Un héroïsme quand même…
Les sept samouraïs ont longtemps été considérés comme le film icônique du cinéma japonais, avec Rashômon. Référence majeure de ce domaine ‘étranger’, l’œuvre de Kurosawa Akira a suscité quantité d’articles et de pages, à tel point qu’il pourrait sembler téméraire de revenir sur elle sans répéter ce qui déjà a été dit. Une certaine désaffection la frappe actuellement : après soixante ans, voici le film en partie démodé, avec des prises, des mimiques faciales qui rappellent le muet, des scènes convenues ou lourdement burlesques – comme celle où l’ivre-mort Kikukyo, joué par Mifune, poursuit l’un des samouraïs qui l’a privé de sabre –, sans parler du noir et blanc et de la piteuse prise de son. Partant, le spectateur contemporain risque de passer à côté d’un chef d’œuvre. Le film s’organise en une succession de 284 scènes logiquement articulées, que l’on pourrait détacher une à une pour les revoir, les comprendre et les commenter.
Histoire et société
Les Sept samouraïs se déroulent en 1586, durant l’ère Sengoku : période de troubles civils et de désordres sociaux. A partir de ce contexte, le film oppose trois univers symboliques : celui des samouraïs, celui des paysans, et enfin, celui des bandits. Une dialectique se met en place entre ces trois mondes, dont les membres doivent tous lutter pour s’en sortir, ou en tout cas, assumer ce qu’ils sont. Le cas des samouraïs est sans doute le plus original par son traitement. Deux ans après la levée de l’interdiction américaine des jidai geki – les films de samouraïs –, Kurosawa les met en scène en leur faisant tenir la vedette. Le digne samouraï de Rashômon, victime du bandit, devait naturellement sa conception à la nouvelle d’Akutagawa. Cette fois, Les sept samouraïs manifestent pleinement la pensée de Kurosawa en ce qui concerne cette classe de guerriers qu’il affectionnait et dont il était issu personnellement. Or, ici, point de triomphalisme, nulle fantaisie militariste ou belliciste. Le cinéaste nous présente des samouraïs humains et non pas métalliques ni super-héros : Kanbei reconnaît n’avoir participé qu’à des défaites, un autre ironise sur le talent qu’il a montré en prenant la fuite face à l’adversité, un autre encore ironise sur lui-même en se présentant comme un membre de « l’Ecole des coupeurs de bois », au motif qu’il vient de vendre ses services à un marchand. Neuf ans après la fin de la guerre, Kurosawa montre des samouraïs modérés ! Ni glorieux, ni arrogants, ils comprennent les paysans pauvres, pauvres qu’ils sont eux-mêmes, et presque affamés. La pauvreté et la déchéance sociale leur fait dépasser les limites de leur statut, au point d’accepter parmi eux Kikuchiyo – faux rônin et vrai fils de paysan, joué par le désopilant Mifune Toshiro. Leur quotidien est fait de déboires, de plaisirs modestes et de plaisanteries qui sonnent peuple. Leur noblesse est toute morale : ils se sont donné la peine de naître comme tous les autres hommes, et se vouent à celle de vivre en aidant de plus pauvres qu’eux. (On est très loin de l’ânerie des Sept mercenaires, piteuse reprise des Sept samouraïs. Au cours d’un entretien, Kurosawa ironise sur l’inconséquence d’un film où ce sont des bandits qui aident les paysans, comme s’ils pouvaient être comparés à des samouraïs).
Cette vision des samouraïs peut se comprendre en fonction du contexte de 1954. Neuf ans après la défaite, Kurosawa explique aux spectateurs japonais que les véritables samouraïs ont été de chair et d’os, qu’ils ont vécu des drames, de petites ou de grandes hontes, comme tous les autres Japonais. Ils sont d’autant plus nobles qu’ils se montrent humains. Rien à voir avec la vision martiale que le militarisme a diffusé pendant le conflit. A l’opposé de cette conception erronée, Kurosawa rejoint probablement la vérité historique, à laquelle il a énormément travaillé avec ses collaborateurs. Pourtant lui aussi participe à une certaine forme d’idéalisation : tandis que le militarisme érigeait le samouraï en serviteur absolu de l’empereur (le Tenno), le cinéaste idéalise ces guerriers à travers la gratuité de leur engagement vis-à-vis de simples paysans – un renversement des rôles qui saute aux yeux des spectateurs japonais qui, faut-il le rappeler, appartiennent à une civilisation hiérarchisée, dont témoigne par exemple les codifications de la langue.
