« Lilas rouge » de Reinhard Kaiser-Mühlecker

Les grands livres sont ceux qui savent rouvrir la définition de la littérature. En lisant Lilas rouge (Roter flieder, 2012, traduit en français en 2021), de Reinhard Kaiser-Mühlecker, on constate que cette loi s’applique naturellement à la forme du roman : lorsqu’on l’ouvre, et que l’on se laisse porter par lui, toutes les questions tournant autour de la forme romanesque reviennent à l’esprit, pour nous faire convenir en fin de compte que cet écrivain a su donner au roman sa propre forme, son propre rythme, sa propre langue. Peu importe, alors, que des centaines de milliers de romans aient déjà été écrits auparavant et que les meilleurs semblent avoir épuisé ce genre.

            Grâce aux Editions Verdier, pionnières dans la révélation d’un grand écrivain au public francophone, et à la très belle traduction de M. Olivier Le Lay, ce roman de sept cents pages est publié dans d’excellentes conditions. Ici, je souhaiterais soumettre à mon lecteur quelques impressions de lecture, des éléments d’analyse, sans renoncer à formuler quelques questions pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de réponse.

Kirchdorf an der krems (Photo D.R.)

            La quatrième de couverture, quelques articles – celui de Jean-Luc Tiesset en particulier, dans En attendant Nadeau – m’ont incité à cette lecture, alors que je ne connaissais rien de Reinhard Kaiser-Mühlecker (écrivain autrichien né en 1982), pas même son nom. L’histoire d’une famille paysanne de la Haute-Autriche n’était pas un thème vers lequel j’aurais a priori couru. L’intérêt de l’écrivain pour les personnes ‘ordinaires’ (terme qu’il emploie au cours d’un entretien) m’a tout d’abord fait craindre le pire : quelque roman réaliste ou néo-naturaliste en lien avec l’obscurité du passé nazi de l’Autriche ; ou encore, un récit sous-tendu par une repentance moralisatrice ou politique trop stéréotypée. Jusqu’à la fin, ces écueils sont soigneusement évités.

            Lilas rouge est l’œuvre d’un artiste très conscient de son art. Il nous offre un roman d’une architecture parfaite, comparable en cela aux Buddenbrook de Thomas Mann. Mais au lieu de l’ironie mordante et sans cesse renouvelée de son grand aîné, Kaiser-Mülhecker adopte un ton qui cherche à coller de façon neutre à la réalité, qu’il décrive le fonctionnement d’une machine ou d’un procédé agricole ou bien l’intériorité d’un personnage. Sa prose est marquée par un sens du détail qui tend à l’exhaustivité, à la complétude, à la précision, sans jamais tomber dans le délayage. Pourtant, cette écriture – pour autant que la traduction en donne l’idée – suit une forme de lyrisme très sobre, qui refuse les grands effets et les métaphores clinquantes. Son caractère poétique repose plutôt dans la régularité des phrases, le tissage du récit, la densité du sens. De brefs leitmotivs comme celui du lilas rouge assurent au texte une unité remarquable. Aussi bien, l’entrée dans ce monde ordinaire devient-elle malgré tout intéressante et même prenante. La qualité de ce romancier consiste donc à convertir tout ce qu’il décrit, à le transformer par son art, ou encore, à préciser le regard du lecteur. Une écriture littéraire réussie n’accorde-t-elle pas aux objets une valeur qu’ils ne possèdent pas nécessairement dans la réalité ? Le poids de mélancolie qui s’attache à tant de pages pourtant dépourvues de pathos contribue également à retenir toute l’attention du lecteur. Le rythme du roman est non moins remarquable : moments tragiques ou violents, scènes montées avec des effets crescendo puis quittées en decrescendo, dialogues, description ingénieuse de la folie de Paul (où réalité et délire s’entremêlent), peintures variées de la nature, du climat et des animaux. La variété à l’intérieur de ce rythme ample donne toute son efficacité et son intensité à cette architecture minutieuse.

