La présence de la « religion » au Japon nous pose une colle redoutable. Les Occidentaux qui s’interrogent sur l’état du bouddhisme dans ce pays se cassent généralement les dents : il n’y a pas de raison que cet article ne m’invite pas, lui non plus, à prendre rendez-vous chez le dentiste. Car, en fin de compte, sur ce terrain, je ne suis pas sûr d’atteindre la vérité, et de parvenir à des résultats supérieurs aux autres.
De fait, les Japonais n’entendent pas la question de la religion et de la croyance comme l’Occident, si toutefois ils y entendent quelque chose eux-mêmes. En France, et plus généralement, dans les pays occidentaux, il faut se définir comme athée, agnostique, ou croyant (et préciser alors : catholique, protestant, orthodoxe, musulman, juif). On enfile une identité ou une fidélité comme un manteau, en veillant généralement à s’emmitoufler de manière hermétique. Cela rend service aux statisticiens, qui aiment les repères faciles.
L’éminent japonologue et philologue Jean-Noël Robert, professeur au Collège de France, en témoigne : quand on demande à un Japonais d’aujourd’hui quelle est sa religion ou sa croyance, il ne répond rien, ou prétend ne rien croire, sauf si la personne relève d’une nouvelle « secte » ou « nouvelle religion. » Professeur à l’Université de Lancaster, Ian Reader constate que sur 153 personnes interrogées, au cours d’une enquête menée en 1983 dans un sanctuaire bouddhiste d’Osaka, un tiers prétendait ne pas faire de différence entre les kamis et les bouddhas. Et lorsqu’il demande à un ami japonais à quelle école bouddhiste il appartient, celui-ci répond : « Je ne le sais pas : personne n’est mort récemment chez moi. » Un autre lui assure encore : « Je ne suis pas religieux. Ma famille appartient au bouddhisme Zen mais nous l’ignorions jusqu’à ce que mon grand-père meure l’an dernier. Nous pensions relever plutôt du Jodo-Shû. »
Malgré ces indices, les historiens, les sociologues des religions, mais aussi les enquêtes organisées par l’administration japonaise tentent des évaluations, publient des chiffres et des statistiques. D’après une étude de 2008 (NHK survey of religion in Japan), 34% des Japonais s’estiment affiliés à une organisation bouddhiste. Cette enquête donne des pourcentages d’affiliations aux différentes organisations bouddhistes (Terre Pure, Tendaï, Shingon, Nichiren, Soka Gakkai), d’après des relevés effectués par l’ensemble des préfectures japonaises. Mais les statistiques sont peu viables : une enquête de l’Agence des affaires culturelles montre que le Japon compterait 209 millions d’affiliations à des formations religieuses, quand ce pays ne compte que 127 millions d’habitants ! Avec prudence, dans Le Japon contemporain, (Fayard, 2007), Jean-Pierre Berthon note que « Le bouddhisme et le shintô constituent toujours les deux courants religieux dominants du Japon ».
En dépit du flou qui règne concernant la description des bouddhismes japonais (le pluriel semble préférable en effet, tant les écoles diffèrent entre elles, en dépit du fond commun mahayaniste), des chercheurs et des commentateurs n’hésitent pas à en donner une image catastrophique. Ils parlent de désertification religieuse, de temples non fréquentés et abandonnés, à mesure que s’effritent les restes du système danka (ces affiliations officielles des foyers ou familles à tel temple étaient devenues obligatoires à l’ère Tokugawa pour éradiquer le christianisme). Ils recueillent le témoignage affligé de certains moines, dont les services sont de moins en moins sollicités. Et il est vrai qu’au Japon, quantité de traditions culturelles et locales ont été perdues, se sont dissoutes dans la modernité, sous l’effet d’une urbanisation parfois extrême.
Dans le chapitre du Japon contemporain qu’il consacre au phénomène religieux, Jean-Pierre Berthon donne lui aussi l’image d’un profond déclin. Il note tout d’abord qu’à cause du système danka, le bouddhisme japonais a viré en bouddhisme funéraire. Longtemps, « Le bouddhisme institutionnel a dû [sa survie] à son rôle de gestionnaire des fins dernières : funérailles, cérémonies commémoratives, processus d’ancestralisation lié au culte des morts. » Mais aujourd’hui, avec la désertification des campagnes notamment, et l’abandon des funérailles bouddhistes – généralement coûteuses –, cette religion tend à décliner au profit de l’indifférentisme ou bien de religions nouvelles, de sectes, ou de religiosité à la carte. A un autre niveau, le chercheur constate une rupture profonde : « Il existe un fossé entre la doctrine enseignée aux moines dans les universités que possède chaque grande école bouddhique et la réalité des croyances dans les temples ordinaires, où les paroissiens sont bien moins soucieux des questions dogmatiques touchant l’enseignement du Bouddha et le salut que de la façon dont la cérémonie funéraire et les rites post mortem seront effectués » (Le Japon contemporain, p. 410-411).
