régionale qui anime l’occitanisme se heurte à la réalité, surtout en dehors des espaces limitrophes, où les langues ont tendance à s’influencer. Comme le note Philippe Blanchet, « il y a entre béarnais, auvergnat et provençal davantage de différences qu’entre portugais, espagnol et catalan. » (2) Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existerait pas des similitudes et des rapports (lexicaux, syntaxiques), des influences et des échanges : de la même façon, un Français et un Italien peuvent se comprendre un peu ou beaucoup en fonction du contenu, de la situation de communication, etc. Ensuite, l’expérience montre que les Gascons lisent très peu les Provençaux, et inversement. Jean Lafitte a fait plusieurs fois l’expérience de conversations en béarnais avec des Toulousains, où ces derniers comprenaient de travers ce qu’il disait. L’intercompréhension à l’écrit relève du vœu pieux, et témoigne de surcroît d’un contresens : le but en littérature n’est pas de lire tous dans la même langue, mais d’apprécier la langue d’écriture. En outre, cet idéal d’intercompréhension est paradoxal : la fonction d’une langue n’est-elle pas d’abord d’assurer la communication entre les personnes résidant sur le territoire qui l’a fait naître ? de partager entre les habitants des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des plaisanteries qu’elle peut susciter ? A ce compte, on pourrait créer une « hyper-langue » entre Français et Anglais pour favoriser la communication entre la Grande-Bretagne et la France… Par ailleurs, il se trouve que l’intercompréhension régionale est déjà assurée (et plus que largement !) par le français ! Enfin, si cette intercompréhension a eu une existence historique dans le Midi, il faut reconnaître que cela fut la qualité du provençal.

10. L’occitanisme contribue au déclin des langues et parlers du Midi. Après avoir médit des « patois » ou langues intérieures, le linguiste Albert Dauzat est revenu sur ses positions, et a compris à quel point le travail des occitanistes se révélerait destructeur : il écrit en effet que l’école de Toulouse « a préféré poursuivre la chimère d’une unité irréalisable en masquant le morcellement dialectal sous une orthographe médiévale. Par là, on éloignait le peuple de la littérature félibréenne en la rendant difficile à lire. On l’a éloignée encore davantage en s’écartant de la langue vivante : plus les parlers ruraux s’altèrent et s’imprègnent de français, plus les poètes occitans, par réaction, remontent aux sources historiques de la langue et donnent dans l’archaïsme. » C’est ainsi qu’une préciosité littéraire s’est incrustée peu à peu dans un certain nombre d’œuvres « occitanes », en s’éloignant toujours plus de la pratique (lecture, oralité) des habitants. La tendance au sabir savant constitue une dérive à l’intérieur de la littérature écrite en « occitan » – complaisance, fuite en avant peut-être désespérée de l’écrivain face à la disparition de sa langue d’expression. Plus grave, les jeunes qui apprennent avec bonne volonté le gascon occitanisé, le provençal occitanisé ou le limousin occitanisé communiquent plus ou moins difficilement avec leurs aînés, qui s’expriment d’une manière plus traditionnelle, plus autochtone et plus authentique. Ils apprennent une langue refondée, modifiée (issue des livres), qui n’est pas celle des locuteurs naturels les plus proches d’eux. J’ai constaté cette fracture générationnelle en parlant avec des membres de l’Institut Béarnais et Gascon de Pau, qui déplorent l’impasse où conduit l’apprentissage du béarnais occitanisé, qui ne correspond pas au béarnais parlé et transmis. Loin d’être plus « moderne », l’occitan affirme une position exactement réactionnaire, et même passéiste. Plus comique, les Béarnais occitanistes parlent entre eux le béarnais authentique dès qu’ils se rencontrent, alors qu’ils défendent à l’écrit le béarnais occitanisé – sorte de schizophrénie linguistique –, qui s’avère de plus en plus infécond sur le plan littéraire.

11. La doxa occitaniste observe que les locuteurs naturels parlent le « patois », et que bien souvent, ils en ignorent la grammaire écrite. Il conviendrait d’abord de nuancer une telle estimation, en admettant qu’au XXe siècle, le développement des littératures du ‘Midi’ et les ‘renaissantismes’ ont familiarisé une large partie des populations avec l’écrit, à des degrés variés. Que ces locuteurs pratiquent à l’oral leur « patois » et qu’ils aient à recourir en fin de compte à un modèle abstrait et relativement extérieur (sauf au Languedoc) comme le code occitan instaure un hiatus avec ce « patois ». « Vous ne savez pas comment écrire en limousin ? je vais vous l’enseigner avec du languedocien archaïque. » « Vous habitez Orange ? Je vais vous apprendre à mettre des [a] à tous les mots provençaux féminins, comme on le fait en Languedoc et parce que cela s’est déjà vu en Provence il y a quelques siècles. » Les langues du Midi peuvent fort bien s’écrire à partir de leurs propres trésors, au lieu de se soumettre à un carcan qui les déforme. Comme le montre bien l’exemple du Béarnais Miquèu de Camelat, une certaine unification ‘graphique’ n’était tangible en réalité qu’entre ce que nous appellerons les « modèles dominants » (« le gascon », « le provençal », « l' »auvergnat) et les sous-dialectes. On aurait pu imaginer en effet que dans chaque ‘province’ (mot dont la définition n’est d’ailleurs pas évidente, surtout pas monolithique), le modèle linguistique dominant inspire sur le plan de l’écriture ce que l’on appelle les sous-dialectes. Inspiration, proposition, et non pas contrainte, ni même « évidence ». Ces formes d’unifications souples et adaptées au réel ont d’ailleurs été appliquées au cours du XXe siècle. C’était là, à mon avis, le maximum d’unité ou d’unification que l’on pouvait raisonnablement attendre ou comprendre, sans que cela représente un impératif sur le plan strictement littéraire : qu’un poète de Laruns écrive un peu différemment d’un poète d’Oloron ne ferait pas trembler les Pyrénées. L’échec relatif du provençal maritime (Marseille et ses environs) est de n’avoir pas su stabiliser son écriture, pourtant illustrée par d’excellents poètes et romanciers, alors que ces auteurs recherchaient visiblement une forme d’écriture qui, à l’intérieur de l’espace provençal, se distingue (légèrement, mais suffisamment) du rhodanien. En tant que lecteur et critique littéraire, je ne vois aucun inconvénient à lire du provençal maritime (en version originale) : mon mistralisme n’en souffrirait pas.

12. Véritable république des professeurs, et république à l’intérieur de la République, les Occitanistes ont investi les universités, certaines académies et institutions. Ils possèdent un pouvoir politique, financier et social considérable, qui mériterait d’être étudié par des historiens et des sociologues indépendants. Non contents de cela, ils pratiquent une politique d’intimidation, de mise au pilori et d’exclusion. L’auteur limousin ou provençal qui s’aviserait d’écrire dans sa (vraie) langue, et refuserait de s’adapter à la « graphie occitane » (laquelle implique bien d’autres modifications que celle de l’orthographe) met en danger sa carrière. Cet auteur encourt le risque d’être acheté : sans s’être concertés nécessairement, tel occitaniste lui proposera un poste, tel autre, de l’argent. Des candidats à des postes universitaires liés à la « langue d’Oc » peuvent être rejetés s’ils n’expriment pas d’abord leur allégeance occitaniste : en interne, ceux qui reçoivent les candidatures sont des professeurs d’université qui sont eux-mêmes des militants. Le respect d’autrui m’interdit de citer les chantages, les formes d’intimidation et de séduction qui sont couramment pratiqués dans le Sud de la France, et dont on m’a donné bien des exemples précis. Dans certaines publications, mais aussi sur Internet, la qualité scientifique ou simplement intellectuelle est niée chez ceux qui émettent des réserves ou des critiques vis-à-vis de « l’occitan » : il ne peut s’agir que d’amateurs, de menteurs ou de personnes de mauvaise foi. Des ‘veilleurs’ s’affirment constamment sur Wikipedia (3) et sur Internet, pour modifier dans leur sens les articles déjà écrits, et pour en rédiger qui correspondent à leurs vues militantes. Il n’est pas besoin de ‘complot’ pour cela : une simple avidité identitaire, l’impatience de la domination, l’intérêt personnel suffisent à générer de tels comportements. L’article « occitan » de Wikipedia est rédigé et enrichi par des rédacteurs engagés qui ne craignent pas de déformer l’histoire (en utilisant indûment le mot ‘occitan’ ou ‘langue d’Oc’ pour des périodes où le premier terme n’existait pas ou quasiment pas, et où le second désignait en réalité un territoire : celui du Languedoc, où présentait un sens purement métonymique). Il s’agit d’une relecture téléologique de l’histoire, destinée à assoir l’unité de « l’occitan » divisé en « dialectes » : la science au service de l’imagination… et Wikipedia, au service de l’occitanisme.

13. La tendance exclusiviste de l’occitanisme consiste à réécrire en occitan toutes les œuvres d’importance qui sont apparues dans le Midi. C’est ainsi que – contre sa volonté –, les éditions occitanisées de Mistral ne comportent pas le texte original, comme si celui-ci avait été fautif ou déficient ! Mirèio est transformée en Mirèlha, Lou Pouèmo dóu Rose, en Lo Poèma dau Ròse, etc. C’est un peu comme si l’on réécrivait en calabrais le toscan de Dante, ou en lombard, les romans d’Italo Svevo. Comme l’a montré le romaniste Jean-Pierre Chambon, certaines éditions du Rouergat Jean Boudou (admirable prosateur) ont été réécrites par des mains occitanistes anonymes, parce que cet auteur ne se conformait pas suffisamment aux normes définies par les IEO (Instituts d’Etudes Occitanes). L’occitanisme ne tolère pas les lois de la philologie, qui président en principe à l’édition des textes (4). Au lecteur novice, on rappellera que le plus grand poète provençal du XXe siècle, Max-Philippe Delavouët (1920-1990), s’est exprimé dans le provençal parlé et écrit en Provence, qui était celui de Mistral. (Ses œuvres ont été publiées chez José Corti). Et tout près de lui, Sully André-Peyre et Jean Calendal Vianès. La littérature provençale la plus rayonnante et la plus reconnue au XXe s. et en ce début de XXIe siècle n’a guère besoin d’une traduction dans une langue artificielle et septimanienne.

Pour montrer en quoi consiste l’occitanisation d’une langue, nous donnerons successivement ici un extrait de Beline de Camelat (1899) et le même extrait en version occitanisée – c’est le béarnais, langue d’Henri IV, qui est ici visé.

a) « Cap au hoec aquet mounde en aròu se birè.

La sale-bache qu’ère oundrade

Coume ue siéte  fresc lambrade.

Dab la crouts au capsè, que s’hasén bis à bis

U pa de lheyts de rouye rase,

Au capserou coulou de brase. » (Chant II, version originale).

b) «  De cap  au huec, lo monde en aròu que’s virè.

La sala baisha qu’èra ondrada

Coma ua sieta fresc lambrada.

Dab au cap ua crotz, que’s hasèn vis-à-vis

un par de lheits de roja rasa,

au capceron color de brasa. » (Chant II, version traduite en 1962 par Pierre Bec, Robert Lafont, révisée par Eric Gonzales et Jan Lóis Lavit).

On voit bien que les changements effectués ne sont pas purement orthographiques, et qu’ils comportent des éléments phonologiques et morphologiques.

L’ouvrage de référence pour apprendre le béarnais. « En daban ! »

14. L’occitanisme a inventé des concepts discriminants, comme celui du « séparatisme » ou du « sécessionnisme ». Cette accusation est habile dans la mesure où le lecteur francophone peu au courant de ces questions pourrait imaginer que ce mot renvoie à des personnes qui nieraient leur appartenance à la France – un comble ! Le « séparatisme » en question désigne en réalité celui ou celle qui n’admet pas la théorie selon laquelle le Midi ne connaîtrait qu’une langue variée en plusieurs dialectes. Une telle personne est coupable de trahison (vis-à-vis de l’occitanisme). Il est facile de retourner cette accusation, et de lire dans le discours occitaniste une tendance nationaliste (certain disent : ‘nationalitariste’) nourrie (cette fois) d’hostilité à la France ‘du Nord’. S’il faut en croire ces militants, les Français du Midi ont donc pratiqué pendant des siècles le « séparatisme » : ils se sont séparés d’une unité qui, à vrai dire, n’a jamais existé, ou pas autant que le voudrait le parti occitaniste. En vérité, le Midi n’est pas « divisé » et il ne peut pas être vraiment question de « séparatisme » : le gascon, le languedocien, le provençal, le catalan, l’auvergnat et le limousin (pour prendre des catégories nécessairement conventionnelles) sont d’abord des faits, des phénomènes linguistiques attachés à des territoires. Il s’agit de branches sorties de l’ensemble roman ou latin, avec des spécificités qui les distinguent plus ou moins nettement – et qui valent la peine. Par exemple, l’apport aquitain est bien plus affirmé en gascon qu’en languedocien. Ces distinctions tendent à se réduire dans les espaces limitrophes : le gascon de Toulouse peut se faire bien comprendre du Toulousain parlant le languedocien, mais là où le gascon est le plus gascon (celui du Béarn ou des Landes), il en va autrement. Selon Pierre Bonnaud (linguiste spécialiste de l’auvergnat), les différences entre les langues romanes du Midi sont plus importantes que celles qui distinguent les langues scandinaves. Cette diversité constitue une richesse humaine irremplaçable, et non pas un danger redoutable.

15. L’expression : « langue classique » induit également en erreur. La langue en question (définie par sa graphie archaïsante) ne remonte qu’au début du XXe siècle (ou à la fin du XIXe siècle, si l’on remonte à la tentative de Joseph Roux). Il vaudrait mieux parler d’une langue archaïsante ou reconstruite, ou encore d’une langue utopique, mais les expressions « langue classique » et « graphie normalisée » accréditent l’idée qu’il s’agirait d’une référence commune, qui justifierait une dignité académique. De fait, cette référence est surtout réclamée par des Languedociens (inventeurs de « l’occitan ») : elle ne prévaut ni en Provence, et n’a conquis que partiellement la Gascogne.

16. L’accusation de francisation : la théorie selon laquelle « l’occitan » permettrait de regagner la pureté autochtone rencontre bien des contradictions. Tout d’abord, il paraît singulier de voir autant d’attachement à une vision aussi réactionnaire, puisque ce sont surtout des progressistes qui se disent favorables à un retour en arrière, comme si, tout d’un coup, une loi d’évolution admise par ailleurs devenait condamnable sur cette matière. Ensuite, les évolutions des langues en question sont plurielles, et ne correspondent pas toujours à des francisations. Le fameux ‘o’ provençal, qui fait rire ou rugir les occitanistes, se distingue aussi bien du français que de « l’occitan ». Ils marquent peu de respect à l’égard des œuvres de Mistral, Aubanel, Joseph d’Arbaud (et vont jusqu’à dénoncer ce qu’ils appellent avec ironie « le droit au chef d’œuvre ») qui pratiquent naturellement le ‘o’ (‘fiho’, ‘cabro’, ’boutigo’…). Les Occitanistes font tort, en outre, à la langue française, en la considérant a priori comme une ennemie ou une adversaire, alors que le français est aussi une langue romane – qui a su s’enrichir à l’occasion de mots provençaux, languedociens et gascons. La pénétration du français dans les langues locales demande bien sûr une mesure, toujours difficile à définir en détail et à stabiliser. Face à l’invasion excessive des mots français dans la langue béarnaise, Miquèu de Camelat n’eut pas besoin de recourir à « l’occitan », dont il a vu (avec méfiance) l’essor : les lexiques béarnais et latin lui ont suffi amplement pour contrer cette tendance. Il faut lire les articles que ce grand poète et critique littéraire intelligent a rédigés pour la revue Reclams : il s’agit de véritables modèles linguistiques appliqués à la prose courante. En témoignent également ses chefs d’œuvre épiques : Beline (1899) et Mourte e Bibe (1920). De nos jours, Jean-Marie Puyau travaille à enrichir le béarnais des mots dont il a besoin pour désigner des réalités contemporaines (techniques, scientifiques, etc.). De fait, la créativité lexicale constitue un aspect de la dynamique d’une langue (sans qu’il soit nécessaire d’un autre côté d’abandonner tous les usages anciens).