Une nouvelle forme d’honneur, plus humble, se dessine à travers eux, quoique le film s’achève sur une image de déclin et de tombes. Le samouraï de Kurosawa rejoint l’ombre dont Tanizaki fait l’éloge. A cet égard, comment ne pas établir la comparaison avec Les 47 rônins de Mizoguchi ? Le cinéaste plus ou moins communisant de 1941 avait réussi l’exploit de raconter le célèbre « Ako gishi » (l’histoire des 47 rônins) en vidant son film de toute violence autre que morale et psychologique : pas une goutte de sang n’apparaît au cours de cet épisode sanglant. Kuranosuke et ses fidèles rônins relèvent aussi de cette esthétique de l’ombre, seule capable de sauver l’image des samouraïs, et de permettre sur eux un discours compatible avec l’idéal démocratique. Il n’est pas difficile de saisir la portée de ce langage chez Kurosawa et Mizoguchi : le Japon peut être fier de ses traditions, persister dans l’être autant qu’il veut, du moment qu’il est capable de réfléchir sur lui-même, de se livrer à l’auto-critique, et de tenir compte du sentiment d’humanité. Les bons sentiments que le spectateur occidental a tendance à reprocher à Kurosawa décrivent en réalité une tentative de conciliation avec les temps nouveaux qui se sont amorcés en 1945, après 70 ans de régime autoritaire, nationaliste et brutal. (Nos contemporains peuvent comparer les samouraïs très humains de Kurosawa avec ceux dont tant de films actuels se repaissent, où l’invraisemblance historique le dispute à l’artifice des chorégraphies du sabre, dans une idéalisation non moins déshumanisante). Ils expriment une réaction du même type que La harpe de Birmanie, film d’Ichikawa Kon (1956), tiré du roman de Takeyama Mikio. Montrer l’honneur et la bonté de certains guerriers devient nécessaire à la respiration d’un peuple lorsque celui-ci s’est abîmé dans la guerre la plus ruineuse et la plus terrible de son histoire. Tout en témoignant d’une réaction pacifique ou pacifiante à l’hystérie de la guerre, la compassion des sept samouraïs rejoint les fondements et la sensibilité bouddhistes du Japon, comme si l’histoire longue venait dénoncer un segment d’histoire contemporaine.
La critique en vient souvent à souligner, à la fin des Sept samouraïs, la victoire finale des paysans, qui contraste avec le déclin inévitable des samouraïs. Mais il n’est pas dit que leur exemple doive en revanche disparaître, et qu’un trait d’union ne soit pas possible à travers eux entre le passé et le présent. En outre, les paysans ne sont pas plus idéalisés que les samouraïs. Le fils de paysan Kikuchiyo le reconnaît les yeux remplis de larmes : les paysans sont égoïstes, manipulateurs, menteurs et pusillanimes, ils ont même assassiné des samouraïs et se sont emparé de leurs armures et de leurs armes. Strictement attaché à la réflexion morale, Kurosawa rejette toute forme d’idéalisation sociale.
Au-delà de l’univers triangulaire ou triple du film (les samouraïs, les paysans, les bandits), au-delà de son réalisme historique, Les sept samouraïs possèdent une ambition symbolique à travers deux thèmes à la fois provocateurs et indiscrets, en rupture avec les clichés. Ils montrent avec une rare audace deux réalités dont nous préférons généralement nous détourner : la misère et la peur.
