Le Japon, des Etats-Unis à la Chine

Entre 1945 et 1952, les Etats-Unis ont administré le Japon. Ils en ont encadré ou inspiré les lois démocratiques, permis la reconstruction, favorisée par la guerre de Corée, et ont choisi d’en assurer la défense militaire. Il ne fait aucun doute que la population japonaise a souvent éprouvé du respect et même de l’admiration pour le peuple américain ; elle a été fascinée par son mode de vie, son aisance, son sens de l’efficacité, et elle a même subi l’attraction de cette puissance en termes culturels. Elle a généralement soutenu la conception capitaliste de la société et l’anticommunisme, tout en les acclimatant et en affrontant des oppositions parfois vigoureuses. Plus obscurément, au-delà de 1952 et jusqu’à nos jours, il ne fait aucun doute que l’Etat américain a constamment surveillé le Japon, et contrôlé, voire inspiré nombre de décisions politiques. Jusqu’en 1970 au moins – on pourrait dire : tout au long de la Guerre Froide –, les élections du Premier ministre ont été en partie financées par la CIA et par des sources parallèles. Des historiens américains ont eux-mêmes analysé l’évolution de ce partenariat, que l’on a parfois comparé à une annexion ou à une alliance modèle, selon le moment et la perspective critique. Il est évidemment impossible de résumer ici plus de soixante-dix ans de diplomatie, d’accords économiques, et de rapports culturels.

            Alors que les Etats-Unis et la Chine s’affrontent d’une façon inquiétante pour la paix, il n’est pas inutile de lancer ici des perspectives et des hypothèses à long terme. La géopolitique chinoise, jugée retardée par nombre de spécialistes, est une géopolitique de superpuissance : la Chine a avalé habilement Hong-Kong, persécute les Tibétains et les Ouighours en toute tranquillité – le « génocide culturel » dénoncé par le Dalaï-Lama a pris la figure de l’interdiction faite aux Tibétains d’enseigner leur langue dans les écoles de leur pays, depuis 2019 : grâce au Covid et aux actualités qui se bousculent incessamment, ce détail a été passé largement sous silence par la presse française. Tout aussi gravement, l’Etat chinois vise Taïwan, en intimidant tous les pays qui chercheraient à en reconnaître la souveraineté, alors que depuis 1949, Taïwan possède de fait tous les attributs de la souveraineté et montre le modèle d’un pays libre. Aussi, la dictature et le communisme chinois rendent improbable à court terme toute conjonction véritable entre le Japon et la Chine.

            Dans ce paysage inquiétant, les Etats-Unis ont un intérêt immense à choyer le Japon. L’archipel est au cœur de l’action américaine en Asie et dans le Pacifique, d’une façon plus sûre que la Corée du Sud. Pourtant, l’hyperpuissance américaine ne cesse de révéler les signes de son déclin, de sa difficulté militaire à intervenir durablement et efficacement sur des théâtres extérieurs. Elle encourage le Japon à constituer une armée de fait, quand bien même la Constitution lui interdit d’en posséder une. Les « Forces d’autodéfense » forment l’une des armées les plus modernes du monde, et disposent d’un des budgets les plus considérables. Tout récemment, avec l’aval américain, il a été décidé que les Forces d’autodéfense auraient le droit de répondre dent pour dent à toute agression armée. En janvier 2022, le Japon, les Etats-Unis, l’Australie et l’Inde ont signé un traité de défense militaire destiné à endiguer l’expansionnisme chinois et les menaces plus ou moins histrioniques de la Corée du Nord. Un prochain accord de sécurité doit être signé entre le Japon et la France – pays qui possède le second espace maritime du monde. Sur le plan économique, l’appartenance du Japon au camp ‘démocratique’ et libéral s’est traduit en 2016 par le renouvellement du traité TPP, qui l’associe cette fois aux Etats-Unis, au Canada, à l’Australie et huit autres pays : il s’agit de l’Accord de partenariat transpacifique.

L’analyse de Noam Chomsky (2017) est un avertissement.

