« Ce soir, je vais au japonais », « tu veux des sushis ? », « les Japonais, y mangent des sushis », « moi j’te frai des sushis à la maison », « aucun sushi à vous faire », etc, etc. Parmi les clichés en vogue sur le Japon, celui du sushi est le plus répandu : il se décline en autant de faux restaurants et vrais traiteurs, tenus par des personnes qui, pour être d’origine asiatique, ne sont nullement japonaises, et ne cuisinent généralement pas selon les méthodes pratiquées au Japon. En France, en Angleterre, partout en Europe, la plupart de ces restaurants ou traiteurs sont des faux, ou du moins, des imitateurs.
Nos compatriotes se moquent bien de cette récupération, et la critique culinaire n’hésite pas à ériger le sushi en plat international et délocalisé – comme ils disent –, dont la source lointaine pourrait, en fin de compte, valoir l’oubli. Mais les Japonais, eux, se sentent victimes d’une spoliation et d’une atteinte à leur cuisine. Comment s’en étonner ?
D’abord, qu’est-ce qu’un sushi ? A l’origine, il avait pour fonction d’accompagner la boisson – du nihon shu, en France connu sous le nom de saké. Comme on le sait, il s’agit de boules de riz mariné, revêtu de poisson cru ou cuit. Au Japon, personne ne prépare des sushis à la maison – ceux qui s’achètent en France un kit sushi pour jouer les Japonais vivent en espace imaginaire. Au Japon réel, si l’on veut en manger, deux solutions s’offrent à vous. La première, populaire, consiste à choisir un sushi-bar (kaitenzushi), où des cuisiniers vous préparent les sushis au poisson que vous souhaitez. Mais il faut reconnaître que dans la bonne société, ces sushi-bars n’ont pas bonne presse : leur cuisine paraît rudimentaire, restreinte, adaptée aux clients pressés. Autrement, le restaurant de « sushis » évoque un restaurant haut de gamme, très coûteux, pour lequel il faut réserver, et où la note est parfois une surprise. Là, on vous sert des sushis remarquablement préparés, avec un poisson d’excellente qualité, d’une fraîcheur maritime. Mais on vous propose aussi d’autres plats de poisson, cuisinés autrement, que vous ne soupçonnez pas (cf. la photo en tête de l’article), parce que vous avez cru que le restaurant de sushis n’offrait que des sushis au sens où vous l’entendiez.
Et c’est bien là le drame, pire encore que la spoliation décrite plus haut : à moins de rechercher de vrais restaurants japonais – qui disposent d’un autocollant officiel –, les Français ignorent tout de la cuisine pratiquée au Japon, soit à la maison, soit au restaurant. Ils à connaissent à peine l’unagi – l’anguille –, et méconnaissent le buri no teriyaki, le kabuto-ni, le tako no yawaraka-ni, l’ika no maru-yaki, le iwashi mentaiko, ou le satsuma-age, pour nous en tenir à des exemples de poissons ! Ils n’ont pas même idée des sushis-bentos que les grands magasins des grandes villes vendent dans leurs formidables sous-sols, ou des centaines de plats cuisinés, de préparations, alcools, fruits et aliments sont présentés de façon alléchante, selon une disposition soignée.
Couvert de spécialités locales, le territoire japonais en impose par sa richesse culinaire, et les Japonais, par l’enthousiasme, l’intérêt, le goût qu’éveillent en eux la cuisine et les arts de la table. Différents, voire opposés sur quantité d’aspects, les Français et les Japonais ont en commun de parler volontiers d’alimentation et de cuisine. Mais les livres de cuisine vendus en France participent généralement au mensonge : ‘la cuisine japonaise’, ‘plats japonais’ et autres titres racoleurs, sont autant de pièges pour engager le novice sur la voie d’une relecture, d’une traduction – au mieux – ou d’une déformation parfois aberrante – au pire – de la cuisine japonaise. On en arrive curieusement à recréer des plats comme les Japonais de l’époque Meiji adaptaient la cuisine occidentale, avec une fidélité traîtresse. En 1868, un ingénieur français installé à Hyogo avait par exemple lancé le modèle d’un plat devenu très populaire au Japon : le hayashi-rice – plus connu en France sous le nom de Bœuf aux oignons. Nos modernes auteurs pourraient avoir la courtoisie de préciser quels changements ils font subir à la cuisine originale, en précisant leur choix souverain, qui consiste à faire connaître avant tout leur goût personnel. Au lieu de cela, en jouant les connaisseurs, ils vous parlent de plats que les Japonais reconnaissent de loin.
Le sushi est donc un cliché, une carte postale, une espèce de non-Japon. Victime d’une spoliation internationale, le pays des kamis s’en sort par la garantie de son authenticité : si l’on a la chance de s’y rendre, on y rencontrera des richesses culinaires que l’on ne trouve pas de ce côté du globe. Quant aux imposteurs courtois, il n’est pour eux qu’une issue :