Chaussures au Japon

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le Japon fut un pays sans chaussure. Pour les premiers voyageurs occidentaux, ce ne fut pas la moindre des découvertes. Les Japonais se sont mis à la chaussure petit à petit, peut-être en dernier, après les vêtements : des photos montrent des hommes de l’époque Meiji portant des vestes ou des chapeaux occidentaux en même temps que des zori ou des geta. Certains même considéraient que leurs compatriotes n’étaient pas faits pour les chaussures, ni culturellement, ni morphologiquement : leurs pieds, leurs genoux, leur démarche, ont été instruits par au moins mille cinq cents ans de geta et de positions spécifiques du corps. Encore aujourd’hui, dans la rue, on peut parfois observer des pas et des démarches qui correspondent plutôt à des porteurs de geta, alors que les personnes sont en chaussures. Pensons seulement à ces hommes d’un genre populaire, ivres ou non, le soir, qui remontent une rue vide en faisant traîner bruyamment leurs chaussures, comme des geta absentes qui se révolteraient contre ces accessoires étrangers…

            Historiquement, les Japonais ont connu différentes chausses : qu’il s’agisse des fameuses geta – des socques en bois – avec leurs nuances diverses (les oboko des Maïkos, les apprenties geisha, les bankara geta, portées par les étudiants, ou encore les Mitsu-ashi geta, que l’on porte pour aller au matsuri ; beaucoup plus rarement, des pokkuri, portées autrefois par des courtisanes et prostituées de luxe, comme on en voit dans l’une des grandes pièces de Kabuki Sukeroku, 1713) ; qu’il s’agisse aussi des zori, constituées d’une simple semelle plate et de deux lanières rondes ; et l’on ne parlera pas des waraji, sandales portées autrefois par les paysans, les moines et les samouraïs. Ces chausses peuvent être repérées dans les films : le spectateur a en tête les waraji portés dans Les sept samouraïs de Kurosawa, et des geta de toutes sortes dans Meurtre à Yoshiwara (1960), de Tomu Uchida : on y admire la démarche et le pas étudiés de la courtisane-en-chef portant des pokkuri (fabuleusement hautes), lorsqu’elle ouvre le cortège qui la fait triompher devant le public ébahi.

Cette photo a été prise en 1890, vingt-deux ans après le début de Meiji.

Plus discrètement, les films d’Ozu et de Naruse nous initient aux particularités modernes de la chaussure au Japon, comme témoin d’une évolution historique qui s’accélère après la guerre. Le personnage du mari (incarné par Uehara Ken) dans le film Le repas (めし, Meshi, 1951), de Naruse, se fait voler ses superbes chaussures alors que le couple manque d’argent. Chez Ozu, on voit souvent un personnage – un homme, en général, mari ou grand-père –, fermer la porte coulissante sur l’extérieur, défaire ses lacets et ranger ses chaussures en lançant un « Tadaïmaaaa ! » plus ou moins vif. Le genkan est ce vestibule, construit une marche plus bas que le reste du logement, à l’intérieur duquel on se déchausse pour entrer. Il comporte en général un getabako, petit meuble pour geta, où, de nos jours, les particuliers rangent surtout leurs chaussures. La coutume de retirer ses chaussures dans le genkan et de les ranger la pointe dirigée vers la sortie, se retrouve du Nord au Sud du Japon, en ville comme à la campagne, chez les particuliers et dans de nombreux restaurants, les écoles, et même certains bureaux, certains temples ou sanctuaires. Elle remonterait au moins à l’ère Heian (794-1192). Il s’agit bien sûr de garder l’intérieur propre et sec, de ne pas abîmer les tatamis, mais aussi de se sentir plus à l’aise. Les films d’Ozu invitent à comprendre aussi que le genkan constitue un lieu de transition entre le monde extérieur, celui de l’animation, de l’activité, de la société (peut-être aussi, de la souillure), et le monde intérieur, celui de la famille, de l’intimité et de la propreté.

Ce genkan est gardé. (Photo D.R.)

Bien qu’il soit très difficile de trouver des chiffres fiables, et qu’il soit périlleux de formuler des généralités, il me semble que les Japonais ne portent pas, en général, de bonnes chaussures. Les chausseurs et bottiers européens ont évidemment l’impression contraire : les sociétés Weston, John Lobb, Edward Greene, Church’s, Paraboot, Crockett and Jones, Trickers possèdent une solide clientèle japonaise, mais, comme en France, il s’agit de clients à hauts revenus ou de passionnés de chaussures. A Tokyo, à Kyoto, on peut évidemment reconnaître de bons modèles – prenez la Marunuchi line vers huit heures trente le matin : c’est une heure et un lieu pour les bonnes chaussures. Le même quartier vient de voir s’ouvrir la première boutique Weston du Japon, le 9 novembre 2018 dernier. Cependant, toute la population japonaise ne peut évidemment pas se payer de tels modèles, ni forcément en partager le goût ou la passion. Certains peuvent y voir du superflu, et consacrer leur argent à d’autres biens ; ils portent alors des chaussures plus ordinaires, à moindre coût, qui relèvent d’ailleurs davantage de l’esprit de consommation (acheter/porter/jeter).