            A côté de cette entente polymorphe, continuée et consolidée au plus niveau de l’Etat japonais, il est permis de s’interroger sur ce que pensent les Japonais eux-mêmes, s’il est possible d’en rendre compte. Je dois m’exprimer ici avec toutes les précautions possibles, en insistant sur la diversité des opinions et la difficulté de les mesurer. La presse japonaise ne peut que relever les désordres occasionnés par la présence des soldats américains à Okinawa, ainsi que dans de d’autres régions de l’archipel, telles que Yamaguchi. Les viols, les vols, les violences commis par les soldats américains, mais aussi par des amis ou des membres de leurs familles, nourrissent régulièrement l’actualité dans un pays où le taux de résolution des affaires criminelles est l’un des plus remarquables du monde. Ces fauteurs de troubles ne sont pas justiciables de la loi japonaise, et ne peuvent être jugés que par des tribunaux américains. Ces crimes et délits ne vont pas sans créer une forme d’anti-américanisme rampant, dont l’expression demeure toutefois modérée. Alors que la population d’Okinawa proteste et manifeste contre le statut particulier dont bénéficient les soldats en cause, le gouvernement japonais tient à temporiser et à faire respecter les accords passés avec le partenaire américain. Mais tout récemment, la presse japonaise a aussi révélé – non sans susciter de l’émoi – que le gouvernement offrait cent mille euros d’argent de poche à chaque soldat américain en mission sur le sol japonais. Cette générosité ne peut qu’étonner tous ceux qui savent qu’un enfant sur cinq au Japon vit désormais sous le seuil de pauvreté.

            À long terme – cinquante ? cent ans ? – l’évolution parallèle du Japon et des Etats-Unis pourrait finir par les dissocier – non pour aboutir à une rupture radicale, mais à une prise d’indépendance dont le degré ne peut être connu d’avance. Les nombreux exemples de l’action souterraine des Etats-Unis au Japon, les complaisances de l’Etat japonais, semblent déjà créer une lassitude perceptible dans certains médias. Les jeunes générations japonaises ayant perdu le goût du rêve, rêvent encore moins à propos des Etats-Unis, qu’ils visitent de moins en moins, de même qu’ils séjournent de plus en plus rarement en France et en Europe. L’information qui leur parvient leur apprend que la première puissance économique du monde compte environ onze pour cent de pauvres ; que le racisme le plus effrayant peut s’y affirmer ; que le système public y est désastreux ; que la démocratie formelle y est compromise par la vérité d’un pouvoir et d’une logique véritablement ploutocratiques. Les jeunes générations japonaises n’éprouvent peut-être pas de colère vis-à-vis des Etats-Unis comme en témoignent d’autres pays du monde, mais il semble que leur sentiment soit plutôt celui de la déception et de l’incrédulité. Si les Etats-Unis sont rongés par le racisme, la pauvreté, le fractionnement social et le triomphe insolent de la richesse sans limite, il n’est pas sûr, en définitive, que la Chine ne leur semble pas en fin de compte, et par un relativisme forcément approximatif, un pays préférable en tant que partenaire ou allié. Il n’est pas certain que les aspects dictatoriaux et violents de la Chine leur paraissent toujours pires que le cynisme économique et diplomatique des Etats-Unis, dont on a vu les conséquences désastreuses en Irak et en Syrie. Plus ou moins teintées de racisme ordinaire, les attitudes antichinoises provoquées en ‘Occident’ par la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne sont pas du tout pour plaire à la population japonaise. Pour le moment, la nécessité américaine de se trouver un ennemi converge avec la nécessité japonaise de résister à l’arrogance territoriale et maritime de la Chine : les deux hégémonies rivales sont nourries par des besoins intérieurs qui aboutissent à une véritable mise en scène de ces hégémonies, aussi dangereuses et sérieuses soient-elles. Mais cette guerre sans guerre est-elle condamnée à durer ?

