Dix heures de train, trois trains, un bus. Il n’en fallut pas moins pour atteindre le col du Mont Shiokari, cet été 2015. En pleine île d’Hokkaido, au nord d’Asahikawa, une ville de deux cent mille habitants, ce lieu serait largement oublié aujourd’hui sans le roman de MIURA Ayako (1922-1996). Les guides consacrés au Japon (y compris le très recommandable ‘Lonely Planet’) n’en parlent pas, et la plupart des touristes et des visiteurs n’en connaissent pas l’existence. De prime abord, ce site paraît assez anodin : une petite ligne de chemin de fer traverse une forêt de conifères au milieu des deux versants d’un mont légèrement pentu où domine un vert quasi sibérien. En surplomb, la maison de l’écrivain a été reconstituée pour être transformée en musée, peu de temps avant sa mort.
La météo annonçait un jour pluvieux : au lieu de cela, un soleil éclatant a chassé les nuages, révélé le ciel bleu criant d’Hokkaido, fait chanter les oiseaux. Signe des dieux ou du dieu. En contrebas du petit Musée, sorte de chalet de montagne japonais, un mémorial se trouve planté : un marbre gris à l’allure de tombe, dont les kanjis regardent la ligne de chemin de fer.
Les lecteurs du roman « Au col du Mont Shiokari » (Shiokari toge, 塩狩峠en japonais) connaissent bien l’événement qui para de tragique et d’amour ce petit col anodin, que berce la vie de la nature. Le 28 février 1909 (Meiji 42), un fait s’est produit là, entre l’anecdote locale et l’événement historique.
Un jeune employé de la compagnie des chemins de fer (ancêtre du fameux « JR », Japan Railway) âgé de trente ans, NAGANO Masao, s’est sacrifié pour sauver la vie des voyageurs, alors que le train dévalait dangereusement la pente. Cet homme, qui s’était signalé par sa modestie, sa rigueur morale, son patriotisme au moment de la guerre contre la Russie, avait fondé une association chrétienne parmi les employés du chemin de fer d’Asahikawa, dans un contexte où le bouddhisme japonais faisait l’objet d’un resserrement du contrôle par l’Etat – contrôle qui allait parfois jusqu’à la persécution, durant l’ère Meiji, et où, localement, les conversions à la foi chrétienne étaient mal vues.
Pour écrire son roman, MIURA Ayako s’est enfermée quarante jours durant dans une petite maison située à quelques mètres seulement de la ligne de chemin de fer – transformée jusqu’en 2006 en auberge de jeunesse. En 1968, année de la sortie de son livre, l’écrivain s’est défendue de raconter littéralement la vie de NAGANO Masao. Elle n’en a pas moins conservé son nom, modifiant seulement son prénom : dans le roman, NAGANO s’appelle Nobuo. Aussi bien, visiteur fervent, renseigné et initié par un roman – mais aussi par la lecture rafraîchissante d’élèves qui ont été aussi bouleversés que je le fus lors de ma première lecture -, les lieux ont attiré mon attention vers deux êtres : l’un de chair, l’autre de papier. Je connaissais le second, absolument caractéristique de la ‘compassion’ que développe la culture japonaise classique, inspirée par le bouddhisme, celui que chante le roman de MIURA Ayako. En même temps, ce personnage de roman donnait au sacrifice un sens christique qui déparait avec un pays où la culture du sacrifice et de la mort présente des sonorités très différentes.
Et puis tout d’un coup, parvenu au lieu où tout était arrivé, le col du Mont Shiokari me fit penser à cet obscur employé de l’autre siècle, avec plus de force encore que la lecture n’y était parvenue. Cet homme avait osé se sacrifier pour des personnes qu’il ne connaissait pas, et dont peut-être certaines d’entre elles lui eussent déplu s’il avait eu l’occasion de les rencontrer. Il ne s’agissait pas alors d’un être de papier, mais un individu bien réel, issu d’une famille samouraï, avec des amis, des collègues et des frères dans la foi.