Le magasin Weston à Marunuchi (depuis le 9 novembre 2018)

Autant la chaussure est un phénomène historiquement récent au Japon, autant ce pays est habité par une petite frange d’amoureux, de fanatiques ou de dandys, sensibles à la beauté ou à la solidité de la chaussure, au confort du pied ou à l’intervention de la main humaine dans la fabrication. Ceux-là sont prêts à visiter l’usine de Weston à Limoges, et à acheter en une fois plusieurs paires, de sept cents à mille quatre cents euros chacune. Et je ne parle pas ici de cette élite encore plus ténue et secrète qui, chez John Lobb par exemple, se fait faire des chaussures sur mesure. Je ne parlerai pas non plus de ce dandy nippon, mort il y a peu, qui sentit voici quelques années le besoin de restreindre à deux cents modèles sa vaste collection de chaussures, dont la moitié environ était du sur mesure… Cet homme avait véritablement trouvé dans la chaussure un centre de sa vie, comme d’autres, auprès de l’automobile, de la moto ou de tel objet de collection.

Plus généralement, les passionnés n’hésitent pas à faire coïncider un voyage touristique ou un voyage d’affaires avec un passage chez un chausseur longuement choisi : ils se rendent en France, en Angleterre ou en Italie (les trois royaumes européens de la chaussure), souvent avec un souci (relatif) d’économie : au Japon en effet, les chaussures européennes valent environ un tiers plus cher qu’en France. Le pays des geta ne possède pas, faut-il le rappeler, l’équivalent des grands bottiers français et anglais – John Lobb, Edward Greene, Weston. Il leur faut nécessairement se chausser européen ou américain (Alden, Allen Edmonds ou plus couramment Red Wing).

Les célèbres « Philippe II », modèle de référence de John Lobb (photo D.R).

            Ce qui paraît intéressant dans ce phénomène, c’est l’esprit qui souvent anime ces passionnés et ces amateurs de bonnes chaussures. Alors qu’avec lourdeur, en Europe, les publicités usent d’expressions grandiloquentes – attirantes pour les uns, repoussantes ou intimidantes pour les autres –, comme « chaussure de luxe », « chaussure de prestige », et autres estampilles bling-bling, les bons amateurs japonais préfèrent parler de chaussures de qualité, ou de chaussures bien faites, parce qu’elles vont durer dix, vingt ans ou plus, si elles sont bien entretenues : beauté et qualité du cuir, rigueur de la forme et de la coupe, précision et propreté de la couture, harmonie du galbe, élégance ou rigueur protocolaire… Souvent, le respect pour la qualité du travail, la considération suscitée par l’esprit artisanal l’emportent sur l’orgueil social et l’identification catégorielle. Inutile de dire que ces passionnés ne se contentent pas d’acheter et de porter ces modèles : ils les adorent, les regardent, les bichonnent, s’informent sur leur histoire et sur la collection à laquelle ils appartiennent, se renseignent sur l’origine du cuir, les uns guettant la nouvelle collection, les autres cherchant à tout prix le grand classique, la chaussure de référence.

Cet intérêt pour les chaussures de qualité se traduit par la publication de livres et de numéros spéciaux de magazines où tout est soigneusement expliqué, avec force détails précis, schémas explicatifs et des séries de photos qui font goûter à la beauté des modèles en question. Le magazine 2nd, qui s’adresse surtout à des hommes d’affaires, dans un but essentiellement commercial et publicitaire, termine son numéro spécial chaussures par des schémas représentant les différentes phases de la fabrication, des photos illustrant le processus du cirage, les accessoires et les produits d’entretien à se procurer, des informations sur le cuir cordovan et sur les différents types de semelles, etc. Le Textbook of men’s shoes (Manuel de chaussures pour hommes, 2016, 168 pages) ou bien Du premier pas au goût extrême des chaussures pour hommes (2010, 224 pages), ou encore Toutes les chaussures pour les hommes (2018, 216 pages), sont riches d’explications et de conseils analogues, destinés certes à faire acheter, mais aussi à éduquer, à transmettre la ‘culture’ de la chaussure.