17. Bien sûr, chacun est libre d’écrire comme il l’entend, la valeur littéraire (et dans une certaine mesure, philosophique et morale) d’une œuvre formant le principal critère de jugement. Il est compréhensible intellectuellement que la solution occitaniste puisse exister, et qu’elle paraisse attrayante auprès des estrangié, qui ignorent les problèmes dont nous traitons ici. Ses adeptes ont le droit de la défendre, de la même façon qu’il est permis de pratiquer l’espéranto et le kirghize. En revanche, il paraît inique d’exclure ceux qui partagent un point de vue différent, et qui voient une impasse et un artifice dans l’hypothétique « langue occitane. » Je ne pense pas ici à ma modeste contribution d’essayiste, mais aux écrivains gascons, provençaux, limousins et auvergnats qui préfèreraient suivre un autre chemin que celui qu’encouragent les occitanistes. Des vocables discriminants et dépréciatifs sont couramment employés contre eux : ils subissent parfois l’exclusion et le dénigrement.

18. L’occitanisme exerce une pression injuste sur ceux qui défendent leur langue à partir d’un point de vue différent de lui. En Provence, les Provençalistes sont heureusement majoritaires, étant bien défendus par le « Collectif Provence » et par une partie du Félibrige. Le rectorat de Provence Alpes Côte d’Azur reconnaît le provençal comme la langue ‘régionale’ de la Provence – il convient de saluer ici le beau travail du Recteur de l’Académie Aix-Marseille, M. Bernard Beignier. En Gascogne, l’Institut Béarnais et Gascon fait preuve d’un dynamisme extraordinaire, que François Bayrou s’emploie à bouder, mais que soutient le département. Cet Institut publie chaque année des œuvres en béarnais (le vrai béarnais, non occitanisé), qui sont fort réussis, comme Brémbes e brigalhs de Philippe Labrouche (2022) et Lou gran pî au bounét (2022), du jeune et courageux Florian Escouteloup, écrivain prometteur et déjà plusieurs fois primé. Fondé il y a vingt ans, « l’IBG » édite non seulement des livres, mais aussi des ouvrages de grammaire, des méthodes et des livrets de chants pour apprendre le béarnais. (Son site FB apporte un régal de paysages, de belles vaches, de vrais bérets, avec des ouvertures sur la langue, l’histoire, les concerts…). A Pau et à Paris, il dispense un enseignement de qualité auprès des Béarnais comme de tout curieux, et il publie périodiquement En daban – La Hoélhe de l’IBG. Il paraît très dommage qu’à cette association, vivante et attractive, ne soit toujours attribué aucun local, aucune maison, à Pau ou ailleurs (elle compte en effet 300 adhérents et plus de 6000 sympathisants). Il n’existe aucune raison littéraire et linguistique pour que les institutions, l’Etat, les organismes régionaux et départementaux, les municipalités ne soutiennent pas ces auteurs et ces associations, sauf à tomber dans un favoritisme et un esprit partisan qui entrent en conflit avec la neutralité de la loi, et avec une partie de la population elle-même. Ce déficit démocratique est notamment dénoncé par Jean-Pierre Richard et Philippe Blanchet.

19. Il n’est pas acceptable que les projets officiels de défense des « langues régionales » (Charte européenne) et les lois déjà votées (Loi Molac), ne reconnaissent que « l’occitan », voire « l’occitan, langue d’Oc » (comme le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de la Culture), en adoptant ainsi le point de vue occitaniste d’unification et d’homogénéisation. Si les textes officiels étaient impartiaux, ils parleraient de « l’occitan » à côté du provençal, du gascon, de l’auvergnat, du limousin et du catalan. Cette absence de neutralité témoigne de la mainmise occitaniste au niveau de l’Etat et même des institutions européennes, et d’un lobbying efficace. Le devoir de l’Etat est de corriger une telle partialité, en admettant la pluralité des langues romanes du Sud. Elle est le reflet d’une réalité encore tangible, pour quelques décennies tout au moins.

20. L’apprentissage de la « graphie occitane » dans les territoires non languedociens induit une déformation des langues, et non pas seulement une adaptation formelle et neutre, une vague transcription indolore pour la langue considérée. Il s’agit à tout le moins d’un engagement partisan. Cet apprentissage par les jeunes instruit la coupure générationnelle avec les locuteurs naturels, de plus en plus rares. En apprenant (par exemple) le limousin occitanisé, les générations futures n’apprendront pas la véritable langue de leurs ancêtres, mais un limousin reconstruit et élaboré à Toulouse et à Montpellier (du « néo-limousin » ou « limousin occitanisé »).

21. L’occitanisation dans les territoires non languedociens constitue un reniement vis-à-vis des cultures locales, une forme de déracinement, et témoigne d’une forme de colonialisme intériorisé. Elle reflète une perte d’identité et de patriotisme local : pour quelle raison d’ordre linguistique et littéraire un jeune auteur d’expression provençale ou auvergnate devrait-il obligatoirement adopter la « norme » occitane ? Il s’agit en vérité d’un choix politique déjà rappelé ici, qui se nourrit d’utopisme et de nostalgie mythique. Le Béarnais qui écrit « agnescous » (agneaux en béarnais) et non pas « anherons » (en béarnais occitanisé, c’est-à-dire en faux béarnais) exprime son attachement sincère au Béarn ; celui qui préfère « anherons » exprime inversement une appartenance à un ensemble beaucoup plus vaste, qui n’a pour consistance que celle de l’utopie et du mythe, qui infériorise le Béarn et instille une manière de schizophrénie linguistique. Le second ferait le choix d’un héritage qui aurait besoin d’être médiatisé et transformé, au lieu d’être reçu ou accueilli. En outre, comme on l’a dit, ce jeune auteur sera lu bien moins aisément par ceux de ses aînés qui sont encore des locuteurs naturels, et de fait, ne sera que très peu lu en dehors du Béarn (contrairement à ce que qu’affirme la propagande). Alors qu’il présente en apparence de louables intentions (sauver une langue, qui serait une langue une), l’occitanisme instaure une forme insidieuse de déracinement et d’infériorisation. Le jeune auteur auvergnat ou limousin que l’on imagine devrait se sentir obligé de renier la langue encore parlée autour de lui et de s’obliger à la corseter, à l’unifier, à l’emprisonner d’après des règles complexes qui la défigurent ? Il renonce alors au vrai parfum de la langue de son ‘pays’, de sa ‘terre’, ne se donnant pas la chance de s’y épanouir, alors que sa vocation devrait l’y pousser. Comme par hasard, quantité de publications occitanistes parlent avec mépris, condescendance ou distance de ces locuteurs naturels, de ces vieilles gens qui parlent la langue du coin, qui l’ont apprise eux-mêmes de leurs aînés – et non pas dans les dictionnaires et les manuels. Elles traitent avec hauteur la pratique orale (le foyer naturel des langues) et valorisent au contraire l’écrit, où se jouent l’unification, mais aussi des professions, des postes et des statuts. Au lieu de cela, il serait préférable de défendre une saine « écologie des langues », d’entretenir la pluralité et la diversité, dans un monde de plus en plus unitaire, utilitaire et techniciste. La voie de l’uniformisation conduit les êtres humains à l’ennui du Même.

Le « Coupier », pour s’aider à lire, à parler ou à écrire le provençal.

22. La peur de la diversité. La pluralité des langues ou parlers du Midi est d’abord un fait historique et linguistique. Au Japon, l’existence de l’Akita-ben, du Kansaï-ben et des autres dialectes de l’archipel n’a jamais posé de problème comparable, ni inspiré de rêve hégémonique d’une région sur l’autre : il existe au-dessus et avec eux le japonais standard, qui assure la communication entre tous les habitants. Dans le Midi de la France, la situation est certes très différente, étant conditionnée par l’impératif de la langue écrite. Des occitanistes s’ingénient à recenser toutes les occurrences historiques où il fut parlé de « la langue d’Oc » ou de « l’occitanien », etc., sans admettre qu’il s’agit de généralisations et d’homogénéisations, et que ces sortes d’expressions n’étaient pas les plus rigoureuses ni forcément les plus courantes à leurs époques. Autrement, comment expliquer que, pendant des siècles, on ait principalement parlé du « provençal », de « l’auvergnat », du « rouergat », du « gascon » etc. ? L’écolier limousin que met en scène Rabelais n’est pas qualifié d’ « occitan ». Les Essais de Montaigne parlent bien du « gascon » et non pas de « l’occitan » – même constat chez Montluc. En 1565, Pey de Garros a publié ses fameux Psaumes de David viratz en rhyme gascon (et non pas en ‘rimes occitanes’). En 1785, le lexicographe P.-A. Boissier de Sauvages publie un Dictionnaire languedocien-français (et non pas ‘occitan-français’), etc. Pierre Bourdieu tenait lui aussi à cette pluralité ‘naturelle’, et voyait comme un abus l’unitarisme linguistique pratiqué par l’occitanisme. Ce refus de la diversité tient à la peur de ne pas être écouté des pouvoirs publics – comme si un locuteur, un poète ou un lecteur devait vivre dans la dépendance d’un quelconque pouvoir, comme un malade sous respirateur artificiel, ou un homme enchaîné. Ce locuteur ou ce poète est d’abord lui-même, souverain dans son expression, sa décision de lecture et de parole (il n’a de compte à rendre à personne). Mais en vérité, qui cherche donc à être écouté ? Ceux qu’animent un désir de puissance et de domination, ceux qui s’acharnent à parler pour les autres et en dépit d’eux, ceux qui, par mimétisme inconscient, sont animés par le rêve d’unité exclusiviste dont vit le jacobinisme français : ils cherchent ainsi à reproduire par en bas et contre lui le carcan national. L’occitanisme tend à démontrer que le jacobinisme est entré dans les consciences beaucoup plus profondément qu’on le croit en général, et d’une manière toute paradoxale, puisque le ‘Midi’ fut l’une des grandes victimes du jacobinisme révolutionnaire. La passion de l’unité est partout destructrice des langues (il en va ainsi par exemple au Cameroun, où des parlers sont en train de disparaître). Cette peur de la pluralité des langues romanes du Midi entraîne en outre un contresens sur la France, mais aussi sur l’espace roman tout entier. Il faut ajouter que, par manque de temps ou paresse, les pouvoirs publics ont eux-mêmes tendance à ne rechercher qu’un seul interlocuteur (« mettez-vous d’accord, on verra ensuite » est l’argument fallacieux et dangereux qu’on leur présente souvent) : c’est ainsi que le piège se referme. Or, la loi Molac se veut protectrice du patrimoine des langues. Elle devrait inciter toutes les institutions locales et nationales à se fonder sur une connaissance impartiale des langues ‘régionales’, et non pas sur une thèse qui n’a jamais cessé d’être contestée, et qui ne prévaut ni en Provence, ni dans d’autres régions du Midi. En soutenant a priori l’occitanisme, les pouvoirs publics contreviennent à la loi (ou à l’esprit dans lequel elle a été rédigée), dans la mesure où ils affaiblissent la pratique écrite (mais aussi orale) des langues en question, et que la situation sociolinguistique du ‘Midi’ n’est pas vraiment reconnue par eux.

23. La disparition des locuteurs naturels, l’insuffisance de la transmission et de l’apprentissage (particulièrement chez les jeunes) ne résultent pas de l’échec de la « graphie » occitane à s’imposer à tout le Midi. Cette course illusoire est d’ores et déjà perdue. Bien des discours occitanistes sont tendus vers l’espérance de cette unité mythique, comme si cela représentait la clé de tout, l’acquisition d’une liberté plus grande – liberté de qui ? et pour faire quoi ? Ce mythe politique de l’unité a pour résultat de détourner les locuteurs, les curieux, les professeurs, de leurs véritables missions ou vocations, du partage désintéressé qui devrait nourrir l’apprentissage d’une langue romane comme celles qu’offre le ‘Midi’ de la France. Il serait intéressant de mesurer jusqu’à quel point la chape de plomb occitaniste contribue en réalité à détourner les plus jeunes de la langue de leur ‘pays’. Heureusement, des études montrent que la majorité des Gascons se définissent comme des « Gascons » plutôt que comme des « Occitans » (nom qui n’a de valeur, nous l’avons dit, qu’en Languedoc) ; une majorité encore plus grande de Provençaux se définissent comme Provençaux. Et cela, malgré le matraquage, la propagande, les lois partisanes et les systèmes de pression dont les organisations occitanistes sont responsables.

L’Occitanisme a souvent été composé d’auteurs brillants ou remarquables, de Robert Lafont à Max Rouquette, Pierre Bec, et bien d’autres. Ses fondations étant fragiles, ses raisonnements, fondés sur des pétitions de principe et des intentions définies a priori, cette mouvance est minée par ses propres contradictions. Son échec est aujourd’hui patent : aussi talentueux soient-ils, les Occitanistes ne sont pas parvenus à transmettre aux jeunes générations « la langue d’Oc » ou « occitan », comme si la philosophie émancipatrice qu’ils défendaient n’était pas parvenue en profondeur à relier les générations, et que leur nationalisme sortait en réalité des cadres de pensée ou de mentalité qui prévalent actuellement. L’occitanisme n’est pas parvenu non plus à conquérir tous les locuteurs naturels, ni tous les poètes et écrivains du ‘Midi’ : la Provence, la Gascogne en partie, et des ilots de résistance dans d’autres régions, ne sont pas convaincus par lui. Principale source de la littérature du ‘Midi’ depuis Mistral, la Provence signe depuis son apparition l’échec de l’occitanisme, qui, pour l’essentiel, ne passe pas par elle. La transmission a été d’autant moins assurée que fut instruite la fracture générationnelle dont nous avons parlé, et dont l’illusion occitane est pleinement responsable. Les locuteurs naturels disparaissent et ne sont pas vraiment remplacés. La situation ne serait pas aussi dramatique si l’on n’avait pas dénigré les langues ‘naturelles’ ou orales, si l’on avait admis des solutions écrites adaptées aux modèles principaux (« le » gascon, « le » provençal, « l' »auvergnat », etc.), et si l’on avait respecté des solutions graphiques qui avaient fait grandement leurs preuves.

Pour relever un peu l’état des langues menacées du Midi, il conviendrait que ceux qui y tiennent prennent conscience des problèmes et des impasses où l’on cherche toujours à les entraîner, et qu’ils redécouvrent la beauté, le charme de la langue de leur « pays » : langue infiniment estimable (qu’il s’agisse du provençal, du gascon, du languedocien, de l’auvergnat, du catalan et du limousin), qui a donné ses preuves grâce à de grands poètes, langue toujours riche de potentialités linguistiques et littéraires, et qui tisse des liens favorables entre les générations.