      Lilas rouge met d’abord en scène le chef local du Parti nazi, Ferdinand Goldberger. Ce peu glorieux personnage s’installe dans le petit village de Rosental pour fuir un passé récent dont il a lieu de craindre les conséquences pour sa vie, en cette fin de guerre. Il participe encore à une exécution d’un prisonnier polonais, qu’il délègue de force à un jeune soldat qui panique. Le vieux Goldberger meurt dès la page 90, mais son ombre s’impose quasiment à tout le roman. Vis-à-vis des deux Ferdinand qui vont lui succéder – son fils et son arrière petit-fils –, et de ses petits-enfants Paul et Thomas, il apparaît comme le meurtrier originel, d’où sort la malédiction qui doit s’étendre en principe jusqu’à la septième génération. Le lecteur découvre peu à peu la famille Goldberger – à côté des personnages masculins, des femmes comme Elizabeth, l’ancienne aubergiste avec qui vit l’ancien bourreau, Anna, l’épouse de Ferdinand (II), Sabine, celle de Thomas. Tous sont remarquablement campés, singularisés, probants, et font voir des morceaux de la culpabilité et du malheur humains.

            Alors que l’ombre du mal perpétré par le vieux Goldberger plane tout au long du roman – d’autant plus qu’il n’est jamais révélé entièrement –, on voit des générations se succéder, mystérieusement débitrices d’un obscur passé, et ayant néanmoins à vivre, à travailler, à aimer et à vieillir. Le passage du temps fonde peu à peu la bifurcation entre la grande et la petite histoire (phénomène qui intéressera particulièrement les historiens). Quelques traces de ce mal, des éléments de mémoire menacés par le temps, parcourent le roman avec régularité : le carnet que tenait le vieux Ferdinand, les arbres généalogiques qu’il a tracés au crayon, la fameuse carrière qu’il a achetée puis revendue (et où reviennent son fils Ferdinand et son petit-fils Thomas, comme pour un obscur ressourcement), et la phrase de l’Ancien Testament, soulignée dans son exemplaire de la Bible. Ce roman du mal est aussi un roman du pardon, laissé en perspective plutôt que thématisé : alors que le caractère criminel du vieux Goldberger paraît irrémissible, le mal qu’accomplit inconsciemment son petit-fils Paul – et qui ressemble de loin à une répétition du péché d’origine – trouve une compensation symbolique dans son exil et sa mort. Pour ces diverses raisons, Lilas rouge apparaît comme un roman d’après-guerre beaucoup plus que comme un roman de guerre. Il existe apparemment plusieurs après-guerre autrichiens comme des historiens japonais ont récemment mis en lumière la réalité d’après-guerres japonais successifs, dont les caractéristiques varient, et s’imposent jusqu’à aujourd’hui. 2012 (année de la sortie du roman en allemand) relève peut-être du dernier après-guerre de l’Autriche, méconnu à l’étranger, mais bien réel encore, si l’on en croit cet ouvrage. Un après-guerre qui appartiendrait surtout à l’inconscient collectif, et qui occupe une grand part du silence dessiné dans ce roman.

        Il y est pourtant très peu question de la grande Histoire (il ne s’agit absolument pas d’un roman historique). Le narrateur se contente du minimum, de la suggestion et de l’implicite. Par exemple, page 624, le lecteur déduit que le père de Peter Fellner, assassiné par des Polonais, est le soldat que le vieux Goldberger a obligé à tuer naguère le prisonnier polonais. Souvent les dates sont incomplètes (par exemple : « En cette année 19XX », p. 683). Les mots « Autriche » et « autrichien » sont quasi absents du texte. L’histoire prise entre 1945 et les années 1990 – période où se tient la chronologie du roman – est quasi absente : tout juste est-il question de l’essor de l’aviation civile, des autoroutes, et de l’entrée de l’Autriche dans la Communauté européenne. Il semble que l’Histoire soit réduite à un minimum fatal, qui se glisse à travers le destin des personnages. Elle est chassée par le grand vent de la nature, qui paraît en occuper l’espace. Même la ‘malédiction’ est traitée, non pas comme une armature mythique qui unifierait tout le roman, de façon homogène et démonstrative, mais comme un fil qui en fin de compte se révèle surtout une croyance paysanne proche de la superstition, qui afflige tel personnage et fait rire tel autre (le jeune Ferdinand III). En fin de compte, il semble que le sentiment du temps et surtout, l’impermanence, forment la véritable trame de cette traversée générationnelle entre les eaux du bien et du mal, qui sont aussi celles d’une réalité sociale paysanne composée de banalité, de répétition, de souffrances et de silences.

       De cette économie, de ce minimalisme, découle peut-être une forme de déréalisation, en contraste avec tant de détails réalistes, poussés à une précision parfois obsédante. De la même façon, les sentiments amoureux ne sont jamais lyriques, mais rapportés par un narrateur neutre – ils apparaissent surtout à propos de Thomas et Sabine. Quant à l’érotisme et à la sexualité, ils n’occupent pas plus d’une ligne (infidélité de Thomas avec l’aubergiste Fanni).