Expressionnisme de la misère
On sait que le thème de la pauvreté et de la misère tient au moralisme de Kurosawa, où siège un génie parfois lourd. La seconde scène (après la noire cavalcade des bandits, galop sauvage et hirsute) dévoile au spectateur tout un village agenouillé, abattu par la misère, la faim et la disette. Le cortège de paysans qui va rendre visite au chef de village défile dans la poussière sous le grondement de basses qui chantent sans paroles. Plus tard, la scène où le paysan Yohei, décharné, ramasse un à un de dérisoires grains de riz, reste d’un bien volé, n’est pas moins éloquente que la vision générale qui domine le film : les temps sont difficiles, être samouraï de second rang ou rônin ne suffit pas pour vivre. Les bandits eux-mêmes, parfois à demi-nus sur leurs montures folles, relèvent des ‘bas-fonds’ que Kurosawa explore avec un œil dostoïevskien dans le film qui porte ce nom (Donzoko, 1957). Mais ceux-là ont dépassé les limites en s’en prenant vilement à d’autres pauvres. La crudité de la misère apparaît ici avec une force rarement atteinte au cinéma. Au lieu de se borner à tracer le lien entre paupérisme et criminalité, façon hugolienne, le cinéaste descend beaucoup plus profond en montrant la misère, la faim, le dénuement qui précèdent la mort. La rencontre des sept samouraïs avec la vieille femme nourrie par Shino leur offre une vision crucifiante que ne supporte pas Kikuchiyo. Là encore, comment ne pas se souvenir que cette œuvre est produite alors que quelques années auparavant, des centaines de milliers de Japonais sont morts de faim et que des épidémies de tuberculose se sont répandues dans les grandes villes ? Montrer la misère, ce n’est pas ici dénoncer un mal social. Plus radicalement, il s’agit d’un dépouillement qui place l’homme face à son destin et à sa dignité, comme un miroir excessif ou repoussant, qui justifie le mythe de la poussière. Point de fuite de la misère vestimentaire, alimentaire et intellectuelle, la poussière hante les séquences extérieures consacrées aux paysans. Elle s’attache au derrière de Rikichi lorsqu’il est battu par un samouraï indigné, enveloppe Kikuchiyo après que celui-ci a dénoncé la vilénie des siens, et revient autour des tombes plantées sur un sommet désert. La poussière est dans ce film le vent de la misère, une sorte d’Erynie qui rend fou ou annihile l’être humain, une tornade filmique et bouddhique à la fois qui montre l’impermanence de tout le réel. Cet expressionnisme met mal à l’aise nos habitudes repues : il explique l’agacement que certains contemporains peuvent éprouver face à lui. Quoiqu’il en soit de cette incapacité à voir et à sentir, il faut convenir que Kurosawa est parvenu à donner un langage à la misère comme personne n’y était parvenu auparavant, et qu’il pose un défi à la fois esthétique et moral aux spectateurs.
Vivre dans la peur
Un autre thème est traité par le cinéaste : celui de la peur. Ce sentiment hante de nombreux personnages : le vagabond qui s’est enfermé avec le bébé séquestré, les paysans, affolés à plusieurs reprises, les bandits, lorsqu’ils tentent de fuir le village qui se referme sur eux. Les samouraïs eux-mêmes ont peur et osent en parler. Ils sont, grâce à leur métier, les seuls à pouvoir maîtriser ce sentiment. Kurosawa a probablement été hanté par le rôle de la peur dans l’existence humaine. Lui que son frère avait promené enfant parmi les ruines de Tokyo brûlé et détruite par le tremblement de terre de 1923, fait de constants retours sur ce sentiment : que ce soit dans Vivre (1952) ou Vivre dans la peur (en japonais : Ikimono no kiroku, Chronique des êtres vivants, 1956). Ce sentiment naturel, profondément humain, existentiel ou métaphysique, est en revanche plus bas que celui de la mort : quand il a peur, l’homme est capable du pire, contre lui-même ou contre les autres. Avoir peur, c’est pressentir que le destin vous échappe, et sentir que la mort pénètre en vous, menaçant ou brisant votre libre arbitre. La réponse du peureux à sa propre peur n’est que le prolongement fidèle et aveugle de son sentiment, dans une redondance irrépressible. Au début des Sept samouraïs, certains paysans plaident pour un suicide collectif pour éviter de s’affronter aux bandits. A un autre moment, des paysans déjà entraînés à se battre décident soudainement d’abandonner la partie, du fait de leur inquiétude. L’irrationalité de la peur éclate chez Manzo, plus préoccupé par la virginité que les samouraïs pourraient arracher à sa fille que par l’arrivée des bandits. La peur pose d’une manière radicale le problème de la confiance entre les personnages : à cause d’elle, les disputes éclatent, les soupçons pèsent, les fautes et les erreurs se multiplient. Plus encore que la pâle figure des bandits, la peur incarne dans le film la figure véritable du Mal.