Stéphane Giocanti

(1) Cités par Jean Lafitte et Guilhem Pépin : La langue d’Oc ou leS langueS d’Oc ? Pyrémonde, 2009, p. 98.

(2) Philippe Blanchet : À la découverte du provençal. Langue originale, langue menacée. Observatoire de la langue provençale, 2022, p. 25.

(3)https://www.researchgate.net/publication/350603300_Le_secessionnisme_linguistique_sur_Wikipedia_un_tissu_de_fausses_informations

(4) Ce point sera développé dans un article de la Revue des Etudes d’Oc (hiver prochain).

Voir aussi : Stéphane Giocanti : La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures d’Oc, Le Cerf, 2022. Jean Lafitte : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (thèse en ligne, 2005). Michel Feltin-Palas : Sauvons les langues régionales ! (Heliopoles, 2022). Louis Bayle : Procès de l’occitanisme (1975). Edouard Bourciez : La langue gasconne, Editions des Régionalismes, 2020. Philippe Blanchet : « Discours savants, discours militants, l’exemple de l’imbroglio occitaniste et les leçons d’épistémologie des sciences qu’on peut en tirer », Journal des anthropologues, n°120-121, 2010.

Du côté occitaniste : Pierre Bec : La langue occitane, Que sais-je ? 1995. Pierre Bec et Liliane Jagueneau : Per un païs, écrits sur la langue et la littérature occitane modernes (2002). Robert Lafont : Clés pour l’Occitanie (1971).

Pour apprendre le provençal : Apprendre le provençal avec Apprentissage de la vido, par Georges Bonifassi (Tacussel, 2003). Le provençal pour les nuls, par Philippe Blanchet (2011). On pourra aussi lire le journal mensuel Prouvènço d’aro, qui vient de fêter son 400è numéro. Ce journal est entièrement rédigé en provençal et met en valeur la culture de Provence. La Divine Comédie de Dante y est traduite et publiée progressivement dans la langue de Mistral (en feuilleton).

Pour apprendre le gascon du Béarn : Comprendre, parler, lire, écrire le béarnais, Editions des Régionalismes, de Jean-Marie Puyau (2013).

« Lilas rouge » de Reinhard Kaiser-Mühlecker

Les grands livres sont ceux qui savent rouvrir la définition de la littérature. En lisant Lilas rouge (Roter flieder, 2012, traduit en français en 2021), de Reinhard Kaiser-Mühlecker, on constate que cette loi s’applique naturellement à la forme du roman : lorsqu’on l’ouvre, et que l’on se laisse porter par lui, toutes les questions tournant autour de la forme romanesque reviennent à l’esprit, pour nous faire convenir en fin de compte que cet écrivain a su donner au roman sa propre forme, son propre rythme, sa propre langue. Peu importe, alors, que des centaines de milliers de romans aient déjà été écrits auparavant et que les meilleurs semblent avoir épuisé ce genre.

            Grâce aux Editions Verdier, pionnières dans la révélation d’un grand écrivain au public francophone, et à la très belle traduction de M. Olivier Le Lay, ce roman de sept cents pages est publié dans d’excellentes conditions. Ici, je souhaiterais soumettre à mon lecteur quelques impressions de lecture, des éléments d’analyse, sans renoncer à formuler quelques questions pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de réponse.

Kirchdorf an der krems (Photo D.R.)

            La quatrième de couverture, quelques articles – celui de Jean-Luc Tiesset en particulier, dans En attendant Nadeau – m’ont incité à cette lecture, alors que je ne connaissais rien de Reinhard Kaiser-Mühlecker (écrivain autrichien né en 1982), pas même son nom. L’histoire d’une famille paysanne de la Haute-Autriche n’était pas un thème vers lequel j’aurais a priori couru. L’intérêt de l’écrivain pour les personnes ‘ordinaires’ (terme qu’il emploie au cours d’un entretien) m’a tout d’abord fait craindre le pire : quelque roman réaliste ou néo-naturaliste en lien avec l’obscurité du passé nazi de l’Autriche ; ou encore, un récit sous-tendu par une repentance moralisatrice ou politique trop stéréotypée. Jusqu’à la fin, ces écueils sont soigneusement évités.

            Lilas rouge est l’œuvre d’un artiste très conscient de son art. Il nous offre un roman d’une architecture parfaite, comparable en cela aux Buddenbrook de Thomas Mann. Mais au lieu de l’ironie mordante et sans cesse renouvelée de son grand aîné, Kaiser-Mülhecker adopte un ton qui cherche à coller de façon neutre à la réalité, qu’il décrive le fonctionnement d’une machine ou d’un procédé agricole ou bien l’intériorité d’un personnage. Sa prose est marquée par un sens du détail qui tend à l’exhaustivité, à la complétude, à la précision, sans jamais tomber dans le délayage. Pourtant, cette écriture – pour autant que la traduction en donne l’idée – suit une forme de lyrisme très sobre, qui refuse les grands effets et les métaphores clinquantes. Son caractère poétique repose plutôt dans la régularité des phrases, le tissage du récit, la densité du sens. De brefs leitmotivs comme celui du lilas rouge assurent au texte une unité remarquable. Aussi bien, l’entrée dans ce monde ordinaire devient-elle malgré tout intéressante et même prenante. La qualité de ce romancier consiste donc à convertir tout ce qu’il décrit, à le transformer par son art, ou encore, à préciser le regard du lecteur. Une écriture littéraire réussie n’accorde-t-elle pas aux objets une valeur qu’ils ne possèdent pas nécessairement dans la réalité ? Le poids de mélancolie qui s’attache à tant de pages pourtant dépourvues de pathos contribue également à retenir toute l’attention du lecteur. Le rythme du roman est non moins remarquable : moments tragiques ou violents, scènes montées avec des effets crescendo puis quittées en decrescendo, dialogues, description ingénieuse de la folie de Paul (où réalité et délire s’entremêlent), peintures variées de la nature, du climat et des animaux. La variété à l’intérieur de ce rythme ample donne toute son efficacité et son intensité à cette architecture minutieuse.

      Lilas rouge met d’abord en scène le chef local du Parti nazi, Ferdinand Goldberger. Ce peu glorieux personnage s’installe dans le petit village de Rosental pour fuir un passé récent dont il a lieu de craindre les conséquences pour sa vie, en cette fin de guerre. Il participe encore à une exécution d’un prisonnier polonais, qu’il délègue de force à un jeune soldat qui panique. Le vieux Goldberger meurt dès la page 90, mais son ombre s’impose quasiment à tout le roman. Vis-à-vis des deux Ferdinand qui vont lui succéder – son fils et son arrière petit-fils –, et de ses petits-enfants Paul et Thomas, il apparaît comme le meurtrier originel, d’où sort la malédiction qui doit s’étendre en principe jusqu’à la septième génération. Le lecteur découvre peu à peu la famille Goldberger – à côté des personnages masculins, des femmes comme Elizabeth, l’ancienne aubergiste avec qui vit l’ancien bourreau, Anna, l’épouse de Ferdinand (II), Sabine, celle de Thomas. Tous sont remarquablement campés, singularisés, probants, et font voir des morceaux de la culpabilité et du malheur humains.

            Alors que l’ombre du mal perpétré par le vieux Goldberger plane tout au long du roman – d’autant plus qu’il n’est jamais révélé entièrement –, on voit des générations se succéder, mystérieusement débitrices d’un obscur passé, et ayant néanmoins à vivre, à travailler, à aimer et à vieillir. Le passage du temps fonde peu à peu la bifurcation entre la grande et la petite histoire (phénomène qui intéressera particulièrement les historiens). Quelques traces de ce mal, des éléments de mémoire menacés par le temps, parcourent le roman avec régularité : le carnet que tenait le vieux Ferdinand, les arbres généalogiques qu’il a tracés au crayon, la fameuse carrière qu’il a achetée puis revendue (et où reviennent son fils Ferdinand et son petit-fils Thomas, comme pour un obscur ressourcement), et la phrase de l’Ancien Testament, soulignée dans son exemplaire de la Bible. Ce roman du mal est aussi un roman du pardon, laissé en perspective plutôt que thématisé : alors que le caractère criminel du vieux Goldberger paraît irrémissible, le mal qu’accomplit inconsciemment son petit-fils Paul – et qui ressemble de loin à une répétition du péché d’origine – trouve une compensation symbolique dans son exil et sa mort. Pour ces diverses raisons, Lilas rouge apparaît comme un roman d’après-guerre beaucoup plus que comme un roman de guerre. Il existe apparemment plusieurs après-guerre autrichiens comme des historiens japonais ont récemment mis en lumière la réalité d’après-guerres japonais successifs, dont les caractéristiques varient, et s’imposent jusqu’à aujourd’hui. 2012 (année de la sortie du roman en allemand) relève peut-être du dernier après-guerre de l’Autriche, méconnu à l’étranger, mais bien réel encore, si l’on en croit cet ouvrage. Un après-guerre qui appartiendrait surtout à l’inconscient collectif, et qui occupe une grand part du silence dessiné dans ce roman.

        Il y est pourtant très peu question de la grande Histoire (il ne s’agit absolument pas d’un roman historique). Le narrateur se contente du minimum, de la suggestion et de l’implicite. Par exemple, page 624, le lecteur déduit que le père de Peter Fellner, assassiné par des Polonais, est le soldat que le vieux Goldberger a obligé à tuer naguère le prisonnier polonais. Souvent les dates sont incomplètes (par exemple : « En cette année 19XX », p. 683). Les mots « Autriche » et « autrichien » sont quasi absents du texte. L’histoire prise entre 1945 et les années 1990 – période où se tient la chronologie du roman – est quasi absente : tout juste est-il question de l’essor de l’aviation civile, des autoroutes, et de l’entrée de l’Autriche dans la Communauté européenne. Il semble que l’Histoire soit réduite à un minimum fatal, qui se glisse à travers le destin des personnages. Elle est chassée par le grand vent de la nature, qui paraît en occuper l’espace. Même la ‘malédiction’ est traitée, non pas comme une armature mythique qui unifierait tout le roman, de façon homogène et démonstrative, mais comme un fil qui en fin de compte se révèle surtout une croyance paysanne proche de la superstition, qui afflige tel personnage et fait rire tel autre (le jeune Ferdinand III). En fin de compte, il semble que le sentiment du temps et surtout, l’impermanence, forment la véritable trame de cette traversée générationnelle entre les eaux du bien et du mal, qui sont aussi celles d’une réalité sociale paysanne composée de banalité, de répétition, de souffrances et de silences.

       De cette économie, de ce minimalisme, découle peut-être une forme de déréalisation, en contraste avec tant de détails réalistes, poussés à une précision parfois obsédante. De la même façon, les sentiments amoureux ne sont jamais lyriques, mais rapportés par un narrateur neutre – ils apparaissent surtout à propos de Thomas et Sabine. Quant à l’érotisme et à la sexualité, ils n’occupent pas plus d’une ligne (infidélité de Thomas avec l’aubergiste Fanni).

(D.R.)

            En fin de compte, les personnages sont moins dépendants de l’histoire que de la nature et de l’agriculture. Lilas rouge peut être dit – sans caricature, sans cliché – un roman agricole, mais un roman agricole extrêmement convaincant parce qu’il introduit un type nouveau dans la littérature. Dans divers entretiens, Reinhard Kaiser-Mühlecker parle de son attachement à la Haute-Autriche où il est né. Il affirme qu’il ne peut pas écrire sans partir de son expérience personnelle, de sa connaissance intime des lieux, même s’il comprend que d’autres écrivains puissent partir de leur imagination ou à la suite d’une recherche qu’ils effectuent. Il s’agit pourtant d’une relation vivante, tantôt existentielle, tantôt poétique, plutôt que d’une appartenance, même culturelle – on est à dix mille lieues du folklore. Et ainsi, le sentiment de la nature, des saisons, envahit le texte, jusqu’au remarquable final : passage purement symphonique, où les personnages du roman sont enfin oubliés, mais qui décrit le lever du jour jusqu’à la nuit étoilée, selon un tempo qui s’accélère. A propos de ses personnages, il semble que le centre d’intérêt du romancier réside dans la façon dont ils appartiennent ou non à cette nature âpre, rugueuse, parfois belle et magique, souvent inquiétante et riche de mystères et d’inconnues. Nature qui les voit naître, vivre et disparaître, avec l’indifférence du ruisseau qui a tué le vieux Goldberger. Cela n’empêche pas le romancier de serrer de très près les relations qui se forment ou se déchirent entre les uns et les autres, de leur conférer une épaisseur psychologique souvent marquante et impressionnante, qui animent cet univers romanesque à la fois charpenté et scruté (y compris au cours de la ‘partie’ bolivienne). Sur ce point, l’auteur a su rendre avec acuité les différences de mentalité entre les générations, tout en fournissant un éclairage très riche sur les conditions de vie d’un territoire comme isolé du monde.

            Les autres romans de Reinhard Kaiser-Mühlecker ne sont pas encore traduits en français, mais celui-ci suffirait à faire retenir son nom des eaux du temps. Quand on lit une telle œuvre, on peut se sentir fier d’être son contemporain. Ce n’est pas que ce romancier parvienne à la perfection : en particulier, les deux effets d’attente (nom du pays où Paul s’est exilé, nom du personnage dont il est question dans un autre chapitre), censés créer un suspense ou une tension chez le lecteur, me paraissent des chevilles narratives trop épaisses. Par ailleurs, il est frappant que le roman comporte très peu d’idées abstraites, de type philosophique, religieux ou moral : le récit avance en plaçant son objectif tout le long de la réalité humaine ou naturelle, en respectant le code d’un minimalisme dans l’expression du sens. Cette fois, cette économie, cette ellipse m’interrogent : Kaiser-Mühlecker sait donner de la densité à son récit sans recourir à des éléments philosophiques qui, pour le coup, auraient modifié entièrement le statut du narrateur. Ce silence constitue-t-il un raffinement artistique, un évitement, un reflet de l’absurde ou bien traduit-il une forme de scepticisme radical ?

            Ce qui m’a paru admirable tout au long de la lecture, c’est la prodigieuse énergie créatrice de cet auteur, capable d’écrire ce roman de sept cents pages à 28 et 29 ans : un roman sur « rien » (comme le dit Flaubert) ou pas grand-chose, au regard de la grande Histoire. Il ne fait aucun doute – le nombre de prix reçus par lui en fournit l’indice – qu’un grand écrivain nous est apparu en Autriche. Il faut espérer que les éditeurs français sauront lui accorder une attention beaucoup plus soutenue, et que Kaiser-Mühlecker continuera à donner à la littérature des œuvres de cette valeur.

Stéphane Giocanti

Bibliographie :

* Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge. Verdier (collection ‘Der Döppelgänger’), 696 pages, 2021. (Le roman comporte 5 parties, chacune divisée en une dizaine de chapitres environ). 30,50 e. L’ouvrage a été fort bien relu et corrigé : il comporte extrêmement peu de coquilles (bravo à l’éditeur et au traducteur !).

* Jean-Luc Tiesset : « Une famille maudite », En attendant Nadeau, 28 avril 2021.