(D.R.)

            En fin de compte, les personnages sont moins dépendants de l’histoire que de la nature et de l’agriculture. Lilas rouge peut être dit – sans caricature, sans cliché – un roman agricole, mais un roman agricole extrêmement convaincant parce qu’il introduit un type nouveau dans la littérature. Dans divers entretiens, Reinhard Kaiser-Mühlecker parle de son attachement à la Haute-Autriche où il est né. Il affirme qu’il ne peut pas écrire sans partir de son expérience personnelle, de sa connaissance intime des lieux, même s’il comprend que d’autres écrivains puissent partir de leur imagination ou à la suite d’une recherche qu’ils effectuent. Il s’agit pourtant d’une relation vivante, tantôt existentielle, tantôt poétique, plutôt que d’une appartenance, même culturelle – on est à dix mille lieues du folklore. Et ainsi, le sentiment de la nature, des saisons, envahit le texte, jusqu’au remarquable final : passage purement symphonique, où les personnages du roman sont enfin oubliés, mais qui décrit le lever du jour jusqu’à la nuit étoilée, selon un tempo qui s’accélère. A propos de ses personnages, il semble que le centre d’intérêt du romancier réside dans la façon dont ils appartiennent ou non à cette nature âpre, rugueuse, parfois belle et magique, souvent inquiétante et riche de mystères et d’inconnues. Nature qui les voit naître, vivre et disparaître, avec l’indifférence du ruisseau qui a tué le vieux Goldberger. Cela n’empêche pas le romancier de serrer de très près les relations qui se forment ou se déchirent entre les uns et les autres, de leur conférer une épaisseur psychologique souvent marquante et impressionnante, qui animent cet univers romanesque à la fois charpenté et scruté (y compris au cours de la ‘partie’ bolivienne). Sur ce point, l’auteur a su rendre avec acuité les différences de mentalité entre les générations, tout en fournissant un éclairage très riche sur les conditions de vie d’un territoire comme isolé du monde.

            Les autres romans de Reinhard Kaiser-Mühlecker ne sont pas encore traduits en français, mais celui-ci suffirait à faire retenir son nom des eaux du temps. Quand on lit une telle œuvre, on peut se sentir fier d’être son contemporain. Ce n’est pas que ce romancier parvienne à la perfection : en particulier, les deux effets d’attente (nom du pays où Paul s’est exilé, nom du personnage dont il est question dans un autre chapitre), censés créer un suspense ou une tension chez le lecteur, me paraissent des chevilles narratives trop épaisses. Par ailleurs, il est frappant que le roman comporte très peu d’idées abstraites, de type philosophique, religieux ou moral : le récit avance en plaçant son objectif tout le long de la réalité humaine ou naturelle, en respectant le code d’un minimalisme dans l’expression du sens. Cette fois, cette économie, cette ellipse m’interrogent : Kaiser-Mühlecker sait donner de la densité à son récit sans recourir à des éléments philosophiques qui, pour le coup, auraient modifié entièrement le statut du narrateur. Ce silence constitue-t-il un raffinement artistique, un évitement, un reflet de l’absurde ou bien traduit-il une forme de scepticisme radical ?

            Ce qui m’a paru admirable tout au long de la lecture, c’est la prodigieuse énergie créatrice de cet auteur, capable d’écrire ce roman de sept cents pages à 28 et 29 ans : un roman sur « rien » (comme le dit Flaubert) ou pas grand-chose, au regard de la grande Histoire. Il ne fait aucun doute – le nombre de prix reçus par lui en fournit l’indice – qu’un grand écrivain nous est apparu en Autriche. Il faut espérer que les éditeurs français sauront lui accorder une attention beaucoup plus soutenue, et que Kaiser-Mühlecker continuera à donner à la littérature des œuvres de cette valeur.

Stéphane Giocanti

Bibliographie :

* Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge. Verdier (collection ‘Der Döppelgänger’), 696 pages, 2021. (Le roman comporte 5 parties, chacune divisée en une dizaine de chapitres environ). 30,50 e. L’ouvrage a été fort bien relu et corrigé : il comporte extrêmement peu de coquilles (bravo à l’éditeur et au traducteur !).

* Jean-Luc Tiesset : « Une famille maudite », En attendant Nadeau, 28 avril 2021.