2nd, hors-série consacré aux chaussures de cuir.

A ces magazines s’ajoutent les réseaux sociaux (50% des 56.000 abonnés de Weston sur Instagram sont japonais) et les forums spécialisés, où les passionnés et les curieux échangent des points de vue parfois très précis sur les marques, le problème des tailles et le choix délicat des modèles. On vous explique par exemple que le cuir de Church’s n’est plus ce qu’il était, que tel modèle n’est qu’une imitation de chaussures que l’on trouve chez une autre marque. A côté de cela, les internautes échangent des conseils à propos de l’entretien : faut-il ou non remettre les embauchoirs dans les chaussures une fois portées, ou bien ne vaut-il mieux pas attendre une demi-heure ? L’un vous explique que la cire abîme le cuir et qu’il ne faut utiliser que de la crème, tandis que l’autre s’extasie sur le vieillissement d’une paire achetée il y a douze ans. Les clients japonais ont la réputation d’être les plus exigeants : ils guettent le défaut, vérifient sept fois avant de payer, posent des questions parfois très pointues, veulent être rassurés, et tiennent naturellement à être bien reçus par les employés, qui ont intérêt à être compétents, mais sans ostentation. En même temps, quel bonheur pour les bottiers et chausseurs de trouver des clients aussi curieux et connaisseurs, qui savent apprécier des produits de qualité !

En dépit de ce goût et de cette éducation à une ‘culture’ toujours ressentie comme étrangère, il semble qu’un grand nombre de Japonais, y compris parmi les jeunes, aiment à retrouver de temps à autre geta ou zori en cas de circonstance traditionnelle : matsuri, hanabi notamment – je n’ai jamais vu autant de kimonos, de geta et de zori qu’au feu d’artifice de Tokyo, en juillet, où le métro était bondé de jeunes. Il semble que parallèlement à l’adoption de la chaussure, le Japon perpétue des usages plus anciens, quand bien même ils seraient parfois perçus comme folkloriques, pittoresques ou désuets aux yeux de certains. Comme souvent, ce pays préfère combiner l’ancien et le moderne, au lieu de les séparer, ou de vouloir remplacer l’un par l’autre.

Références et remarques :

  • Juliette Garnier : « Avec J.M. Weston, cadres et hommes d’affaires japonais ont trouvé chaussure à leur pied », Le Monde,18 décembre 2018.
  • On rappellera que les marques J.M. Weston et John Lobb (groupe Hermès) sont françaises.
  • L’image initiale représente un raccommodeur de geta itinérant. Le cliché remonte à l’époque Meiji (1868-1912).

Poème pour Kakizome

  Bientôt 2017. Quelques jours avant, il est permis d’aborder « Kakizome », la coutume consistant à produire le 2 janvier la première calligraphie de l’année.

        Le 2 janvier, comme autrefois le Tenno en sa Cour, de nombreux Japonais se lancent dans des Kakizome : munis du fude (pinceau), du papier et de l’encre, ils forment des kanji propitiatoires afin que l’année nouvelle se montre favorable et heureuse. Ou bien ce sont des promesses, de sages résolutions, définitives comme le temps. Ce ne sont pas des poèmes, plutôt des formules brèves, d’une formulation souvent banale, que calligraphient même les enfants. Il s’agit ainsi de porter plus haut le charme et le mystère du premier moment, du premier instant de l’année. Pour les calligraphes du 2 janvier, cette première fois est comme la première fois véritable. Et le premier kanji sera comme l’essor d’un lotus, qui portera les suivants.
Voici que le jour se lève, c’est Kakizome !

  Pour l’encre c’est pareil : Hatsusuzuri, l’étape où l’on prépare l’encre de la calligraphie, c’est aussi un premier moment. Avant le premier Kanji de l’année – de toujours. Le pinceau noir glisse sur le papier et laisse le premier souvenir se fixer.

  Par Kakizome, ce premier moment, que tous les autres de l’année soient bons, bénéfiques ou généreux. Que soit riche toute saison, que soit plus clément le travail, plus étendue la compassion, plus tendre l’amour et sincère le pardon.

 

Kakizome, dit-on, c’est le temps des mains
Des mains qui appellent le temps :
Le 2 janvier des mains qui appellent
– Sans voix – vers les dieux
Ou quelque bienveillance.
Kakizome les enfants les Anciens
Tracent au pinceau les signes les écritures
Qui feront le temps meilleur
Et l’éternité plus belle.
Quels temps sont nos temps
Pour Kakizome, ces petites mains
Ces pinceaux ces feuilles
Qui ne connaissaient pas
Les guerres pourries les paix corrompues
Qui sont ces temps entre les mains.