On me demande régulièrement par quelles œuvres on peut se lancer à la découverte de la littérature japonaise. Depuis les années 2000, les lecteurs ont l’embarras du choix : alors que le grand japonologue René Sieffert a traduit les plus grands textes classiques (du Heike monogatari au Genji monogatari, jusqu’à l’Eloge de l’ombre de Tanizaki), et Jacqueline Pigeot à sa suite, des éditeurs ont permis à divers traducteurs de faire découvrir aux Français des dizaines d’œuvres encore ignorées : des ‘classiques’ modernes, mais aussi des textes contemporains. Pour accompagner cet essor remarquable, qui montre que l’intérêt du lectorat ne se borne pas aux foisonnants mangas, on trouvera ici quelques propositions et indications, qui permettront de partir à la découverte du continent littéraire japonais.
Quelques classiques (littérature de l’ère Heian)
1°) Le Dit du Genji (Genji monogatari).
Le premier grand roman japonais est signé par une femme de cour de l’époque Heian, Murasaki Shikibu. « On n’a rien écrit de mieux », assure Marguerite Yourcenar à son sujet. Il s’agit d’un des plus grands monuments littéraires, de l’avis des japonologues du monde entier (il a fait l’objet d’au moins deux traductions aux Etats-Unis). Ce roman, composé de 54 chapitres, et qui fait appel à trois cents personnages, se déroule sur cinquante ans. Il raconte la vie du Prince Genji puis de son fils, autour desquels se tissent de nombreuses intrigues amoureuses. Ce texte d’un grand raffinement comprend des portraits multiples ainsi que des centaines de wakas, poèmes courts, que les personnages s’échangent ou écrivent pour eux-mêmes. Ce roman, image rêvée de la fin de la civilisation Heian, avec ses mœurs fort libres, ses intrigues sentimentales souvent complexes et ses coups tristes, a nourri l’imaginaire artistique japonais pendant des siècles, un peu comme les Métamorphoses et l’Odyssée en Occident.
2°) Notes de chevet, de Sei Shonagon
« Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent en se croisant les lucioles. » C’est par ces phrases que commence ce célèbre recueil du XIe siècle, écrit par Sei Shonagon (966-1017), dame d’honneur à la Cour de Heian, au moment où Kyoto s’appelait Heiankyo, ‘Capitale de la Paix.’ On y trouve des tableaux, des portraits, des anecdotes tour à tour savoureuses, tristes et piquantes.
3°) Heike monogatari : le Dit des Heike.
Autre sommet de la littérature japonaise, peut-être même au-dessus du Genji, cette œuvre est une épopée guerrière qui résonne comme la cloche de Gion. Elle permet non seulement de comprendre la sensibilité bouddhiste du Japon, mais aussi d’accéder à tout un noyau de sensibilité et de culture. Ce texte non signé, version majeure parmi des dizaines de manuscrits plus ou moins interpolés, est la chronique des événements qui émaillèrent la lutte sanglante entre le clan Taïra et le clan Minamoto, dont Yoritomo sortit vainqueur, au XIIe siècle. La traduction de René Sieffert n’est pas des plus simples, et demande une concentration constante : comme pour le Genji monogatari, ce traducteur a fait le choix d’effets archaïsants, pour trouver des équivalents au japonais du XIIIe siècle – un détour assez comparable à la Commedia de Dante traduite par André Pézard. En dépit de cette difficulté, qui découragera les lecteurs impatients, et de l’impossibilité d’entrer dans les secrets du japonais ancien, le Dit des Heike s’offre à nous comme une œuvre fabuleuse, comparable à l’Iliade. Sans lui, le Japon devient incompréhensible.