On raconte qu’après sa mort, une cinquantaine de personnes se convertirent au christianisme protestant dont il relevait lui-même. Une tombe au cimetière d’Asahikawa, un petit monument au col du mont Shiokari, un roman, son adaptation en manga, un film : voici comment le Japon a sorti cet obscur et l’a fait entrer dans la lumière. Quant aux lecteurs nippons de 2015, ils placent toujours Au col du Mont Shiokari parmi leurs cent livres préférés. Peu importe si, parmi eux, un pour cent seulement se considèrent chrétiens, et si le roman comporte une part de prosélytisme : l’exemple, le courage, l’amour dépassent de loin les catégories et les segmentations, qui sont beaucoup plus des sources de clivages en France qu’au pays des Kamis. Au reste, le geste héroïque de Masao (ou Nobuo) peut aussi bien être admiré ou salué d’un point de vue bouddhiste, le respect de l’existence des êtres formant l’un de ses tout premiers préceptes.
On se repaît en France d’une idée ambigue : il serait impossible de faire de la bonne littérature avec de bons sentiments – l’inverse serait tout aussi imbécile, comme si un ouvrage littéraire pouvait tout à fait exclure des dimensions aussi fondamentales que le bien ou le mal. A ce compte-là, Crime et Châtiment relèverait-il des bons sentiments au prétexte que Dostoïevski raconte le rachat d’un criminel inspiré par l’Amour ? L’écrivain américain Edmund White se moque, dans La symphonie des adieux, de ces Français qui ne font confiance qu’à la méchanceté pour fournir l’étalon de la qualité littéraire. Ceux-là pourraient donc rejeter Au col du Mont Shiokari au nom de ce préjugé tordu.
NAGANO Nobuo connaît un véritable itinéraire personnel à l’issue imprévisible, il n’appartient pas d’emblée à un quelconque camp du bien ; l’écrivain ne réduit nullement la complexité humaine, pas plus qu’elle n’ignorerait les insuffisances de la morale. Mais il est certain – et cette qualité apparaît dès son enfance, lorsqu’il attend l’un de ses camarades sous un arbre alors que bat la pluie – que le personnage principal du roman est riche de qualités humaines : il se moque des préjugés et du conformisme induit par le ‘relationnisme’ de ses compatriotes, il aspire à une forme de paix et de communion qu’il ne peut trouver ou établir qu’à travers des rencontres et des confrontations qui adviennent le plus souvent par surprise. On peut apprendre à ses côtés que la vie est bonne, et que l’amour a besoin de s’appuyer sur des actes pour être vérifié dans sa profondeur, sa vérité, et, si l’on peut dire, dans sa verticalité. Tous les personnages de ce roman sont éclairés par la « sincérité » dans sa consonance japonaise, au point d’en fournir une expression particulièrement bouleversante. Rien à voir avec un roman à l’eau de rose ou avec une littérature moralisatrice.
Quelque point de vue que l’on adopte en matière religieuse, on reconnaîtra ici un type de beauté auquel la littérature française contemporaine n’est guère habitué, et que, mieux qu’un dépaysement, ou une quelconque forme d’exotisme, ce roman produit chez le lecteur un sentiment de beauté triste et de tragédie magnifique.
* MIURA Ayako : Au col du Mont Shiokari. Editions Philippe Picquier. Roman traduit du japonais par Marie-Renée Noir. 365 p. (2012).
Remarque : On peut souhaiter que d’autres romans de MIURA Ayako soient traduits et publiés en français : de nombreux lecteurs japonais tiennent en particulier à « Hyoten« , aussi important que « Au col du Mont Shiokari« .
J’ai lu ce livre sur les recommandations d’une amie japonaise.
C’est un grand livre qui peut faire tirer quelques larmes mais qui m’a vraiment passionné…J’aimerais maintenant visiter la région d’Hokkaïdo et pourquoi pas me rendre sur les lieux même de la tragédie…
Merci pour ce site que j’ai découvert aujourd’hui et qui vaut vraiment le détour !