Le Japon, des Etats-Unis à la Chine

Entre 1945 et 1952, les Etats-Unis ont administré le Japon. Ils en ont encadré ou inspiré les lois démocratiques, permis la reconstruction, favorisée par la guerre de Corée, et ont choisi d’en assurer la défense militaire. Il ne fait aucun doute que la population japonaise a souvent éprouvé du respect et même de l’admiration pour le peuple américain ; elle a été fascinée par son mode de vie, son aisance, son sens de l’efficacité, et elle a même subi l’attraction de cette puissance en termes culturels. Elle a généralement soutenu la conception capitaliste de la société et l’anticommunisme, tout en les acclimatant et en affrontant des oppositions parfois vigoureuses. Plus obscurément, au-delà de 1952 et jusqu’à nos jours, il ne fait aucun doute que l’Etat américain a constamment surveillé le Japon, et contrôlé, voire inspiré nombre de décisions politiques. Jusqu’en 1970 au moins – on pourrait dire : tout au long de la Guerre Froide –, les élections du Premier ministre ont été en partie financées par la CIA et par des sources parallèles. Des historiens américains ont eux-mêmes analysé l’évolution de ce partenariat, que l’on a parfois comparé à une annexion ou à une alliance modèle, selon le moment et la perspective critique. Il est évidemment impossible de résumer ici plus de soixante-dix ans de diplomatie, d’accords économiques, et de rapports culturels.

            Alors que les Etats-Unis et la Chine s’affrontent d’une façon inquiétante pour la paix, il n’est pas inutile de lancer ici des perspectives et des hypothèses à long terme. La géopolitique chinoise, jugée retardée par nombre de spécialistes, est une géopolitique de superpuissance : la Chine a avalé habilement Hong-Kong, persécute les Tibétains et les Ouighours en toute tranquillité – le « génocide culturel » dénoncé par le Dalaï-Lama a pris la figure de l’interdiction faite aux Tibétains d’enseigner leur langue dans les écoles de leur pays, depuis 2019 : grâce au Covid et aux actualités qui se bousculent incessamment, ce détail a été passé largement sous silence par la presse française. Tout aussi gravement, l’Etat chinois vise Taïwan, en intimidant tous les pays qui chercheraient à en reconnaître la souveraineté, alors que depuis 1949, Taïwan possède de fait tous les attributs de la souveraineté et montre le modèle d’un pays libre. Aussi, la dictature et le communisme chinois rendent improbable à court terme toute conjonction véritable entre le Japon et la Chine.

            Dans ce paysage inquiétant, les Etats-Unis ont un intérêt immense à choyer le Japon. L’archipel est au cœur de l’action américaine en Asie et dans le Pacifique, d’une façon plus sûre que la Corée du Sud. Pourtant, l’hyperpuissance américaine ne cesse de révéler les signes de son déclin, de sa difficulté militaire à intervenir durablement et efficacement sur des théâtres extérieurs. Elle encourage le Japon à constituer une armée de fait, quand bien même la Constitution lui interdit d’en posséder une. Les « Forces d’autodéfense » forment l’une des armées les plus modernes du monde, et disposent d’un des budgets les plus considérables. Tout récemment, avec l’aval américain, il a été décidé que les Forces d’autodéfense auraient le droit de répondre dent pour dent à toute agression armée. En janvier 2022, le Japon, les Etats-Unis, l’Australie et l’Inde ont signé un traité de défense militaire destiné à endiguer l’expansionnisme chinois et les menaces plus ou moins histrioniques de la Corée du Nord. Un prochain accord de sécurité doit être signé entre le Japon et la France – pays qui possède le second espace maritime du monde. Sur le plan économique, l’appartenance du Japon au camp ‘démocratique’ et libéral s’est traduit en 2016 par le renouvellement du traité TPP, qui l’associe cette fois aux Etats-Unis, au Canada, à l’Australie et huit autres pays : il s’agit de l’Accord de partenariat transpacifique.

L’analyse de Noam Chomsky (2017) est un avertissement.

            A côté de cette entente polymorphe, continuée et consolidée au plus niveau de l’Etat japonais, il est permis de s’interroger sur ce que pensent les Japonais eux-mêmes, s’il est possible d’en rendre compte. Je dois m’exprimer ici avec toutes les précautions possibles, en insistant sur la diversité des opinions et la difficulté de les mesurer. La presse japonaise ne peut que relever les désordres occasionnés par la présence des soldats américains à Okinawa, ainsi que dans de d’autres régions de l’archipel, telles que Yamaguchi. Les viols, les vols, les violences commis par les soldats américains, mais aussi par des amis ou des membres de leurs familles, nourrissent régulièrement l’actualité dans un pays où le taux de résolution des affaires criminelles est l’un des plus remarquables du monde. Ces fauteurs de troubles ne sont pas justiciables de la loi japonaise, et ne peuvent être jugés que par des tribunaux américains. Ces crimes et délits ne vont pas sans créer une forme d’anti-américanisme rampant, dont l’expression demeure toutefois modérée. Alors que la population d’Okinawa proteste et manifeste contre le statut particulier dont bénéficient les soldats en cause, le gouvernement japonais tient à temporiser et à faire respecter les accords passés avec le partenaire américain. Mais tout récemment, la presse japonaise a aussi révélé – non sans susciter de l’émoi – que le gouvernement offrait cent mille euros d’argent de poche à chaque soldat américain en mission sur le sol japonais. Cette générosité ne peut qu’étonner tous ceux qui savent qu’un enfant sur cinq au Japon vit désormais sous le seuil de pauvreté.

            À long terme – cinquante ? cent ans ? – l’évolution parallèle du Japon et des Etats-Unis pourrait finir par les dissocier – non pour aboutir à une rupture radicale, mais à une prise d’indépendance dont le degré ne peut être connu d’avance. Les nombreux exemples de l’action souterraine des Etats-Unis au Japon, les complaisances de l’Etat japonais, semblent déjà créer une lassitude perceptible dans certains médias. Les jeunes générations japonaises ayant perdu le goût du rêve, rêvent encore moins à propos des Etats-Unis, qu’ils visitent de moins en moins, de même qu’ils séjournent de plus en plus rarement en France et en Europe. L’information qui leur parvient leur apprend que la première puissance économique du monde compte environ onze pour cent de pauvres ; que le racisme le plus effrayant peut s’y affirmer ; que le système public y est désastreux ; que la démocratie formelle y est compromise par la vérité d’un pouvoir et d’une logique véritablement ploutocratiques. Les jeunes générations japonaises n’éprouvent peut-être pas de colère vis-à-vis des Etats-Unis comme en témoignent d’autres pays du monde, mais il semble que leur sentiment soit plutôt celui de la déception et de l’incrédulité. Si les Etats-Unis sont rongés par le racisme, la pauvreté, le fractionnement social et le triomphe insolent de la richesse sans limite, il n’est pas sûr, en définitive, que la Chine ne leur semble pas en fin de compte, et par un relativisme forcément approximatif, un pays préférable en tant que partenaire ou allié. Il n’est pas certain que les aspects dictatoriaux et violents de la Chine leur paraissent toujours pires que le cynisme économique et diplomatique des Etats-Unis, dont on a vu les conséquences désastreuses en Irak et en Syrie. Plus ou moins teintées de racisme ordinaire, les attitudes antichinoises provoquées en ‘Occident’ par la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne sont pas du tout pour plaire à la population japonaise. Pour le moment, la nécessité américaine de se trouver un ennemi converge avec la nécessité japonaise de résister à l’arrogance territoriale et maritime de la Chine : les deux hégémonies rivales sont nourries par des besoins intérieurs qui aboutissent à une véritable mise en scène de ces hégémonies, aussi dangereuses et sérieuses soient-elles. Mais cette guerre sans guerre est-elle condamnée à durer ?

            À l’échelle de la grande histoire, et sur un plan culturel profond, ne peut-on pas reconnaître que l’hostilité entre la Chine et le Japon forme une contradiction locale ? et que le partenariat poussé à ce niveau entre les Etats-Unis (les Anglo-Saxons) et le Japon constitue une anomalie uniquement explicable par les événements du XXe siècle ? On ne reviendra pas ici sur tout ce que la culture chinoise ancienne a fécondé au Japon, jusqu’à cette grande réserve de vocabulaire que constituent les Kanji – système d’écriture que les forces d’occupation américaine songèrent à détruire, comme en témoignent Les sept roses de Tōkyō d’Inoue Hisashi (1999). Jusqu’à l’ère Meiji, l’étude du chinois classique formait l’essentiel de la formation littéraire japonaise. Quantité de détails de la vie japonaise s’inspirent de l’ancienne Chine – telles, ces fêtes d’O’bon, fêtes des morts inspirées par la tradition chinoise. Les Japonais sont fiers d’avoir conservé des biens et des habitudes que l’histoire chinoise a régulièrement détruits ou oubliés ; et bien des touristes chinois se réjouissent de trouver au Japon des exemples de trésors historiques que leur pays a sacrifiés. N’a-t-on pas vu par exemple le génial Tamasaburo restaurer l’opéra de Konqu (ancien genre d’opéra chinois) pour y triompher tant au Japon qu’en France et ailleurs, avec tout le respect et la méticulosité dont les Japonais sont capables vis-à-vis des plus excellentes traditions et formes artistiques ? Plusieurs dizaines de siècles de culture chinoise continuent de nourrir l’intérêt des Japonais d’aujourd’hui et de briller en eux à travers de multiples pratiques et activités, comme le Shodo, parallèlement aux séparations et aux différences politiques. Inextricablement, le temps de la Guerre du Pacifique s’éloigne dans le temps. Pendant des décennies (mais après Deng Xiaoping, qui voulait panser les plaies), l’Etat chinois a alimenté la propagande antijaponaise, déclenchant des manifestations parfois haineuses contre le Japon, avec la silencieuse satisfaction de l’Etat américain. Les visites privées de plusieurs Premiers ministres japonais au Yasukuni ont provoqué l’indignation de la Chine et de la Corée avec un automatisme qui ne pouvait que rassurer Washington. Et en effet, on n’a pas trace d’une action forte des Etats-Unis pour empêcher ces visites qui déclenchaient des ouragans d’indignation médiatisée dans les anciens pays victimes de l’armée japonaise. Tant que les rapports entre la Chine et le Japon se trouvaient encombrés, obstrués, conditionnés par les horreurs de la guerre de 1937-1945 (dates du conflit nippo-chinois), les Etats-Unis pouvaient passer pour un allié et un partenaire satisfaisant et utile, offrant la preuve de l’appartenance du Japon au monde libre et démocratique. Le Japon, c’était un peu de nouveaux Etats-Unis plantés contre la Chine, et dans l’esprit de certains, un appendice américain ou pro-occidental sur un flanc du Pacifique. A partir du moment où, le temps passant, le Japon est moins considéré comme le pays agresseur, colonisateur et exploiteur de la Chine, les conditions d’un fantastique retournement diplomatique et géopolitique se trouvent posées. La mésentente supposée éternelle entre la Chine et le Japon pourrait alors céder la place à des formes d’entente.

Le quartier des affaires de Pékin (Beijing)

            Alors que la convergence économique entre l’hyperpuissance chinoise et l’archipel nippon se précise depuis des années, on ignore quelle pourrait être l’évolution de la Chine sur le plan politique : celle-ci procédera-t-elle à une forme de démocratisation ? ses frontières finiront-elles par imploser ? ou bien une pensée unitaire (communiste ou légiste) maintiendra-t-elle sa gigantesque population à l’intérieur de son espace commun ? Les Etats-Unis vont-ils poursuivre leur pente déclinante ? De quelle manière le Japon lui-même évoluera-t-il, face aux différentes difficultés auquel il s’affronte : démographie déclinante, appauvrissement, ralentissement économique, dette publique ?

            Il est clair que, pour l’Etat américain – mais aussi, du point de vue des Européens –, le rapprochement entre le Japon et la Chine pourrait avoir des conséquences redoutables. Sans insister sur les sous-entendus racistes ou racialisants de certains représentations qui ont cours tant au Japon qu’en Chine et aux Etats-Unis, il est certain qu’un tel retournement inaugurerait une ère nouvelle dans laquelle l’Occident n’occuperait plus qu’une position périphérique. Le pouvoir d’un côté du globe passerait d’un autre côté, avec un cynisme égal. Pour conclure, on ne peut que regretter une fâcheuse habitude en France, qui consiste à ne pas s’intéresser à l’espace dit « asiatique », et aux évolutions complexes qui s’y affirment : ces évolutions ont déjà commencé à dicter les nôtres.

Tokyo : Jeux Olympiques et Covid

L’esprit de Pierre de Coubertin et des premiers Jeux Olympiques modernes (1896) ne parvient malheureusement pas à s’imposer au Comité International Olympique. Coubertin rêvait d’éducation, de partage, il exaltait l’esprit sportif : la post-modernité a transformé le sport international en rituel monétaire d’une extrême opacité, où sont comptées pour rien les attentes des populations.

            Des gouvernements décident d’accueillir les « J.O. » et y préparent leur population sans que l’on soit assuré que celle-ci le désire vraiment. Ce n’est pas certes que le goût du sport y fasse défaut : lorsqu’un citoyen du pays en question considère l’obscurité des tractations, les contrats astronomiques qui se signent avec les chaînes de télévision et autres organes de diffusion, les clientèles qu’entretient indirectement le Comité International Olympique (association non gouvernementale), qu’il apprend qu’en définitive, son pays dépensera plus qu’il ne gagnera, et qu’il se trouve pris en otage par le mariage douteux entre le « Sport » et l’Argent, il est en droit de douter et de bouder. En ajoutant à ces réalités bien connues celle du Covid, nous obtenons un portrait du Japon actuel.

            La préparation des « J.O. » à Tokyo a mal commencé. Dès 2015, le projet de stade futuriste conçu par la brillante architecte anglo-irakienne Zaha Hadid fut abandonné, en raison de son coût énorme. Six ans plus tard, les « Jeux Olympiques de 2020 » doivent se tenir « sans spectateur » pour des raisons sanitaires. Coubertin se retourne certainement dans sa tombe : la ‘post-modernité’ devait inventer un tel prodige : des jeux olympiques sans spectateurs ! Les journaux japonais font savoir que des pétitions sont lancées contre cette plaisanterie ; des voix s’élèvent. Certains demandent un second report, d’autres, l’annulation pure et simple. Mais ces critiques sont vite étouffées par les fanfares officielles et l’orchestration du commerce.

            Le CIO prétend que ces « J.O. » s’articulent autour de trois notions : « faire de son mieux » (il est vrai que les Japonais n’y sont pas habitués !) ; « s’accepter les uns les autres » et « transmettre aux générations futures. » Moralistes, les « J.O. de 2020 », qui doivent se tenir coûte que coûte en 2021, ont trouvé un fameux slogan pour le relais de la flamme olympique : « L’espoir éclair notre chemin ». L’inclusion obligatoire des sportifs, des spectateurs virtuels et du reste du monde a pour condition ces mots creux, qui n’engagent à rien et ne parlent de personne. Face à ce conditionnement, le citoyen japonais affronte une réalité qui le dépasse : ces ‘jeux’ (les plus coûteux de l’histoire) reviennent à 13 milliards d’euros (budget de fonctionnement, construction et aménagement des infrastructures). Il doit déjà renoncer aux 673 millions d’euros que l’on attend des spectateurs. Il a pour obligation d’admettre que le coût prodigieux des « J.O. » sert avant tout à financer… le « monde olympique » lui-même. Ce citoyen, qui a la mémoire longue, a aussi l’impression que les « Jeux Olympiques » sont surtout une affaire occidentale. Tant de contrats ont été signés, tant de produits dérivés ont été fabriqués et ont suivi l’ensemble de la chaîne commerciale, tant de lieux ont été aménagés et construits, et de sportifs préparés, qu’un report ou une annulation paraissent inenvisageables aux organisateurs. Tout doit commencer impérativement le 23 juillet prochain.