            À l’échelle de la grande histoire, et sur un plan culturel profond, ne peut-on pas reconnaître que l’hostilité entre la Chine et le Japon forme une contradiction locale ? et que le partenariat poussé à ce niveau entre les Etats-Unis (les Anglo-Saxons) et le Japon constitue une anomalie uniquement explicable par les événements du XXe siècle ? On ne reviendra pas ici sur tout ce que la culture chinoise ancienne a fécondé au Japon, jusqu’à cette grande réserve de vocabulaire que constituent les Kanji – système d’écriture que les forces d’occupation américaine songèrent à détruire, comme en témoignent Les sept roses de Tōkyō d’Inoue Hisashi (1999). Jusqu’à l’ère Meiji, l’étude du chinois classique formait l’essentiel de la formation littéraire japonaise. Quantité de détails de la vie japonaise s’inspirent de l’ancienne Chine – telles, ces fêtes d’O’bon, fêtes des morts inspirées par la tradition chinoise. Les Japonais sont fiers d’avoir conservé des biens et des habitudes que l’histoire chinoise a régulièrement détruits ou oubliés ; et bien des touristes chinois se réjouissent de trouver au Japon des exemples de trésors historiques que leur pays a sacrifiés. N’a-t-on pas vu par exemple le génial Tamasaburo restaurer l’opéra de Konqu (ancien genre d’opéra chinois) pour y triompher tant au Japon qu’en France et ailleurs, avec tout le respect et la méticulosité dont les Japonais sont capables vis-à-vis des plus excellentes traditions et formes artistiques ? Plusieurs dizaines de siècles de culture chinoise continuent de nourrir l’intérêt des Japonais d’aujourd’hui et de briller en eux à travers de multiples pratiques et activités, comme le Shodo, parallèlement aux séparations et aux différences politiques. Inextricablement, le temps de la Guerre du Pacifique s’éloigne dans le temps. Pendant des décennies (mais après Deng Xiaoping, qui voulait panser les plaies), l’Etat chinois a alimenté la propagande antijaponaise, déclenchant des manifestations parfois haineuses contre le Japon, avec la silencieuse satisfaction de l’Etat américain. Les visites privées de plusieurs Premiers ministres japonais au Yasukuni ont provoqué l’indignation de la Chine et de la Corée avec un automatisme qui ne pouvait que rassurer Washington. Et en effet, on n’a pas trace d’une action forte des Etats-Unis pour empêcher ces visites qui déclenchaient des ouragans d’indignation médiatisée dans les anciens pays victimes de l’armée japonaise. Tant que les rapports entre la Chine et le Japon se trouvaient encombrés, obstrués, conditionnés par les horreurs de la guerre de 1937-1945 (dates du conflit nippo-chinois), les Etats-Unis pouvaient passer pour un allié et un partenaire satisfaisant et utile, offrant la preuve de l’appartenance du Japon au monde libre et démocratique. Le Japon, c’était un peu de nouveaux Etats-Unis plantés contre la Chine, et dans l’esprit de certains, un appendice américain ou pro-occidental sur un flanc du Pacifique. A partir du moment où, le temps passant, le Japon est moins considéré comme le pays agresseur, colonisateur et exploiteur de la Chine, les conditions d’un fantastique retournement diplomatique et géopolitique se trouvent posées. La mésentente supposée éternelle entre la Chine et le Japon pourrait alors céder la place à des formes d’entente.

Le quartier des affaires de Pékin (Beijing)

            Alors que la convergence économique entre l’hyperpuissance chinoise et l’archipel nippon se précise depuis des années, on ignore quelle pourrait être l’évolution de la Chine sur le plan politique : celle-ci procédera-t-elle à une forme de démocratisation ? ses frontières finiront-elles par imploser ? ou bien une pensée unitaire (communiste ou légiste) maintiendra-t-elle sa gigantesque population à l’intérieur de son espace commun ? Les Etats-Unis vont-ils poursuivre leur pente déclinante ? De quelle manière le Japon lui-même évoluera-t-il, face aux différentes difficultés auquel il s’affronte : démographie déclinante, appauvrissement, ralentissement économique, dette publique ?

            Il est clair que, pour l’Etat américain – mais aussi, du point de vue des Européens –, le rapprochement entre le Japon et la Chine pourrait avoir des conséquences redoutables. Sans insister sur les sous-entendus racistes ou racialisants de certains représentations qui ont cours tant au Japon qu’en Chine et aux Etats-Unis, il est certain qu’un tel retournement inaugurerait une ère nouvelle dans laquelle l’Occident n’occuperait plus qu’une position périphérique. Le pouvoir d’un côté du globe passerait d’un autre côté, avec un cynisme égal. Pour conclure, on ne peut que regretter une fâcheuse habitude en France, qui consiste à ne pas s’intéresser à l’espace dit « asiatique », et aux évolutions complexes qui s’y affirment : ces évolutions ont déjà commencé à dicter les nôtres.