Le « Titanic » a connu une résurrection cinématographique qui l’a propulsé durablement sur les eaux mouvantes des mythes populaires. Le public goûte l’image des effondrements vertigineux, des descentes fabuleuses vers les abîmes ou les abysses, ou de ces divers colosses à la Goliath abattus d’un coup définitif. Ce public déclaré grand trouvera-t-il de quoi se repaître avec le « Musashi » japonais, si un film lui était consacré ?
Récemment, l’entreprise Microsoft s’est lancée sur cette voie grâce à l’exploration qu’elle a organisée cet hiver, et à sa découverte de l’épave, le 4 mars 2015. Ce jour-là, Paul G. Allen a fait savoir qu’après huit ans de recherches, son sous-marin ‘Octopus’ avait retrouvé le mastodonte au milieu de l’archipel des Philippines, dans la mer de Sibuyan : identification confirmée d’abord par des spécialistes, ensuite par un marin rescapé de 94 ans. La nouvelle s’est répandue non seulement au Japon, mais aussi aux Etats-Unis, en Europe, dans le monde entier, nourrie d’images et de vidéos.
Avec son frère le « Yamato », le « Musashi » était l’un des deux plus grands navires de la Seconde Guerre Mondiale, devant même le « Bismark » de la Kriegsmarine, coulé en 1941 par la Royal Navy. Avec 263 mètres de long, soixante-neuf mille tonnes, douze chaudières et neuf canons de 460 mm, ce bijou prétendu insubmersible avait acquis la réputation d’un vaisseau fantôme, depuis qu’il avait été coulé par l’aviation américaine, à mille mètres sous la mer, le 24 octobre 1944.
Baptisé du nom d’une province japonaise qui borde Tokyo, ce géant maritime avait été construit en grand secret par le chantier naval de Mistubishi à Nagasaki, de 1938 à 1940, puis lancé le 1er novembre 1940, mais ne serait pleinement achevé et mis en service que deux ans plus tard, au mois d’août 1942. Avant de se retrouver au cœur de la bataille du Golfe Leyte, son action principale fut de transporter jusqu’au Japon les cendres de l’amiral YAMAMOTO Isoroku, en avril 1943.
Tout était disproportionné dans cette aventure : d’un coût gigantesque, sa conception procédait d’une évaluation stratégique contestable et d’un véritable anachronisme : comme l’expérience le vérifiait depuis Pearl-Harbor, la guerre du « Pacifique » était une guerre de porte-avions, non de cuirassés. En consacrant des sommes infinies au « Musashi » et au « Yamato », le Japon forgeait de lui-même des images superbes, parvenait à des prouesses techniques certaines, mais inefficaces. Les deux bâtiments satisfaisaient l’orgueil national et impérial, mais ils trônaient dans une impuissance sacrée.
Alors que Junya Sato a sorti un film – non diffusé en France – sur le « Yamato », intitulé Les hommes du Yamato (2005), le « Musashi » n’a encore inspiré aucun cinéaste. Pourtant, l’intérêt actuel des Japonais pour leurs gloires passées demeure intact. Le film de Sato a obtenu un immense succès (5 milliards de yens de recettes), qui s’explique sans doute moins par sa réussite cinématographique ou esthétique, ou la participation d’un des plus grands acteurs de son pays, NAKADAI Tatsuya, que par l’intérêt des Japonais à l’égard de leurs anciens joyaux marins. L’article japonais de Wikipedia consacré au « Musashi », beaucoup plus développé que ses parents français et anglais, décrit heure par heure ou minute par minute le dernier combat du géant marin au cours de la bataille navale de Leyte : il relève par exemple qu’après avoir reçu un coup qui avait commencé à l’enfoncer dans les eaux, le « Musashi » était parvenu à opérer un mouvement de bascule pour se rétablir. Le lecteur a l’impression de vivre progressivement les dernières heures du vaisseau.