            Cependant, les « soignants » japonais font savoir qu’ils craignent de se trouver débordés par le nombre des malades atteints par le virus. D’ores et déjà, ils annoncent qu’ils se trouveront dépassés – les variants du virus (notamment ‘indiens’) tendent à proliférer au Japon, pays où le confinement et le couvre-feu ne peuvent être que recommandés, et non imposés par l’Etat. Face aux dangers de l’épidémie, par égards pour les soignants, et sans doute aussi, par respect des morts, 70% des Japonais se sont récemment déclarés hostiles à la tenue des « J.O. » dans leur pays, y compris l’écrivain Hirano Keiichiro.

            Vouloir tenir des « J.O. » dans les circonstances présentes entache sérieusement l’image de ces Jeux déjà si critiqués d’ordinaire pour leur aspect artificiel et intéressé. Ces Jeux pourraient facilement se voir accuser de morbidité et de déni face aux réalités de la santé publique. Des « J.O. » coûte que coûte ne feraient que renforcer les soupçons et les critiques qui pèsent sur eux depuis des décennies, comme un trop plein lamentable.

Japonais et Chinois agressés

Il est souvent question de l’unité du genre humain. La philosophie grecque, les religions, monothéistes ou non, regardent l’humanité comme un seul homme et cherchent à lui parler. Se méfiant des distinctions trop épaisses, Tchouang-Tseu contemplait cette idée : « Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. »

      Cette forme de distraction à laquelle notre raison balbutiante se complaît arrive chez les violents et les sots à un point d’improbabilité. En France, où les relations sociales se détériorent plus vite que les icebergs de l’Arctique, nous apprenons que tel résident japonais pris pour un Chinois, tel habitant français d’origine chinoise, ou tel ressortissant chinois sont victimes de violences physiques ou verbales dans nos rues. Unifiés par une haine stupide, ils sont d’office condamnés pour avoir transmis le Covid, considérés comme des complices objectifs de la pandémie, des traîtres en puissance, qu’il faudrait pouvoir écraser comme des moustiques afin de purifier l’air. On m’a raconté le cas d’une Japonaise bousculée et qualifiée de « Chinoise » – mot censé insultant ; connaissant notre langue, elle fit valoir qu’elle appartenait en réalité au pays du Mont Fuji, et non pas à celui de Xi Jiping. En un instant de miracle, la fureur agressive s’éteignit pour céder à de la gêne : le pauvre agresseur s’était rappelé en effet dans quelle admiration il était censé tenir le Japon, pays des samouraïs, des mangas et des belles Japonaises… en injuriant une Japonaise, il venait de s’injurier lui-même en s’en prenant à l’une de ses rares sources de respect. Nous voilà donc rassurés. Le racisme ordinaire admet que l’on s’en prenne aux « Chinois », à condition de laisser tranquilles les Japonais ! Mais irait-il jusqu’à interroger le degré de sang japonais d’un citoyen issu de Tokyo, mais dont deux grands-parents auraient été, par exemple, des citoyens de Beijing ? Nous ne le savons pas, et il vaut mieux laisser à sa honte une telle question.

            Les réflexes les plus sourds et les plus bas du genre humain se vérifient dans ce besoin de vengeance, que ne saurait se contenter d’aucun acte violent. Bien entendu, il existe de nombreux résidents japonais ou chinois vivant une existence à peu près paisible en France, sans qu’ils se trouvent inquiétés par des comportements fadas ou couillons – comme on le dit à Marseille.

            Nous voyons ici tel habitant de Paris et d’Île de France insulter un passant « asiatique », regarder d’un mauvais œil la vendeuse ‘chinoise’ du tabac ou de la supérette, lui refuser un « merci » ou un « au revoir », confondant dans la même peur ou le même mépris les ressortissants de Chine, du Japon, de Corée, ou d’ailleurs, au nom d’une supposée unité de faciès, d’une culpabilité mythique et d’une aversion paranoïaque. Toute personne chinoise (ou d’origine), et par conséquent toute personne japonaise (ou d’origine), est supposée complice d’une tentative de génocide planétaire, dont les populations chinoise, japonaise, coréenne et d’Asie du Sud-Est sont pourtant victimes. Les personnes chinoises et japonaises (ou d’origine) seraient donc heureuses et pleinement satisfaites du nombre de morts français et européens, n’importe le nombre de morts par Covid que compteraient leurs propres familles, n’importe aussi l’état dans lequel elles se trouvaient lorsqu’elles furent atteintes elles-mêmes par le virus. Voilà bien de mauvaises personnes…

Les résidents japonais vont-ils être obligés de revêtir des armures pour se protéger ?

            Nous ne sommes pas si loin de cette époque où Léon Daudet – plus avisé sur d’autres points – soupçonnait « les Juifs » d’être les responsables des inondations parisiennes de 1910 ! Et pourtant, en ce début d’un autre siècle, le nihilisme et l’égoïsme apportent une amertume et une obscurité qui étaient encore inconnues de l’écrivain pamphlétaire : en s’en prenant aux « Chinois », les agresseurs ne se perçoivent pas nécessairement plus « français » ou « européens » pour autant ; leur hargne ne traduit pas l’acquisition d’une morale profonde. Non seulement ils ne font rien gagner à la France, mais ils dissuadent les touristes japonais de s’y rendre : savent-ils seulement que nombreuses marques de prestige ont tenu grâce au goût et à l’estime de très bons clients Japonais ? que certains touristes chinois font vibrer les chiffres d’affaires, et maintiennent en vie des entreprises qui sans cela disparaîtraient ? Que leur importe le préjudice qu’ils infligent à leur pays, puisqu’ils ne savent pas contrôler leurs peurs, leurs phobies, leurs inquiétudes ? Il faudrait donc d’un côté tirer du profit des « Chinois », et d’un autre, se permettre de les malmener dans la rue ? D’après cette conception de la logique humaine, il faudrait s’attendre à ce que, par réciprocité, et détestation des méchants Français, les « Chinois » de Chine et les « Japonais » du Japon s’en prennent bientôt à nos ressortissants, qu’ils soient résidents ou touristes ? Recevront-ils donc sur leurs visages de l’acide chlorhydrique comme cela est arrivé récemment à des ressortissantes japonaises, en plein Paris ? D’après cette logique, pourquoi pas ?

            Les compétitions victimaires aidant, les grands médias s’inquiètent peu de ces hallucinations amalgamantes et de ces mauvais traitements, qui témoignent d’une soif de bouc-émissaires. En dépit des demandes réitérées des ambassades, les autorités ne semblent pas agir, ni prévenir suffisamment ces comportements violents, haineux ou méprisants. Le manque d’éducation et la barbarisation occasionnée par les réseaux antisociaux sont les clés inavouées de cette situation, obscurité parmi les obscurités de notre temps.

Photo AFP (D.R).

Boys Love en Chine

Le Japon des années 1990 a vu se multiplier les films, les feuilletons, les jeux vidéos du type « Boys Love », inspirés par des mangas ‘yaoi’. Centrés sur les relations amoureuses entre adolescents, ces mangas ont généralement pour auteurs des femmes qui signent avec des pseudonymes masculins. Ces ouvrages trouvent dans les productions audiovisuelles le moyen de confirmer leur succès auprès d’un public plus large, attiré ensuite vers des produits dérivés. Le genre « BL » à l’écran (télévision ou Internet) s’appuie sur des sociétés artistiques spécialisées, dont la plus célèbre – et la plus controversée – est la Johnny’s, plus exactement appelée « Johnny and Associates ». Engagés dès leur enfance, des garçons y reçoivent une formation de mannequins, de chanteurs, de danseurs et d’acteurs : trop ambitieuse, cette polyvalence ne leur permet généralement pas de réussir également dans ces domaines. De cette société est né par exemple le groupe de « J-Pop » Arashi, qui fut longtemps le plus populaire et le plus actif au Japon.

Après le succès, les jeunes artistes découvrent les plateaux de télévision, les concerts en groupes, les interviews et les signatures. Certains parmi eux ont la chance d’accéder ensuite à une carrière dans le cinéma ou à la télévision, tandis que d’autres disparaissent avec la nostalgie d’une popularité éphémère. Le cas le plus célèbre (au Japon), le plus symbolique et le plus triste est l’acteur Hamao Kyosuke : après avoir interprété le rôle principal de la série Takumi-kun, et trouvé toute la gloire possible auprès d’un public ciblé, cet acteur-mannequin a renoncé brusquement à sa carrière en 2013, sans donner d’explication – dans un premier temps. Par la suite, il a fait savoir qu’il souhaitait reprendre ses études pour devenir avocat, mais on imagine à quelles pressions il a peut-être voulu échapper en démissionnant. Les agences artistiques ont au Japon même une odeur de soufre : non seulement la vie des jeunes artistes est organisée par des contrats très contraignants, mais elle serait aussi encombrée par la libido douteuse de ceux qui les dirigent. Une nouvelle marginalité artistique s’affirme ainsi dans ce petit monde, qui n’est pas sans rappeler l’histoire des acteurs de Kabuki, selon des conditions différentes. Quoi que l’on en pense, il est impossible d’envisager les goûts actuels de la jeunesse japonaise si l’on élimine cet ensemble de productions populaires, mangas, films d’animation et séries audiovisuelles.

Couverture du DVD Takumi-Kun

     Parti du Japon, le phénomène « BL » s’est ensuite répandu en Corée, en Thaïlande, mais aussi en Chine. Dans ces pays sont apparus des agences analogues, des films et des séries télévisées équivalentes, épousant les particularismes locaux. En général, les scénarios évoquent les aventures sentimentales de lycéens en butte à des jaloux, à une famille rétive, à des difficultés de santé ou encore à des problèmes sociaux. Cousus de fil blanc, stéréotypés à la manière d’une codification transparente et accessible, ils engagent des savoir-faire très rôdés, qui évoquent une organisation industrielle et commerciale : l’adaptation du manga en scénario, la formation et la direction du casting, le tournage, le montage, l’ensemble de la réalisation, jusqu’à la commercialisation et aux ‘événements’ où sont conviés des milliers de spectateurs (filles et garçons) excités par la présence vivante de leurs idoles.

            Le genre « BL » n’appartient plus spécifiquement au Japon, alors que ce pays en est l’inventeur. Il convient de noter qu’il n’est entré dans la sphère européenne et occidentale que par importation, et non par imitation, pour des raisons qui mériteraient à elles seules un autre article : aucun pays européen ne connaît des agences artistiques comme celles que connaissent le Japon ou la Corée. Aux séries « BL », la France préfère les films d’auteur, adaptés ou non de romans. La Chine a commencé à s’approprier cette veine en 2016, par la série Addicted (上瘾, Shang Yin), que je voudrais maintenant aborder en raison de son brillant succès isolé et de son caractère novateur. Produit par la société Ding Wei, puis diffusé par la chaîne iQuiyi, ce feuilleton a pour source un roman « BL » de la scénariste chinoise Chai Jidan, Are you addicted ? Ces quinze épisodes de vingt-deux minutes environ ont attiré plus de dix millions de spectateurs, qui ont placé cette « web-serie » au sommet du podium des feuilletons chinois.

On n’attendra pas ici les vertus du cinéma immortel, ni l’incursion de la métaphysique dans l’image. L’économie filmique en est stéréotypée et sans surprise, les producteurs n’hésitant pas à emprunter quelques notes du célèbre Secret de Brockeback mountain (2005) à l’intérieur de chaque épisode, comme un leitmotiv de l’amour. Entièrement tourné à Pékin, Addicted met en scène deux garçons du même âge, qui apprennent qu’ils sont demi-frères. Le premier, Gu Hai, a perdu sa mère, et a pour père un homme riche et puissant avec lequel il s’entend peu. Le second, Bai Luo Yin, vit dans un milieu très modeste ; il ne pardonne pas à sa mère d’avoir abandonné son père, chez qui il vit. Les deux garçons ont des caractères contrastés, propices à nourrir un scénario riche et relevé. Gu Hai est inventif, très volontaire, généreux, et éperdument amoureux de Bai Luo Yin. Ce dernier, plus complexe, est un garçon fier et susceptible, d’une intégrité ombrageuse, secret, et champion en bouderie. Le premier multiplie les astuces, les taquineries et les farces pour montrer au second combien il lui importe et ne saurait vivre sans lui. Le second joue les effarouchés et les réticents, mais prouve silencieusement à Gu Hai combien il est attaché à lui.

           Cette série paraît remarquable grâce au jeu extrêmement convaincant des deux acteurs (qui interprètent ces rôles alors qu’ils ont vingt-six et vingt-sept ans) : Xu Weizhou (许魏洲, surnommé Tommy Xu) dans le rôle de Bai Luo Yin et Huang Jingyu (黃景瑜) dans celui de Gu Hai. Tout paraît naturel et exact dans leur interprétation, au point où il est difficile de concevoir que la relation dessinée dans la série télévisée ne correspondrait pas à la réalité de leur lien dans la vie (au moins en 2016). L’énergie constante que Gu Hai déploie pour conquérir Bai Luo Yin donne à ces quinze épisodes une saveur réjouissante. Le spectateur se rend compte que Gu Hai et Bai Luo Yin ont chacun rompu avec leur petite amie ; les deux jeunes filles auront beau jeu de tenter de récupérer chacune leur ancien amoureux, au cours d’épisodes différents : les deux demi-frères vivent une période inattendue pour eux-mêmes, où ils apprennent à se découvrir, et ont à admettre que chacun est comme l’heureuse moitié de l’autre. Le pays qui a donné naissance au magnifique Rêve dans le pavillon rouge pouvait se permettre un tel mélange de légèreté et de sérieux dans un media populaire. On en appréciera les moments désopilants et farceurs, et le sens de l’observation psychologique qui est déployé pour faire se succéder aussi rapidement les moments de distance et de proximité amoureuse. Très touchant, le personnage de Gu Hai ne recule devant rien pour aller de l’avant et conquérir Bai Luo Yin, acceptant par exemple de passer pour un idiot aux yeux d’autrui si telle manœuvre lui permet d’obtenir l’attention ou le pardon de son ami. Pour les Internautes français et occidentaux, l’intérêt réside dans ce mélange d’humour, de réalisme et de sentimentalité qui vient adoucir les angles en chassant toute lourdeur pathétique – inversement, les « BL » japonais connaissent souvent un suicide ou la menace de la mort, les silences lourds, parfois écrasants, qui hantent parfois le kabuki ou le cinéma. On y découvre véritablement un morceau de la Chine contemporaine : tranches de vie dans un lycée, différences sociales, quartier de Pékin éloigné du centre, traditions culinaires, bar homo hyper branché, difficulté de tenir un petit commerce, modalités de la sociabilité et de la psychologie familiale…

       Cette série « BL » ne lance pas de façon tonitruante un slogan émancipateur ; il montre modestement les étapes et accidents d’une relation entre deux jeunes gens, que tous (amis, père et mère) constatent et acceptent sans le dire. Si la mère de Bai Luo Yin et le père de Gu Hai ont des rôles désagréables (mais sans gravité : ils sont surtout encombrants), la série n’offre pas un réquisitoire contre la famille – valeur fondamentale de la civilisation chinoise –, qui apparaît ici comme une alliée un peu malmenée, et elle ne vient pas distiller un message politique ou idéologique arrogant. Plus astucieusement et plus fondamentalement, Addicted montre avec saveur que l’amour se construit et qu’il passe par des épreuves pour vérifier son authenticité. On pourrait dire que cette série désarme les partis pris d’hostilité.