Littérature du XX siècle
4°) Contes de AKUTAGAWA Ryonosuke
Akutagawa Ryonosuke (1892-1927) a donné au Japon l’un des plus grands prosateurs. Formé à la littérature classique japonaise et chinoise, il s’est retrempé dans les contes de l’époque Heian pour en tirer un art du récit à la fois substantiel et des sujets sur lesquels il brode en y introduisant une sensibilité moderne. Son imaginaire sombre et inquiétant étincèle grâce à une concentration narrative que sait rendre la traduction française. « Figures infernales » et « L’imagination créatrice » abordent la question de la création selon des angles très différents, parfois terrifiants. Le cinéaste KUROSAWA Akira a tiré de « Rashomon » et de « Dans le fourré » le film Rashomon, par lequel le cinéma japonais fut révélé à l’Occident (1950). Le Prix Akutagawa récompense les plus grands écrivains ; il est l’équivalent japonais du Goncourt.
5°) La Danseuse de Mori Ogai (1862-1922).
Auteur majeur du roman moderne, Mori Ogai est notamment connu pour avoir traduit « La dernière classe » d’Alphonse Daudet. Il est l’auteur de l’Intendant Sanchô (1915), mis au cinéma par Mizoguchi, et de récits comme Vita sexualis (1909) et L’Oie sauvage (1915). La nouvelle intitulée La Danseuse (1890) est une très bonne entrée dans son œuvre, en montrant notamment sa rencontre avec la civilisation allemande. Elle compte parmi les titres les plus célèbres de cet écrivain réputé difficile. La traduction par Jean-Jacques Tshudin, très fluide, contraste – semble-t-il – avec l’original, où l’écrivain tente d’apporter un équilibre entre le japonais classique, la rhétorique chinoise et la logique narrative occidentale (comme l’écrit le traducteur).
6°) Le pauvre cœur des hommes de SÔSEKI Natsume
Il y a quelques années encore, les Français ne connaissaient de la littérature japonaise moderne que trois seuls noms : KAWABATA, MISHIMA et TANIZAKI. Or, il manquait au moins à cette série le nom du père fondateur de la littérature japonaise moderne, celui qui saurait utiliser la langue courante pour donner des chefs d’œuvre et faire amorcer à la littérature un nouveau départ. Sôseki est souvent surnommé ‘le Proust japonais’, malgré l’océan de différences entre les langues. Auteur de Je suis un chat (un matou y raconte sa vie), cet écrivain fut professeur d’anglais à l’Université de Tokyo et séjourna deux ans à Londres. On ne saurait trop insister sur le génie de cet écrivain parmi les plus profonds et émouvants de son temps, qui est capable de toucher définitivement ceux qui le découvrent. Si l’on veut se lancer, on peut lire tout d’abord Oreiller d’herbes (Kasamakura), souvent désigné comme son œuvre maîtresse. Tout en goûtant extrêmement la générosité poétique quasi proustienne de cette œuvre, j’avoue tenir aussi au roman Et puis (Sorekara) et au Mineur : je ne connais pas en effet de fiction qui pénètre plus profondément dans la psychologie adolescente, pour lui faire toucher le fond de ses terreurs et de son obscurité. Mais peut-être recommanderais-je avant tout la lecture du Pauvre cœur des hommes (Kokoro). Sans doute l’intrigue est-elle quasiment inadmissible pour un Occidental qui ignorerait la réserve et le non-dit qui caractérisent les mentalités et les usages du Japon. Roman d’une grande intensité psychologique, Kokoro évoque le drame intime d’un maître, et sa confession à celui qui est devenu son disciple et ami.
7°) La sumida de NAGAÏ Kafu (1879-1959).