Cela dit, les sociologues et historiens sont-ils les mieux à même de comprendre la présence du bouddhisme au Japon, lorsque leur enquête se fonde sur des statistiques, des ‘marqueurs identitaires’, des pratiques nombrables ? Pour le professeur Ian Reader (Université de Lancaster), la culture japonaise et la « religion » doivent être considérées comme un tout que l’on ne peut pas toujours séparer lorsque l’on cherche à les étudier. On butte sur l’étanchéité des catégories. Au Japon, on ne peut pas dire que l’on croit ou que l’on ne croit pas. N’hésitant pas à recourir à une catégorie délicate à employer concernant le Japon (l’athéisme), le journaliste américain Matthew Coslett (GaijinPot) évoque ce pays comme le pays athée le plus religieux. Ce paradoxe s’explique du fait qu’au Japon, la « religion » est « sans croyance », et qu’elle consiste surtout en des pratiques rituelles, notamment saisonnières.
En japonais, avoir une religion, une croyance religieuse (shuukyou shin 宗教心) signifie être un adepte, plutôt pratiquant, au sens occidental et même chrétien du terme, avec une théologie et une église. Un Japonais moyen est autant un athée religieux qu’un croyant minimaliste qui s’en remet à quelque rituel. L’athéisme renvoie à un Dieu transcendant et personnel, auquel ne correspondent ni les kamis du Shintoïsme, ni les déités de la cosmologie bouddhique (Dainichi Nyorai, par exemple). C’est pourquoi la plupart des Japonais ne peuvent pas se dire adeptes ou pratiquants au sens où nous avons coutume de le dire en Europe. Maître Zen, Eric Rommeluère explique que la ‘foi’ bouddhiste correspond de toute façon moins à une croyance qu’à une confiance, une conviction ou une appréciation. En outre, pour nombre de Japonais, parler de « religion » ou d’une croyance quelconque en société, est vécu comme une impolitesse.
Ensuite, comment tenir compte des signes religieux, des pensées religieuses de millions de Japonais ? Quel répertoire tient-on des autels et « butsudans » de toutes les habitations japonaises, des prières aux ancêtres, aux divinités protectrices, mêlant d’ailleurs bouddhisme et shintoïsme ? Quel tout puissant statisticien ira comptabiliser les bâtons d’encens ? Pour dire une prière, un Japonais n’a pas besoin de se rendre au temple, ou de participer à une cérémonie collective. Pour pratiquer une prière ou un bref rituel, une usine et une entreprise n’ont besoin de s’inscrire nulle part. Comment mettre sur le même plan les adeptes du Jodo-Shinshû, pour qui une seule prière sincère à Amida peut leur assurer le paradis, et les adeptes du Zen, qui tiennent plutôt à la voie exigeante et généralement progressive de l’Eveil, et qui ont par conséquent besoin d’un échange régulier avec un maître ?
Lorsque l’on cherche à connaître et à comprendre le bouddhisme de l’intérieur, toute la question de la présence bouddhiste au Japon se trouve éclairée autrement. Comment évaluer la présence d’une religion qui proclame, comme Manjushri : « Je n’ai pas de vue, je n’ai pas de réalisation et pas plus d’enseignement », ou dont les notions de vacuité (ainsité) et d’impermanence (mujo en japonais) ont façonné les mentalités pendant un millénaire et demi ? Que signifient le silence, l’impersonnalité, la relation à autrui dans un pays longtemps nourri, irrigué par le Zen ? Comment ces non-signes, signes muets ou sans apparence peuvent-ils entrer dans la comptabilité statistique ?
D’Ozu à Miyazaki et Kurosawa Kiyoshi, le cinéma japonais témoigne d’une sonorité ou d’une couleur qui ne s’explique que par un façonnage culturel séculaire et d’origine bouddhique. Le Japon ne serait plus bouddhiste ? mais alors comment expliquer l’atmosphère de l’été, la saison d’O Bon, où s’élève au crépuscule le chant plaintif des cigales, et où sonne régulièrement une clochette ? Les bouddhismes japonais dépériraient, et cependant, en 2007, on ne dénombrait pas moins de 315.659 moines, prêtres et responsables bouddhistes – pour donner une comparaison, la France comptait 6800 moines et moniales en 2011. Jean-Noël Robert affirme que de loin, « la culture japonaise » est « pétrie de bouddhisme », et que « l’histoire du bouddhisme est certainement loin d’être terminée au Japon ».