            Alors que ce feuilleton a connu un succès éclatant dans un pays qui regarde un milliard et demi de vidéos par mois, la censure a empêché le tournage d’une seconde saison. Pourtant adulés, les deux acteurs ont reçu l’interdiction d’être photographiés et filmés ensemble, y compris à l’étranger. Dans un premier temps, Xu Weizhou a vu disparaître la possibilité de futurs contrats, et au centre du vide professionnel, a dû attendre le passage de l’orage. Quelles que soient les causes de cette interdiction intervenue en 2016 – homophobie du pouvoir chinois ? réticence d’une partie de la société ? –, elle a frappé d’un coup injuste une jeunesse heureuse de voir enfin une romance qui reflétait une part de ses aspirations. Addicted présentait en outre l’avantage d’assimiler culturellement un modèle reçu du Japon sans ressembler à un produit d’importation.

Bai Luo Ying (Xu Weizhou) et Gu Hai (Huang Jingyu)

Mishima et ses masques – Entretien avec Stéphane Giocanti

Vous venez de publier un essai d’environ quatre cents pages à Mishima, écrivain dont on a commémoré le cinquantenaire en novembre dernier. Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à lui, je crois.

– En effet. En 2008, j’ai publié en DVD son film Patriotisme, rites d’amour et de mort, aux Editions Montparnasse, avec un livret explicatif. La même année, j’ai sorti le roman Kamikaze d’été, dont les personnages croisent Mishima dans un restaurant. Depuis, je me suis livré à des relectures et à une réflexion qui m’a conduit peu à peu à envisager un ouvrage sur cet écrivain. Après avoir envisagé une biographie, j’en suis venu à l’idée d’un essai.

Qu’est-ce qui différencie votre essai des autres livres publiés sur Mishima en langue française ?

– Tout d’abord, l’aide de M. Hataï m’a permis d’explorer les volumes critiques des Œuvres Complètes de Mishima, et de m’arrêter sur certains passages de l’œuvre romanesque. Grâce à lui, l’obstacle de la langue a été en partie franchi. Ensuite, je m’efforce de rendre compte des principales tendances (universitaires ou non) de la critique ‘mishimienne’ internationale. Mon livre accorde une certaine importance à la recherche américaine, où domine le regretté Donald Keene. Si l’on ne s’appuie pas sur les sources japonaises (les textes de Mishima et certains essais que lui ont consacré divers auteurs japonais), on est condamné à compiler ou à réécrire ce qui a déjà été écrit – sans parler du plagiat dont s’est rendue coupable une biographe, qui a fini par présenter ses excuses publiques. Depuis trente ans, la connaissance a énormément progressé sur cet écrivain, tant au Japon qu’aux Etats-Unis et en Europe : il était temps d’en rendre compte, bien qu’il soit impossible de tout dire, et d’apporter du nouveau sur tous les points. Il faut bien se rendre compte que ce qui a été écrit sur Mishima entre 1970 et 2000 a pris un coup de vieux. Le mépris que certains écrivains et critiques affichent vis-à-vis des universitaires ne saurait tenir en ce qui concerne Mishima : c’est de l’Université que sortent le renouvellement et, si l’on peut dire, la restauration de Mishima en tant qu’écrivain majeur du XXe siècle. Les traducteurs américains, les chercheurs japonais, allemands, italiens, français, apportent des éclairages décisifs, qui doivent dépasser le champ universitaire, atteindre le monde des lecteurs et celui des arts. L’un des buts de mon livre est de faire état, autant que possible, de cette évolution très bénéfique. Par ailleurs, et plus directement, j’insiste sur la très grande valeur des nouvelles (comme Pèlerinage aux trois montagnes, Haruko, Histoire sur un promontoire) et des pièces de théâtre comme Déclin et chute de la Maison Suzaku, La terrasse du roi Lépreux, les Cinq nō modernes et les autres nō modernes. Le lecteur peut s’attendre à une sorte de synthèse, où il est évidemment impossible de rendre compte de tout. En même temps, je propose des interprétations à propos de l’homme, de l’œuvre, de l’esthétique, me penchant particulièrement sur tel texte, passant plus rapidement sur d’autres.

Dans le premier chapitre, vous dites qu’il s’agit d’une « encyclopédie distribuée autrement » : que voulez-vous dire ?

– De fait, chaque chapitre correspond à un masque porté par Mishima : je distingue ainsi ceux par lesquels il cherche à révéler une part de lui-même, et ceux par lesquels il cherche à se cacher. Ces masques ne sont pas seulement des principes d’organisation du livre, ils témoignent de la difficulté du rapport avec la réalité qui a envahi cette personnalité profondément romantique. Cette distribution permet d’embrasser les aspects biographiques, historiques tout en proposant au lecteur des éclairages sur les œuvres principales (traduites ou non en français ou en anglais). Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’une encyclopédie, ce livre offre une introduction générale à Mishima – la personnalité artistique et l’écrivain, et à travers lui, à la civilisation japonaise. Il me semble que certains romans et certaines nouvelles paraîtront plus clairs à ceux qui déjà les apprécient.

Au cours de votre travail, qu’avez-vous découvert sur Mishima ?

 – En fin de compte, ce qui m’a frappé, c’est notamment la dimension morale, au sens large : le point de rencontre entre la psychologie, les valeurs, l’examen de soi et des autres, le jeu des reflets, des illusions et des mensonges. Il ne s’agit évidemment pas d’un écrivain moralisateur, plutôt d’un moraliste – mais du XXe siècle ! qui avale le nihilisme de son époque pour le recracher. Le Pavillon d’or est un chef-d’œuvre de psychologie. Il s’agit d’un immense auto-examen fictionnel, d’une complexité improbable chez celui qui est censé l’énoncer (le novice qui brûla le fameux pavillon d’or de Kyōto). Il ne faut pas sous-estimer les modèles dont Mishima a cherché à s’inspirer : Madame de Lafayette et Raymond Radiguet (en particulier, Le Bal du comte d’Orgel). Il en découle un sens de l’analyse qui se marie formidablement avec la très grande sensibilité  et l’intelligence très fine de cet écrivain. Evidemment, les romans et les nouvelles de Mishima sont riches de personnages monstrueux, pervers ou étranges (certains sont traités avec comique, comme l’héroïne de La musique) : Kokubu Jirō (personnage central de Ken) est en quête d’un idéal de simplicité et de rigueur qui n’accepte aucune souillure ; Mizoguchi incendie le pavillon d’or afin d’en posséder la beauté. De nombreuses œuvres font le procès de la nature humaine en même temps que de la notion même de nature humaine. C’est cela que l’on appelle généralement le ‘pessimisme’ de Mishima. Des nouvelles des années 1947-1949 à La mer de la fertilité, il existe un lien de continuité dans le regard que Mishima porte sur le monde et les hommes.

Vous soulignez ainsi le dialogue qui a associé Mishima et la France.

– La destinée littéraire de Mishima se caractérise par une assimilation transformatrice des modèles qu’il emprunte, qu’ils soient anciens ou modernes, japonais ou étrangers. Une soif d’amour doit à Thérèse Desqueyroux ; tel passage de Confession d’un masque empreinte aux Enfants terribles de Cocteau. Il s’agit donc d’un dialogue avant tout littéraire, qui procède par sélection, assimilation et appropriation – n’en va-t-il pas de même, pour tous les grands écrivains ? Son exemple montre à quel point la propriété intellectuelle n’est pas dans le génie de la littérature… Malheureusement, Mishima n’a jamais rencontré un écrivain français avec qui il aurait pu entreprendre un véritable dialogue. Il a dîné avec Cocteau une seule fois : mais Cocteau était âgé, et la soirée comportait de nombreux invités. À l’époque où vivait Mishima, les écrivains français avaient une idée très incomplète du Japon et de la littérature japonaise – à la notable exception de Claudel. Malraux a été attiré par la civilisation japonaise, surtout ancienne, mais il n’a jamais rencontré Mishima. Aussi, le dialogue de Mishima avec la France décrit-il surtout un rapport silencieux, qui se déploie à travers les textes. Il faut rendre hommage à Annie Cecchi d’en avoir rendu compte d’une manière très approfondie et détaillée dans son ouvrage magistral (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique, Honoré Champion, 1999).

Mishima et Jean Cocteau (Paris, 1960).

Quelle conséquence la mort de Mishima a-t-elle eue sur les autres écrivains ?

– Naturellement, mon essai évoque différents héritages littéraires. Ce qui me frappe, c’est le besoin que de nombreux écrivains ont ressenti de nouer un dialogue post-mortem avec Mishima, qu’ils soient japonais ou étrangers. C’est notamment le cas d’Ōé Kenzaburō, dont plusieurs textes sont des prises de position contre Mishima, ou bien contre la récupération qui en a été faite par l’extrême-droite japonaise. C’est aussi le cas de la romancière Enchi Fumiko, celui de Pierre Boutang, qui rencontre Mishima dans l’au-delà, dans son roman Le purgatoire (1976). Il me semble que Hirano Keiichirō, qui a 45 ans aujourd’hui (l’âge où mourut Mishima), entretient lui aussi un dialogue quasi impératif  avec Mishima. Il est couramment interrogé à propos de cet aîné, mort cinq ans avant sa naissance. Il est aujourd’hui capable de raisonner sur Mishima d’une façon plus apaisée (et probablement plus sincère) qu’auparavant : il s’appuie sur les travaux publiés par les spécialistes japonais de Mishima pour en parler. Au-delà de ce rôle de passeur et de vulgarisateur, qu’il exerce tant au Japon qu’en France, Hirano est travaillé de l’intérieur par la personnalité et par les œuvres de Mishima. A mon avis, il n’en a pas terminé avec cette relation majeure. Le cas d’Hirano m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un écrivain japonais d’une génération récente : un écrivain n’a pas la distance positiviste d’un professeur de littérature ; il faut qu’il rentre en lui-même pour connaître Mishima. Son affaire est à la fois de réflexion et de sensibilité alchimiques. Ce qu’il a à dire est nécessairement différent.

Cet essai demande à votre lecteur un certain effort : il comporte plus de mille notes, qui ne sont pas seulement des références, mais aussi des commentaires, des remarques…

– C’est en effet le risque de cet essai. Il ne s’agit pas d’une thèse universitaire (jeu auquel je me suis prêté il y a presque trente ans), mais d’un ouvrage de réflexion que je me suis efforcé de rédiger avec exigence. Il fallait en finir avec les approximations, l’absence des sources, les erreurs, sans parler des récupérations. Par exemple, je crois avoir apporté un examen assez précis du rapport entre Mishima et Hayashi Fusao, et fourni un éclairage sur ses relations avec Tanizaki. J’enquête aussi à propos du rôle de l’homosexualité dans son œuvre – cela va bien au-delà d’un simple thème. La présence du bouddhisme m’a parue capitale, alors qu’elle est généralement ignorée en dehors des spécialistes. Encore tout cela doit-il s’appuyer sur la lecture des textes (certains, en japonais), et sur des références vérifiables, des mises en perspective suffisamment solides. On pourra bien sûr diverger sur certaines interprétations et prises de position, mais il m’a paru important de leur donner une assise grâce aux notes. Aller ou revenir à certains textes a été pour moi une grande joie : la relecture de nouvelles comme Haruko, Les paons, ou Ken m’a apporté de grands moments de bonheur. Il faudrait que cet essai puisse aider le public à découvrir ou à mieux connaître l’œuvre de Mishima. Mais d’un autre côté, même si tous les textes ne doivent pas servir de prétextes spéculatifs sur la vie et la personnalité de l’auteur, il m’a paru nécessaire de donner place à des passages biographiques, qui permettront au lecteur de souffler un peu. Il était intéressant de se demander comment un homme né en 1925, qui a été contemporain de la guerre (depuis 1937, ne l’oublions pas), la traverse, lui survit, et dans quelles conditions il s’est imposé sur la scène littéraire japonaise et internationale. C’est en ce sens aussi que Kawabata occupe une place capitale dans mon essai.

Quels risques avez-vous donc pris dans ce livre ?

Cette fois, c’est au lecteur d’effectuer une démarche critique pour les identifier… Je sors donc mon joker. Néanmoins, il me semble qu’à travers Mishima, je m’interroge sur la subjectivité littéraire. Qu’est-ce que la subjectivité en littérature, alors que la littérature est un langage, et que l’écrivain est dans un sens un objet historique ? De quoi la littérature est-elle sujette ? qu’est-ce qu’un sujet littéraire ? La singularité littéraire est-elle un soliloque ? Derrière cela, j’avoue éprouver une défiance vis-à-vis de l’étau rationaliste, positiviste, utilitariste, l’obligation de tout réduire à de la communication immédiate et futile, la défloraison de la langue : Baudelaire aurait vomi notre époque avec plus de violence encore qu’il ne l’a exprimé en son temps. Mishima a très bien compris que ce qui se joue depuis les années soixante, c’est la possibilité même de la littérature. L’actualité lui donne hélas raison : en France, il n’existe plus de grands écrivains, ni de grande littérature, mais des témoins de cette chute. Nous sommes entrés dans l’ère de la platitude et du bavardage. Avec le théâtre de sa mort, Mishima a utilisé ironiquement les armes des temps nouveaux pour les retourner contre eux : la mise en scène, l’image, le spectacle – quand toute son œuvre découle au contraire des profondeurs, des silences et de l’intelligence de l’écrit. Sa mort, c’est le grand rire lancé à la face de la société du spectacle.

Entretien réalisé par Samuel Le Van

  • Stéphane Giocanti : Yukio Mishima et ses masques. Editions L’Harmattan, 394 pages, février 2021.

Hiroshima et les humanistes

En feuilletant récemment un ouvrage de critique littéraire, je suis tombé sur une phrase apparemment anodine, sur laquelle l’auteur ne paraît pas avoir particulièrement réfléchi : « L’histoire vint le rappeler cruellement : deux conflits mondiaux, l’explosion de la bombe d’Hiroshima et la découverte des chambres à gaz nazies firent subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Les critiques littéraires ne sont pas toujours les meilleurs essayistes, surtout lorsqu’ils sortent leur regard des limites de la littérature.

Nagasaki, le 10 août 1945

            Le problème n’est pas seulement l’oubli de la seconde bombe atomique – celle de Nagasaki, tombée quatre jours après le 6 août 1945, comme si elle devait moins compter, parce qu’elle présentait moins d’inédit –, ni l’oubli des Goulags et des victimes de Mao, comme il arrive couramment aux consciences hémiplégiques. Notre critique ne pourrait-il pas lire enfin Le passé d’une illusion de François Furet pour se dessiller les yeux, et comprendre pourquoi il s’est lui-même trouvé victime de cette moitié de cécité ? Je reconnais qu’il y a de l’artifice à isoler une phrase d’un chapitre par ailleurs solide et pédagogique, et que mon propos ne consiste nullement à ternir la réputation d’un critique littéraire que j’apprécie – c’est pourquoi il ne m’a pas semblé utile de citer son nom.