Cet écrivain francophile est méconnu en France. Formé à l’époque Meiji, il a été contemporain de l’ouverture du Japon à l’Occident, et y a participé en tant qu’écrivain. Admirateur de Maupassant et Zola, il a lu Théophile Gautier, Henri de Régnier, Baudelaire, Verlaine et Albert Samain, et a effectué un séjour assez long aux Etats-Unis, puis en France (Lyon et Paris, en 1908). Rangé plus ou moins complaisamment parmi les auteurs naturalistes de son pays – le « naturalisme » ne pouvant qu’y trouver une définition spécifique –, son regard est sans complaisance pour une époque qui voit le Japon se transformer trop brutalement. Parfois sarcastique, il déplore l’essor d’un nationalisme mêlé de confucianisme, le triomphe arrogant des clans qui ont organisé le trop temporel empire en 1868 et sont responsables, selon lui, du déclin de la culture d’Edo. La Sumida (nom du fleuve qui traverse la nouvelle capitale) est la réponse que cet individualiste esthète offre à l’âme du Japon qui s’en va, à ce Tokyo qui l’a vu grandir, et qui lui a livré ses secrets. Epris de poésie et d’estampes – celles d’Hiroshige et de Kunisada –, amateur de Kabuki et de nihon shû – le ‘saké’ des Occidentaux –, Nagaï Kafu confronte son personnage principal à la naissance d’une société mesquine, dominée par l’argent, la technique et la laideur. Ajoutons que la très belle traduction par Pierre Faure (1975) est précédée d’une excellente préface, qui fait honneur ce chef d’œuvre à découvrir ou à relire.
8°) La pierre et le sabre de YOSHIKAWA Eiji
Ce roman populaire, vendu à cinquante millions d’exemplaires dans le seul Japon depuis sa parution en 1937, évoque les aventures trépidantes du samouraï Myamoto MUSACHI, qui vécut réellement au XIIIe siècle. Ce livre occupe au Japon une place équivalente à nos Trois Mousquetaires de Dumas. Sur fond d’histoire réelle, le romancier retrace l’apprentissage et les exploits inattendus de son héros, toujours conduit par le désir de la perfection. Ce roman n’en possède pas moins des aspects humoristiques, avec l’extraordinaire belle-mère furibarde qui pourchasse inlassablement le samouraï. (Second volet : La parfaite lumière)
9°) Soleil couchant de DAZAI Osamu
Ce roman (1947) est si célèbre au Japon qu’il a donné lieu à l’expression : « les gens du soleil couchant ». Issu d’une ancienne famille aristocratique, dont il est devenu malgré lui une sorte de symbole, Dazai a assisté à la transformation brutale de son pays. Son œuvre est imprégnée par l’impression de déclin et de déchéance, reflet de sa propre vie. Il se suicida en 1948 après plusieurs tentatives qui firent scandale. La mélancolie hante ce Soleil couchant, où une ancienne famille samouraï connaît la dispersion, l’incertitude sur l’avenir, la pauvreté. On notera la subtilité des éléments psychologiques et l’absence de lourdeur pathétique.
10°) La harpe de Birmanie de TAKEYAMA Michio
Ce roman populaire (1948) décrit un épisode fictif de la Guerre du Pacifique. Alors que l’armée japonaise recule peu à peu, défaite, des soldats se perdent dans la forêt immense, sont faits prisonniers, perdent l’un des leurs, le caporal Mizuchima. Celui-ci avait l’habitude de chanter en s’accompagnant d’une harpe birmane. Ses compagnons espèrent le retrouver, car son chant calmait leurs angoisses… Mizuchima est certainement l’un des personnages les plus émouvants de la littérature japonaise. Par lui, ce roman rend hommage à la supériorité de l’amour sur la haine. Une stratégie littéraire pacifiste pour parler de la plus horrible guerre de toute l’histoire du Japon.
11°) Le goût des orties de TANIZAKI Junichirô
Ce roman (1959) évoque l’échec des relations conjugales et familiales dans un contexte où le Japon connaît une modernisation effrénée. Le personnage principal, Kaname, à la fois déraciné et vide spirituellement, tente de retrouver auprès de son beau-père le sens de la tradition. Il redécouvre celle-ci à travers le Bunraku, le théâtre des marionnettes (issu d’Osaka) et l’éternel féminin glorifié par les estampes. Roman intimiste et psychologique, il marque la seconde maturité de Tanizaki (le seul écrivain japonais à figurer dans la collection ‘La Pléiade’.)