Cela dit, malgré cette présence, faite de pratiques, de survivances, de continuités, de renouvellements, l’érosion est peu niable. La dissolution des enseignements bouddhiques se vérifie dans une population qui aime souvent se trouver à la dernière mode : les différentes formes de bouddhisme sont reléguées parmi les vieilleries inutiles qui prêtent à sourire. Se reposer sur le système danka pendant des siècles comportait un risque immense, en rattachant administrativement, voire artificiellement les foyers à des temples pour l’organisation des funérailles et des prières que l’on donne, les années qui suivent le décès – jusqu’à trente ans. Certains Japonais éprouvent de la colère à l’égard de moines et de temples qui se sont enrichis de cette manière : de nos jours, un grand nombre d’entre eux se dispensent de faire appel à eux, et confient l’enterrement aux seules sociétés de pompes funèbres. Il n’est pas certain que le bouddhisme y perde, dans cette épreuve de vérité.
Sur un plan davantage philosophique – et si l’on peut dire, théologique –, certains maîtres bouddhistes critiquent l’histoire de leur pays aussi bien que leurs contemporains. Le grand maître zen NISHIJIMA Gudo (1919-2014) déplorait que les piliers du bouddhisme acceptés au Japon se fondassent sur des postulats nihilistes. Dans une conférence remarquable datée de 1997, disponible en français, il montre que les études bouddhiques au Japon sont imprégnées par une attitude nihiliste. Ce nihilisme, contradictoire avec le Dharma, est une production de l’histoire et de la culture japonaise (du XXe siècle) bien plus que du bouddhisme lui-même, orienté et nourri par les Soutras. La réaction de NISHIJIMA se comprend bien : selon lui, s’il faut revenir à la compréhension du bouddhisme antérieure à Meiji, ce n’est pas par un conservatisme absurde, mais pour renouer avec les véritables sources.
De fait, cette position ne m’étonne guère. Un ami japonais admire le christianisme parce qu’il inspirerait aux Européens la voie à suivre (même lorsqu’ils se disent athées ou sceptiques) : le sens du bien, l’amour, la compassion, l’aide aux faibles et aux pauvres, l’instinct de protection vis-à-vis des minorités y sont rappelés. Au Japon (selon cet ami), ce sens moral est pratiquement inaudible ou inexistant. Sauf à effectuer par lui-même des recherches, comment un jeune habitant de Tokyo, d’Osaka ou Nagoya pourrait-il connaître les Six perfections du Mahayana (sagesse, charité, moralité, humilité, ardeur, méditation) ? Comment pourrait-il savoir qu’un bodhisattva œuvre par compassion au salut de tous ? Le bouddhisme serait une école d’indifférence pour des indifférents, parfois portés à une forme de violence et de cruauté sociales sans qu’une réponse ‘bouddhiste’ leur soit donnée.
En réaction, il semble que les nouvelles écoles bouddhistes (aussi contestables soient-elles parfois, au regard du Mahayana) portent en elles une exigence d’authenticité, de retour à des maîtres japonais anciens. Le Zen rassemble des moines beaucoup plus que des fidèles – contrairement à ce qui se produit, par exemple, en France et aux Etats-Unis. Des commentateurs affirment que les grandes écoles historiques, quant à elles (Jodo-Shû ou Jodo-Shinshû, Shingon, Tendaï) se reposent sur leurs lauriers, qu’elles se figent même, et que par leur faute, le bouddhisme serait carrément mort, au Japon. Comblés de trésors nationaux, de temples étourdissants ou magnifiques, visités par des touristes du monde entier, ils seraient eux-mêmes devenus muséographiques ou ornementaux. Or, si l’on ignore le tour que prendront vraiment les bouddhismes japonais au XXIe siècle, il est certain que ce sont ces grandes écoles historiques qui ont présidé à l’introduction des courants bouddhistes chinois, œuvré à la traduction des textes fondamentaux ; elles ont présenté des patriarches, des « saints » ou boddhisattva, maîtres et inspirateurs éminents, parmi lesquels on citera Dogen (Zen) et Kukai (Shingon), que l’on place au sommet de la pensée japonaise – le premier a été comparé à Heidegger. La question est de savoir si ces courants historiques, riches de ses trésors, sauront s’adresser aux hommes d’aujourd’hui et de demain pour assurer la transmission qu’elles revendiquent.
Sources : Ian Reader : Religion in contemporary Japan (1993). Bernard Faure : Le bouddhisme (2010). Eric Rommeluère : Le bouddhisme n’existe pas (2011). Nishijima Gudo : « Le bouddhisme japonais et la restauration de Meiji » (site : Un Zen Occidental.net). Jean-Noël Robert : Petite histoire du bouddhisme, Librio, 2008. Richard Bowring : The religious traditions of Japan (500-1600), Cambridge University Press, 2005. (Le volume suivant, qui décrira les années 1600 à nos jours, n’est pas encore publié). Norimitsu Onishi : « In Japan, Buddhism may be dying out », New York Times, 14 juillet 2008.