            Ce qui m’interroge, c’est la présence d’un tel cliché, c’est la force extrême des lieux communs, c’est l’arrogance avec laquelle les balivernes parviennent à contaminer les meilleurs. Car enfin, la bombe d’Hiroshima, les chambres à gaz, les conflits mondiaux ont d’abord frappé des êtres humains, beaucoup plus que des notions en –isme. Ils l’ont fait au nom de raisons invoquées par d’autres humains, dont certains d’ailleurs, comme les Staliniens, se revendiquaient de l’humanisme même, d’un humanisme pleinement émancipé des valeurs bourgeoises et traditionnelles. L’humanisme de l’Homme Nouveau, l’humanisme socialiste et révolutionnaire, qui était censé apporter bonheur et prospérité à tout prix, n’importe le sang versé. Les Américains qui anéantirent l’armée japonaise étaient eux aussi des humanistes : l’histoire les proclama vainqueurs et justifia l’effort considérable qu’ils déployèrent pour défaire un pays agresseur qui n’avait encore jamais rencontré la situation de vaincu. Il ne viendrait à l’idée de personne de contester la qualité d’humaniste au pays qui anéantit Hiroshima et Nagasaki pour impressionner l’Union soviétique et marquer son emprise sur le Japon. Et notre critique ne pourrait pas non plus retirer cette qualité aux Alliés qui permirent à tant de pays de se trouver libérés, soit de l’Allemagne, soit du Japon. Les libérateurs sont pourtant, selon lui, parmi ceux qui ont porté « des coups sévères » à l’humanisme – tant il est vrai, et même incontestable, que les pays ‘libres’ ont participé aux « conflits mondiaux ». L’humanisme a pris des « coups sévères », mais c’est qu’il ne se trouvait pas en dehors de l’histoire, hors de portée de la tragédie humaine, puisqu’il n’était pas une île immatérielle voguant au-dessus de l’écorce terrestre. Il a laissé se déployer fascisme, nazisme et communisme, et il n’est pas parvenu à préserver l’humanité de sa pente criminelle aussi vite qu’il l’aurait fallu (à l’échelle d’une vie humaine, qui est celle des morts). De la même façon qu’aujourd’hui, les humanistes ne peuvent mais face aux nouvelles malédictions de l’époque : catastrophes écologiques, domination financière, menaces entre hyper-puissances, haines civiles, dangers nucléaires, paupérisation et prolétarisation, standardisation de l’être humain – cette « termitière humaine » dont s’affligeait déjà Gabriel Marcel dans les années cinquante : que dirait-il aujourd’hui ?

L’Humanisme du XXe siècle prend-il la mesure des catastrophes ?
Le film de Michael Moore (2020) pose la question, à sa façon.

            Bernanos aurait balayé d’un paragraphe une telle naïveté, et je suis sûr qu’il aurait remis de l’ordre dans la pensée en ne ménageant pas l’illusionnisme auquel tant d’esprits cèdent avec facilité, sans se méfier de l’aura magique des grands mots. Au lieu de présenter l’humanisme comme la bonne déesse victime des diables, ne vaut-il pas mieux retourner la proposition et dire par exemple : à cause de sa faiblesse, de ses incohérences et de ses ambiguïtés, l’humanisme européen – affiché solennellement depuis la fin du XIXe siècle – a laissé grandir le nazisme, les différentes formes de fascisme totalitaire, en y incluant le bolchevisme ? C’est dans cet ordre que George Steiner cherchait à penser les choses, et que sa déception vis-à-vis des cultures européennes fut à la mesure de son attachement à la (vraie) culture humaniste, celle des classiques grecs et latins, de Montaigne et de Dante. Et ne faudrait-il pas aller plus loin ? Pourquoi une pensée si noble, si juste et si vraie ne s’est-elle pas imposée – paradoxalement ? – et n’a-t-elle pas suffi ? Que manque-t-il à l’humanisme pour que tout homme ne soit pas (a priori) un humaniste ? Pourquoi, de nos jours, l’humanisme tellement invoqué permet-il un tel affaissement culturel, qui se mesure notamment avec la disparition radicale des grands penseurs et des grands artistes ? Serait-ce que l’humanisme se développe en proportion inverse de ceux que Baudelaire et Hugo nommaient chacun des ‘phares’ ?

            Plutôt que de réfléchir à ces questions, il est plus commode de prêter l’humanisme à toute l’humanité, et d’en profiter comme d’un mirage rassurant, d’une incantation impatiente dans laquelle égalité et sainteté s’accoupleraient éternellement. Je comprends notre critique littéraire s’il veut désigner par-dessus tout – comme le dirait encore Bernanos – la ‘grande pitié’ qu’offre le cœur humain ; je le comprends s’il cherche en fin de compte à nous parler du malheur profond qui s’est abattu sur l’humanité au XXe siècle, le plus infernal et le plus bas de tous. Mais s’il écrit cette phrase pour sauver un mot qui n’est qu’une ombre, une projection philosophiquement creuse de son amitié pour l’être humain, alors il me semble qu’une telle expression induit le lecteur en erreur, et même en mensonge.

            Tout attachement à l’être humain, toute compassion envers lui sont-ils la propriété et la caractéristique claire et certaine de l’humanisme ? Le christianisme nous présente un Dieu fait homme pour sauver l’humanité, et qui cherche à l’entraîner vers le salut. En un sens, ce don et ce sacrifice – selon les Chrétiens – vont beaucoup plus loin que le brave humanisme, puisque ce n’est plus seulement un homme qui aime un autre homme, mais Dieu même, source de toute la Création, préexistant à l’homme et lui attribuant sa fin. Le bouddhisme enseigne que retirer la vie – pas seulement aux hommes – est la première des fautes, et propose quatre vérités incommensurables : la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité. Les histoires de la philosophie ou de la religion ne comptent pourtant ni Jésus ni le Bouddha historique parmi les ‘humanistes’. La pensée socratique nous apprend comment regarder l’humanité à travers un questionnement toujours fondé sur l’ontologie, sur une raison  qui n’est pas encore celle du rationalisme (cartésien), parfois sur la théologie (le Timée de Platon) – et Socrate n’est généralement pas décrit comme un « humaniste », mot anachronique appliqué au Ve siècle avant notre ère. Et pourtant, ses disciples décrivent Socrate comme le meilleur des hommes. Décidément, pour se penser, l’humanité a besoin de plus d’un mot…

Les Japonais victimes des bombes atomiques n’étaient pas des humanistes – leur vie n’était pourtant pas inférieure en valeur à celle de bien des humanistes, notamment des humanistes bavards, des humanistes sans preuves, des humanistes qui posent pour la galerie, en quête d’une approbation. Plutôt des victimes d’autres humains, et malheureusement solidaires d’autres inhumanités, commises par les leurs. On aurait aimé que l’armée impériale connût davantage le sens de l’humanité pour ne pas commettre autant d’exactions qu’elle en commit, notamment en Chine. Malheureusement pour l’essence, l’éternité et la grande vérité humaniste, l’Asie n’a pas connu les humanismes (mieux vaut recourir au pluriel) qui ont émergé dans les pays européens. La Chine et les pays qu’elle a marqués de sa haute civilisation ont connu d’autres formes de pensée qui ont à voir avec les sentiments d’amour, de compassion, de culture de l’humanité. Anne Cheng rend compte de ces philosophies dans son admirable Histoire de la pensée chinoise. Le confucianisme en fait partie. Cela ne signifie évidemment pas que l’humanité chinoise, japonaise, coréenne, etc. (s’il est pertinent de la rassembler ainsi, par le concept d’ « Asie », d’origine occidentale) n’ait pas eu à souffrir d’écarts, de démentis et de contradictions, qui font parfois désespérer de l’humanité. Mais il faut reconnaître – Bernanos ne le pouvait pas – que la pensée indienne et le bouddhisme en avaient aussi à dire sur l’homme, à travers des notions et des démarches spécifiques, que ce côté du globe ignore encore trop. Que le critique littéraire que j’ai cité n’est pas le premier homme à penser, ni le premier prophète.

Tchouang-Tseu : « Celui qui a pénétré le sens de la vie ne se donne plus de peine pour ce qui ne contribue pas à la vie. »

            Imaginons que l’on ait dit en septembre 1945 à un Japonais : « la guerre et les bombes atomiques viennent de faire subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Ce citoyen japonais, sonné, déprimé et rassuré à la fois, aurait d’abord pensé à son épouse, tuée par les raids aériens, à son fils mort à des milliers de kilomètres, ou à ses voisins, disparus. Si cet homme était un miraculé d’Hiroshima, il aurait eu un droit imprescriptible à douter de l’humanisme du pays qui a rédigé les premiers droits de l’homme. Prises en un certain sens, on pourrait dire que ces bombes se sont attaquées à un pays qui s’était montré inhumain dans sa façon de traiter les prisonniers, et d’exploiter telle ou telle population. Qu’elles renvoient à « l’ennemi » l’image inversée qu’il a lui-même produite – à l’interdépendance entre toute chose, pour ne pas parler d’une sorte de réciprocité entre les causes. Voilà qui importe plus que l’emploi des ‘grands mots’, mais qui demande – en revanche – davantage de réflexion.

            Ce dont souffre l’humanité depuis toujours, c’est d’un problème de vocabulaire. Oé Kenzaburo écrivait en 1964 que les mots dignité (igen), humiliation (kutsujoku), et honte (haji) existaient bien en langue japonaise, mais que la littérature ne les investissait pas d’un poids comparable à ceux que leur donne la langue française. L’humaniste Oé consent à dire que la question de la langue – où s’informe la représentation du monde – précède celle des mots en –isme. D’ailleurs, sans ‘humanisme’ à l’européenne, le Japon a aussi connu des formes de pensée, et surtout des formes de mentalités qui donnaient consistance à la valeur humaine, dont témoignent les beaux-arts, la littérature, et même l’éthique des samouraïs – aussi tardive qu’ait été sa mise en forme. Comment se fait-il qu’un pays poussant à l’hystérie l’instinct guerrier ait été aussi, dans son histoire longue, façonné par de magnifiques sentiments d’humanité – il n’est que de lire les poèmes du Man’yoshu (VIIIe s.) ? Le pays de naissance du général Tojo est aussi celui qui a connu Natsume Sôseki et où domine aujourd’hui Oé Kenzaburo. Une phrase d’Urabe Kenko (XIVe s.) pourrait convenir à nos petits humanistes (« Rien n’est triste comme les temps qui suivent la mort d’un homme »), quoique ce penseur se présente d’abord et avant tout comme un bouddhiste (« Il est selon mes vœux, l’homme qui, dans son cœur, n’oublie pas la vie de l’au-delà et qui ne s’éloigne pas de la Voie du Bouddha »).

Oé Kenzaburo, auteur des Notes sur Hiroshima (1964)

            L’usage du mot « Humanisme » devient suspect à force d’être vague et de vouloir régner de tout son absolutisme, de toute son avarice sur une humanité en vérité beaucoup plus riche – et beaucoup plus pauvre. Il ne s’agit pas d’une notion divine, coéternelle au monde, consubstantielle ou inscrite dans l’ADN ; l’humanisme ne peut pas vraiment être conçu sans parler de l’homme à qui s’appliquerait cette notion – et de celui qui l’emploie. Il n’existe pas vraiment (ou comme une spéculation, une intention qui demande des preuves) en dehors des circonstances précises où il peut apparaître, et se mesurer à la réalité. Les Notes d’Hiroshima d’Oé demeurent suggestives et significatives, non pas tant pour ses affirmations, et les témoignages qu’elle rassemble, que pour les questions, parfois inquiétantes, qu’elles soulèvent toujours, comme de pages qui ne vieillissent jamais. Elles vont au-delà des deux bombes, si l’on peut dire.

De nos jours, celui qui n’est pas ‘humaniste’ est nécessairement un méchant : Alceste et sa misanthropie deviennent passibles de condamnation publique, le désespoir de Léopardi et les doutes de Paul Valéry ne sont plus compris. Il n’est plus permis – dans ce cadre très étroit – de se reconnaître parmi les tragiques. Parmi ceux qui en savent assez sur les coups fourrés de l’humanité pour ne pas éprouver de la méfiance (quand ils perdent le moral) ou de la prudence (lorsqu’ils se sentent assez forts) face à l’emploi facile et relâché d’un tel mot.

Rendez-vous avec Mishima

Le 25 novembre 2020 correspondra au Cinquantenaire d’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. A Mishima Yukio, certains lecteurs préfèrent peut-être d’autres auteurs du XXe siècle, tels que Kawabata, Tanizaki ou Oé. Mais on ne peut ignorer le génie même inquiétant, même ‘pervers’, de cette figure protéiforme : Mishima fut un immense romancier, un dramaturge considérable (avec ses Cinq Nô modernes et Madame de Sade), un critique littéraire important, un essayiste étonnant, et un cinéaste d’avant-garde (avec son film Yûkokû).

Mishima adorait les chats. Le marin rejeté par la mer ne le laisse pas imaginer… ; ni Le Pavillon d’Or.

Depuis le début de l’année, les éditeurs commencent à bouger : tandis que les Etats-Unis viennent de traduire deux nouvelles, la France vient de connaître en janvier 2019 une nouvelle traduction de Confession d’un masque, en attendant pour l’année prochaine la traduction inédite de Une vie à vendre, dans les deux cas, par Dominique Palmé, chez Gallimard. Il faut signaler le colloque universitaire international qui se tient à l’INALCO du 21 au 23 novembre, accueillant non seulement John NATHAN, premier biographe de Mishima, mais aussi des chercheurs japonais, français, américains et allemands. Une intervention de l’écrivain HIRANO Keeichiro sera diffusée sur écran. Ce romancier de 44 ans, auteur de L’Eclipse, est souvent désigné comme un héritier de Mishima, et l’un des ambassadeurs de la littérature japonaise contemporaine en France. On peut espérer que ce colloque donnera lieu à la publication des actes.

Depuis des années, j’ai rendez-vous avec Mishima. La série de biographies que j’ai publiées attend en lui sa dernière pièce. En 2008, il m’a été donné de publier en DVD et de présenter le film Yûkokû, avec l’autorisation de la famille de l’écrivain, aux Editions Montparnasse. La même année, à Tokyo, un ami m’a fait rencontrer Henry Scott-Stokes, le deuxième biographe de Mishima (Nathan et Scott-Stokes ont publié leurs biographies la même année, en 1974 !) qui fut un ami de Mishima, plus proche encore que John Nathan. Ma rencontre avec le journaliste Jean-Claude Courdy (qui interrogea Mishima une journée entière, chez lui, dans sa « maison anti-zen » de Tokyo) a constitué également une étape intéressante. En arrière-plan de ces activités, la lecture sans cesse recommencée des romans et des pièces en traduction m’a inspiré quantité d’émotions (heureuses ou non) et de questionnements, non seulement sur les textes et la ‘pensée’ de Mishima et la littérature japonaise, mais sur la littérature en général, principalement à propos des rapports complexes qui se tissent entre la ‘psyché’ de l’écrivain (l’homme et l’auteur) et ses œuvres. Comme le compositeur Albéric Magnard, Mishima connut en permanence l’impression de vivre dans la banlieue de sa vie. Pourtant, mon dialogue avec Mishima fut d’abord poétique : touché à fond par lui, je le plaçai parmi les personnages de mon roman ‘Kamikaze d’été‘. Un ami japonais m’avait fourni des informations peu connues sur le « coup d’Ichigaya’, le 25 novembre 1970, jour où Mishima se fit seppuku. Mais je l’abordai surtout comme un personnage vivant et distant à la fois, donnant aux autres personnages une présence solide dont ils manquaient, rencontre talismanique sur un chemin de vie. Ne pouvant pas rencontrer Mishima, je lui fis connaître des personnages de ma création. Sans lui, je n’aurais jamais été romancier.