12°) Le Pavillon d’or de MISHIMA Yukio
Ce roman (1956), considéré comme le chef d’œuvre de Mishima, développe une anecdote historique : en juillet 1950, un jeune moine déséquilibré incendia le Kinkaku-Ji (Pavillon d’Or), trésor national de Kyoto, plongeant le Japon dans la stupeur et l’indignation. Le récit, à la première personne, est la confession fictive du criminel. Le lecteur découvre le vertige de la beauté et de la mort, la violence et la souffrance du jeune homme, à la fois bègue et laid, hanté par la beauté extrême du pavillon. La force et l’intelligence psychologiques de Mishima se muent tantôt en songe poétique, tantôt en une troublante allégorie de la folie – le Pavillon d’or a suscité l’intérêt de maints psychanalystes piqués de littérature, et a été adapté au cinéma par Kon Ichikawa en 1954.
13°) Le grondement de la montagne de KAWABATA Yasunari
On trouve ici les principaux thèmes qui alimentent cet écrivain d’un grand raffinement, hanté par des inquiétudes et des désirs parfois paradoxaux ou à moitié fous. Nul mieux que lui sait s’attacher aux détails mis à leur place, pour leur donner leur efficacité significative et poétique. Ecrivain de la vieillesse, psychologue de l’obsession et du poids de la vie, Kawabata fait vibrer la tristesse chez ses personnages, sans cesser de faire chanter la nature, n’hésitant pas à traiter l’ancien avec une modernité – une inventivité – audacieuse : que l’on pense par exemple à l’écriture de Pays de neige. Il faut lire les troublantes Belles endormies, le magnifique Kyoto, mais aussi Le grondement dans la montagne (Yama no oto), publié au Japon en 1954. Shingo, un vieil homme, croit entendre le grondement de la montagne, à Kamakura ; ce bruit symbolise avant tout l’approche de la mort. L’esprit du vieil homme est retenu par le vol des oiseaux et le parfum des fleurs, mais aussi par sa belle-fille, qui souffre de l’échec de son mariage. Shingo entretient avec elle une relation désintéressée qui contraste avec la banalité et la mesquinerie de son fils.
14°) La femme des sables de KOBO Abe
Publié en 1964, et très vite adapté au cinéma, La femme des sables montre un entomologiste qui se perd dans les dunes et tombe dans un trou, pour y découvrir un village et des gens dont la vie est entièrement entourée de sable… Nul exotisme ici. Le lecteur a plutôt affaire à un univers kafkaïen, où l’inquiétante étrangeté se mêle à l’interrogation métaphysique, psychologique, voire policière. « L’homme », personnage central, parviendra-t-il à échapper à l’univers où il a pénétré par accident ? Mais existe-t-il seulement ? Au lecteur de répondre, si sa raison ne se perd pas dans le sable.
15°) Au col du mont Shiokari (Shiokari toge) de MIURA Ayako.
Ce roman publié en 1968 ne trône pas au sommet de la littérature du XXe siècle, mais MIURA Ayako (1922-1999) sait toucher ses lecteurs. L’intrigue se déroule d’abord à Tokyo, puis à Hokkaido (Sapporo et Asahikawa) à l’ère Meiji. Puisqu’il vaut mieux ne pas dévoiler l’intrigue, je me contenterai de louer la parfaite construction, la sincérité – notion majeure de la morale japonaise, beaucoup plus épaisse et poétique que de ce côté du globe – et le pouvoir d’émotion de ce roman, qui fait naître bien des larmes.
Quelques outils : pour avoir une vue d’ensemble sur la littérature japonaise, rien ne vaut le Dictionnaire de littérature japonaise dirigé par Jean-Jacques Origas (PUF, 1994, rééd. 2000). Il propose non seulement des entrées sur les écrivains, mais aussi sur des courants, des domaines ou des formes particulières (comme les Kanshi). Plus rapide, le « Que sais-je ? » sur La littérature japonaise de Jacqueline Pigeot et Jean-Jacques Tschudin offre un parcours chronologique très utile. Enfin Mille ans de littérature japonaise est une anthologie littéraire qui s’étale du VIIIe au XVIIIe siècle, présentée et traduite par deux traducteurs faisant autorité depuis longtemps, Ryôji Nakamura et René de Ceccaty.