Les Sept samouraïs sont construits sur la préparation de l’action finale – des combats qui n’occupent que le dernier quart de sa durée – comme si cette action importait finalement moins que l’état d’esprit à conquérir avant qu’elle ne puisse avoir lieu. Posée à l’initiale de l’œuvre, la question de la peur paraît résolue à la fin, avec une victoire amère des justes. Mais le spectateur aura été moins frappé par cette issue que par l’ensemble des préparatifs (recherche des samouraïs, défenses installées dans le village, entraînements) et des péripéties plus ou moins secondaires. Côté scénario, l’incertitude où sont les samouraïs de pouvoir vaincre les bandits avec un petit peuple de paysans peureux suscite efficacement le suspense chez le spectateur. En arrière-plan, la peur déborde la thématique du film, et prend la tournure d’un langage ou d’une couleur générale : que l’on songe seulement aux sombres percussions qui accompagnent le générique, ou bien aux scènes successives d’attente des combats, à l’orée de la forêt, avec des hululements qui percent la nuit. Au centre du film, la peur dévoile donc la faible consistance de l’humanité.
Eros masculin ?
Enfin, une autre singularité du film réside dans le traitement de la masculinité. Le jeune Katsushiro est moins intéressant par la relation amoureuse qu’il entretient avec Shino, une fille du village – cheville mélodramatique autant qu’académique – que par l’expression de la jeunesse qu’il provoque chez Kurosawa. Le kimono clair, le visage de Kimura Isao, ses yeux en amande, sa voix perchée et son jeu naturel donnent au personnage l’élan spontané de la jeunesse, en contraste avec les autres samouraïs, expérimentés et parfois âgés. Une scène wagnérienne se tient au milieu du film, lorsque Katsushiro rêvasse un moment sur un tapis de d’herbe et de fleurs : on croirait un décor de Bayreuth pour Parsifal, un locus amoenus à l’écart de la pauvreté et de la perspective du prochain combat, où l’allusion sensuelle est soulignée par la sonorité cristalline de la musique. Les brèves scènes de tendresse entre Katsushiro et Shino sont convenues, et Shino elle-même apparaît principalement habillée et coiffée en garçon. S’il est amoureux de cette fille de paysan, le jeune samouraï se montre ingénu, timide et tendre comme une jeune fille – à l’opposé d’autres jeunes samouraïs du cinéma japonais –, autant qu’il se montre fervent disciple de son aîné Kanbei. Le fait que la Toho (la société cinématographique) ait prié Kurosawa de délaisser la question féminine ne diminue en rien le résultat : l’érotique des Sept samouraïs est presque exclusivement masculine, et elle présente une consonance homosexuelle qui ne dépare pas avec les traditions historiques des samouraïs.
La roue
On se souvient peut-être de l’image de la roue à eau fixée à la maison du ‘Vieux’, le chef de village : à plusieurs reprise elle réapparaît au cours du film, comme une inquiétante ponctuation. Symbole bouddhique, la roue évoque le destin qui va, aussi lourd que la pluie qui s’abat finalement sur le village dévasté par le combat final. Si la dernière scène des Sept samouraïs montre le retour à la paix, rythmé par le chant et la danse des paysans, elle ne prétend pas en revanche que le bonheur soit assuré, et que de nouveaux malheurs ne s’abattront pas encore. Kanbei le sait trop bien qui, habitué à des défaites, s’abstient de trop savourer la victoire dont il est l’artisan. Le film de Kurosawa n’entre donc que partiellement dans le genre du jidai-geki : la rigueur historique pose d’abord un sérieux barrage à la veine épique. Mais ce sont surtout les significations symboliques qui font l’intérêt de ce chef d’œuvre. Les Sept samouraïs, Kurosawa ont été salués souvent pour leur ‘humanisme’, mais l’humanisme en question est dépourvu d’illusion, plus encore de gloriole. Le regard porté sur l’homme apporte un mélange de compassion et de lucidité qui ne cèdent rien à l’autosatisfaction. Kurosawa ne fait pas le malin avec ses ancêtres.
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