En travaillant sur cet aîné fraternel et éloigné à la fois, je me suis rendu compte de la rareté des livres qui lui sont consacrés en langue française. Outre le magnifique essai de Marguerite Yourcenar (Mishima ou la vision du vide), il existe l’ouvrage universitaire d’Annie Cecchi (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique), et divers essais où Mishima est abordé partiellement. La petite biographie signée par Jennifer Lesieur a occasionné un petit scandale littéraire : comme l’a reconnu son auteur, ce livre (publié chez Folio) est partiellement un plagiat de l’ouvrage de John Nathan. Sans qu’il soit besoin de jeter la pierre à cette biographe, il faut admettre que pareille négligence s’explique aussi par la difficulté, pour les Français, de s’approprier un auteur japonais. On dit que Mishima est un écrivain majeur : lorsque l’on n’est pas japonisant, est-on condamné au silence et à une lecture entachée de honte ? Malheureusement, aucun journal, aucun magazine n’a été même capable d’accueillir l’édition américaine de ‘Persona‘, biographie majeure de Mishima, par Inose Naoki et Sato Hiroaki, en 2012 – avec ses 850 pages, elle constitue une mine, et trône désormais comme une référence. Gallimard, l’éditeur attitré de Mishima en France, aurait pu traduire cette somme, et se contente de rééditer l’ouvrage de Nathan, avec une nouvelle préface (novembre 2020). C’est dire à quel point une surdité s’affirme en France à propos de Mishima, dès que l’on sort du cadre universitaire. Or, le confinement de la littérature dans l’espace académique n’est-il pas à déplorer, comme s’il s’agissait d’une île de plus en plus indépendante du reste de la société ? N’est-il pas déplorable de constater que des auteurs comme Kawabata et Mishima ne soient pas publiés en Pléiade ? Les éditeurs ne doivent-il pas à tout prix faire retraduire les œuvres de Mishima qui ont d’abord été traduites de l’anglais, comme cela vient d’être encore rappelé par Corinne Atlan, dans le journal Le Monde ?

L’une des nombreuses photos d’art où l’écrivain utilise son corps, son visage, pour étendre les voies de son langage et de son esthétique.

Les années passant, et mon rendez-vous avec Mishima se précisant, j’ai entrepris depuis un an l’écriture – non pas d’une biographie, celle d’Inose et Sato se révélant difficilement dépassable, et pour longtemps – d’un essai où les éléments biographiques seront mêlés à des problématiques littéraires, philosophiques et politiques. Comme la biographie de T.S. Eliot, cet ouvrage suivra une approche civilisationnelle. Se lancer dans cette aventure serait impossible sans l’aide d’amis japonais très proches, qui seront, si je puis dire, mes yeux, face aux textes originaux. L’édition définitive de Mishima chez Shinchosha ne compte pas moins de 44 volumes. Bien que l’essai en cours ne puisse viser à l’exhaustivité, il prendra en compte de nombreux textes encore non traduits, qu’il s’agisse de ceux de Mishima ou de commentateurs japonais ou étrangers.

Une éditrice m’a prévenu de la difficulté de pareille entreprise : le lectorat cultivé a dégringolé comme jamais en France. Les lecteurs attendent (paraît-il) des ouvrages rapides, plutôt faciles à lire, et pas trop épais. Cet essai sera tout le contraire : épais, plutôt consistant, et rempli de notes. Je me lance dans cette aventure pour les happy few, ceux qui sont encore capables de vrais enthousiasmes littéraires, et qui aimeraient trouver un regard vivant qui les rapproche de Mishima et de certaines richesses de la culture et de l’histoire japonaises.

Le Soutra de l’Ornementation fleurie, un trésor méconnu.

Un événement éditorial est survenu en janvier 2019, assez considérable pour devoir être fortement signalé. Etant donné son importance, on peut déplorer que les médias en parlent aussi peu. Parmi les grands soutras qui ont nourri les bouddhismes japonais, il en est un majeur, d’une taille intimidante, qui compte assurément parmi les trésors de la pensée humaine, et qu’aucun connaisseur ni aucun pratiquant du Mahayana – le « Grand Véhicule » – ne peut ignorer : il s’agit de l’Avatamsaka sutra, titre généralement traduit par Soutra de l’Ornementation fleurie. Avec ses sept cent mille caractères chinois, il représenterait, selon certains exégètes, le « roi des rois des soutras ». Celui qui s’y plonge – jusqu’à présent dans sa traduction américaine, ou bien à travers le Soutra des dix terres, son 26è chapitre, traduit en français en 2004 – ne peut qu’être saisi par la beauté du texte, l’élan qui le porte, et les raisonnements souvent très élaborés qu’il comporte – selon des schémas et des procédures de pensée propres à la pensée bouddhique, d’origine indienne. L’introduction, par exemple, fait retrouver l’enchantement auquel convie le début du Lankavatara sutra (Le Soutra de l’entrée à Lanka), comme un immense portique abritant le panthéon bouddhique. On doit à Patrick Carré la traduction présentée et annotée du 39ème et dernier chapitre, sous le titre de Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue (Gandavyuha-sutra) : pas moins de cinq cents pages déjà.

Sudhana, pèlerinant dans des mondes merveilleux.

         L’Avatamsaka sutra a la réputation d’avoir été inspiré au Bouddha Shakyamuni juste après son Eveil, à Maghada. Rédigé en sanskrit au IVe siècle, version originale dont il ne resterait que des fragments, il fut l’objet de trois traductions magistrales en Chine, à l’époque des grands traducteurs – à la fois disciples et inspirateurs de l’Eveil auquel visent les soutras : Buddhabadra (au Ve siècle), Siksananda (version plus complète en 80 rouleaux, vers 700) et Prajna (version en 40 rouleaux, plus courte, en 780). Son enseignement se répandit non seulement en Chine, mais aussi en Corée et au Japon.

         Ce soutra inspira tout d’abord l’école chinoise Huayan aux IVe et Ve siècles. Le premier patriarche de ce courant, Fashun (ou Dushun, 557-640), attira à lui des foules de savants admiratifs. On lui prêtait des miracles, et l’empereur Wen des Sui lui conféra le titre honorifique exceptionnel de « Cœur impérial ». Mais le fondateur véritable de cette école rompue à l’exégèse serait plutôt Fazhang (643-712), un savant et traducteur renommé, qui fut le précepteur de quatre souverains et l’auteur d’une centaine de commentaires et d’essais mahayanistes. A la demande de l’impératrice Wu Zetian, il participa à la seconde traduction de l’Avatamsaka sutra auprès du Khotanais Siksananda (652-710). Ce soutra suscita non seulement des études religieuses savantes, mais aussi des comportements extrêmes, comme cette immolation par le feu d’un prince du Nord, en sacrifice au bodhisattva Majushri (Manju en japonais). Plus généralement, les moines lisaient et récitaient régulièrement ce soutra. L’école Huayan atteignit son apogée sous les Tang, jusqu’à la persécution antibouddhiste des années 841-845, qui causa sa perte. Certains héritages de ce courant se retrouveraient néanmoins à travers d’autres courants, comme le Chan et la Terre Pure.

         L’Avatamsaka-sutraKegon-kyo en japonais, 華厳経 – fut introduit au Japon dès le VIIIe siècle, pour alimenter non seulement le bouddhisme, mais aussi tout un pan de la culture nipponne. Il donna d’abord naissance à l’Ecole Kegon, l’une des Six Ecoles de Nara, et l’une des plus actives et spéculatives de toutes. Le prince impérial Nagaya (684-729) aurait commandé la construction du temple To-In pour en faire un centre de diffusion des enseignements du Kegon, tâche à laquelle plusieurs moins de l’Ecole Hosso auraient été associés. C’est de ce courant que relève encore aujourd’hui l’immense Todai-ji, dans l’ancienne capitale japonaise.

         Le Kegon fut aussi l’école au sein de laquelle le moine Kukaï (Kobo-Daishi) reçut sa première ordination ; dans une certaine mesure, l’école Shingon peut être considérée comme héritière de l’Ecole Kegon, qu’elle absorba largement. Selon Bernard Frank, le Soutra de l’Ornementation fleurie est une des principales sources des deux grands mandalas de l’Ecole Shingon, le ‘Kongokai’ et le ‘Taizokai’, que l’on peut voir au temple To-ji, à Kyoto. Au début du XIIIe siècle, le moine Myoe (1173-1232) fournirait un résumé de l’Avatamsaka sutra, intitulé Kegon shinshugi (traduit et publié par Frédéric Girard aux éditions du Collège de France en 2014). Parallèlement, au Japon, on ne compte pas les Emaki, les peintures inspirées par ce texte fondateur. Parmi ces chefs d’œuvre artistiques, il faut au moins signaler le Kegon gojugo-sho, le Rouleau des cinquante-cinq lieux du Soutra Avatamsaka, également appelé Zenzai doji emaki (XIIe siècle). Un chercheur japonais pourrait facilement, si cela n’a pas déjà était fait, fournir une synthèse à propos du rayonnement culturel de ce soutra. Ce travail aurait par exemple à tenir compte de l’écrivain Mori Atsushi ( 森敦,1912-1989), prix Akutagawa de 1974 pour Le Mont Gassan. Ami de Dazaï et de Kawabata, mais distant vis-à-vis du monde de la littérature, Mori est l’auteur d’un texte considérable, qui est aussi l’œuvre de sa vie, intitulée en japonais Imi no Henyo (La transformation du sens, 1984). A la fois essai, autobiographie et roman, cet ouvrage protéiforme se nourrit autant de philosophique bouddhique que de théories mathématiques. Il doit son assise cosmologique à l’Avatamsaka sutra, que Mori découvrit avec émerveillement au temple Todai-ji à Nara lorsqu’il avait 23 ans.

Aux Etats-Unis, ce soutra fut traduit en 1984 par le sinologue et japonologue Thomas Cleary (l’ouvrage compte environ 1600 pages), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arts martiaux et les samouraïs. En France, le sinologue Patrick Carré s’est chargé de cette vaste entreprise de traduction, fruit d’un travail d’au moins dix ans (2008-2019). Parmi ses nombreuses traductions, on signalera notamment celle du Soutra des dix terres et celle du Soutra du filet de Brahma. Bien qu’il dirige la très belle collection « Trésor du bouddhisme » chez Fayard, c’est finalement aux éditions tibétaines Padmakara, en Dordogne, que paraît son travail.

L’édition de Patrick Carré, Editions Padmakara

La traduction chinoise que Patrick Carré convertit à son tour en français est celle de Siksananda – de ce moine, on raconte qu’après son incinération, il serait resté la seule langue, symbole de son activité et de l’Eveil qui l’aurait marquée. Il importe ici de souligner que ce Soutra de l’entrée dans la dimension absolue, le Gandavyuha-sutra, représente le dernier chapitre de l’Avatamsaka sutra, le plus ‘tantrique’, et souvent connu séparément. Cette édition n’offre donc pas une traduction complète du soutra auquel cet article est consacré, mais il en propose la partie qui en révèle le mieux la totalité. Le Gandavyuha-sutra raconte en effet le voyage initiatique d’un jeune fils de marchand, Sudhanakumara (Zenzai doji en japonais), en 52 étapes et 53 visites, jusqu’à la réalité ultime (Dharmadatu), incarnée par Vairocana. Comme l’écrit Patrick Carré dans sa présentation, « L’Entrée dans la dimension absolue est un long hommage poétique à la liberté des individus qui ont réalisé la vacuité de toute chose et que plus rien n’empêche de déployer d’inconcevables prodiges pour discipliner les êtres en les aidant à atteindre l’Eveil suprême. » Au Japon, le voyage de Sudhana (Zenzai doji) est l’un des plus fameux voyages bouddhiques, avec celui de La Pérégrination vers l’Ouest, le formidable roman de Wu Cheng En (on ne confondra pas Zenzai doji avec Sanzo Hoshi, nom japonais du moine Xuanzang dans le roman chinois).

Si la totalité des deux volumes ici réunis en un coffret représente plus de 1400 pages, c’est que Patrick Carré fait précéder le soutra d’un des principaux commentaires qui lui fut consacré, par le Chinois Li Tong-xuan (635-730), esprit libre et profond qui marqua aussi bien l’école Huayan que le Chan. Il faut dire que Patrick Carré est non seulement un linguiste, mais aussi un érudit et un pratiquant attaché au bouddhisme tibétain, qui voyage parmi les flots de textes mahayanistes comme peu de savants peuvent le faire. Pour avoir lu patiemment son Introduction à la pratique de la non dualité, où le Soutra de la liberté inconcevable, de Vimalakirti est suivi, verset après verset, d’un choix de commentaires de Sengzhao et Daosheng, il apparaît – en tout cas à l’amateur que je suis – que Patrick Carré cherche à donner leur pleine mesure aux commentaires mahayanistes. Bien loin de les traiter comme un fonds perdu, bon pour les archivistes et les historiens, il les considère au contraire comme d’authentiques chefs d’œuvre de la pensée, écrits par des exégètes devenus des Maîtres, des textes qui, tirés des soutras, deviennent à leur tour des sources vives.

Les amateurs de littérature et de pensée chinoise – comme tout amoureux authentique du Japon – savent que si Patrick Carré a traduit de nombreux textes en français, et qu’il est considéré comme l’un des principaux sinologues de notre pays, il s’écarte délibérément du littéralisme – chose d’ailleurs difficile quand on travaille du chinois vers le français –, et qu’il cherche toujours à suivre l’esprit du texte original pour l’infuser dans notre langue. Bien loin de s’enfermer dans une rigidité pseudo-scientifique, ce traducteur-révélateur est guidé par un enthousiasme lyrique très communicatif.

Cette édition courageuse est due aux Editions tibétaines Padmakara, dont le sérieux du travail et le rôle dans la diffusion du bouddhisme sont connus. Il convient de les féliciter, et de remercier surtout le traducteur inspiré du texte, trésor du bouddhisme et de la pensée humaine.

Référence : Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue. Traduction, préface, notes par Patrick Carré, Editions Padmakara, janvier 2019. 784 p. (tome 1) et 680 p. (tome 2). Format 17×24 cm. (Voir la fiche de présentation sur le site des Editions Padmakara).

Bibliographie :

* Soutra des Dix Terres (Dashabhûmika), traduit par Patrick Carré, Fayard, 2004.

* Kenneth Ch’En : Histoire du bouddhisme en Chine, Les Belles Lettres, 2015 (1964).

* Roberto Gimello, Frédéric Girard, Imre Hamar : Avatamsaka Buddhism in East Asia. Ed. Harrassowitz, 2012.

* Frédéric Girard : Un moine de la secte Kegon à l’époque Kamakura, Myoe, Publication de l’Ecole française d’extrême-Orient, 1990.

* Jan Fontein : The pilgrimage of Sudhana. A study of Gandavyuha in China, Japan and Java. Mouton and Co, 1967 (reed. 2012).

* Megan Lynn Husby : Mori Atsushi’s the Transformation of Meaning, Imi no Henyo : a Translation and critical introduction, Université du Colorado, juin 2018.