Autant il existe une esthétique de la guerre – pensons à tous ces tableaux du XVIIIe et du XIXe siècle qui représentent des batailles en couleur, avec des rangées de soldats aux couleurs éclatantes, les uns fixés dans leur bravoure, les autres, dans la discipline –, autant la vérité des batailles est-elle fréquemment négligée. Il a fallu attendre les années quatre-vingt dix, voire deux mille, pour montrer des photos insoutenables de la guerre de 1914-1918. De fait, le film consacré au « Yamato » fournit une image idéalisée de la guerre. Inspiré par le roman d’un écrivain hyper-nationaliste que de nombreux Japonais critiquent ou ne prennent pas au sérieux, il exalte l’esprit de camaraderie et de sacrifice qui régnèrent au cours de la mission suicide du cuirassé, mais sans esprit critique vis-à-vis de ce type de mission.
Concernant le « Musashi », sur les 2399 marins embarqués (dont quelques centaines étaient des rescapés d’un autre bâtiment coulé), mille survécurent : les pertes du « Musashi » et du « Yamato » épousèrent la démesure de ces trésors, alors que du côté américain, les porte-avions détruits ou neutralisés ne comptaient généralement que cent à deux cents morts. Des survivants de l’équipage du « Musashi » ont osé parler. Ils ont décrit la discipline de fer qui régnait à l’intérieur de cette ville flottante, la pression subie par les hommes, les brimades que les aînés faisaient subir à leurs cadets, les suicides à bord, tenus secrets. Ils ont également raconté l’horreur finale du 24 octobre 1944, provoquée par les bombes et les torpilles ennemies : outre les vêtements arrachés par le souffle, les corps éventrés ou décapités, les rigoles de sang dégoulinant à l’étage inférieur, l’eau s’engouffrant, les hommes noyés, étouffés, écrasés ou pulvérisés. Réalités abominables, communes aux entreprises d’anéantissement : qu’il s’agisse des bâtiments français de Mers El-Kébir (1940), des destroyers, des croiseurs, et autres bâtiments de l’US Navy.
Le travail de Paul Allen (Microsoft) sert sans aucun doute la recherche scientifique et historique. Il apporte une page culturelle à l’alliance et à l’amitié américano-japonaise. Si, au cours de ces dernières années, la mémoire des deux vaisseaux leur donne une seconde vie dans le cœur de beaucoup de Japonais, on est conduit à adopter un regard plus large, et davantage anthropologique. La mort du « Musashi » et celle du « Yamato », différentes dans leurs circonstances, coïncident en revanche avec le schéma compassionnel qui investit souvent le théâtre Kabuki. Elles résonnent avec des éléments de sensibilité et de mentalité traditionnels que l’hystérie nationaliste a malheureusement caricaturés, mais qui n’en sont pas moins présents dans le Japon d’aujourd’hui. Deux géants abattus, deux perles anéanties, deux imaginaires réduits en cendres, voilà qui fait sonner la corde bouddhiste du « Mujo », l’impermanence de tout ce qui existe, homme, pays, cuirassé, constellation ou univers. Fleurs de cerisiers tombent en leur beauté… Penser aux marins qui sont morts, c’est retrouver le sens de la communauté japonaise, ou bien, si l’on use d’un mot proposé par les géographes, illustrer le ‘relationnisme’ qui caractérise une population ‘hyper insulaire’.
Il faut convenir enfin – voilà qui entrera plus facilement dans la compréhension française de l’universel – que les Japonais entretiennent une relation respectueuse ou fervente à l’égard de leur marine. Ils savent que depuis le début du XXe siècle, l’Académie navale rassemble une grande partie de l’élite scientifique et de l’ingénierie du pays, et que de très brillants esprits sortent souvent de cette institution prestigieuse – des détails et des paroles du film le Le goût du saké d’Ozu témoignent de cette aura. Bien sûr, le Japon d’aujourd’hui ne s’apprête pas à reconstruire de tels mastodontes, mais son histoire navale compte des pages héroïques, témoigne de capacités d’invention saisissantes, dont le « Yamato » et le « Musashi » sont les deux principaux exemples. A l’heure où la Chine cherche à rivaliser avec le Japon sur le plan maritime, cherchant à lui arracher son influence dans le Pacifique, la découverte de l’épave par les Américains symbolise la ligne de front que Washington et Tokyo dessinent vis-à-vis de l’hyperpuissance chinoise. Sur ce plan la guerre du « Pacifique » paraît loin…