Ecrivain majeur du XXe siècle, MISHIMA Yukio a fasciné tout au long de sa vie et par-delà sa mort théâtrale, le 25 novembre 1970. Estimé et aimé de KAWABATA Yasunari, il a fasciné les intellectuels français les plus divers, de Marguerite YOURCENAR à Michel FOUCAULT, à Richard MILLET et au philosophe Pierre BOUTANG. En Europe et aux Etats-Unis, il est compris plus librement qu’au Japon, où il se trouve récupéré avec contresens par diverses extrêmes-droites. Au-delà des manipulations, des images et des masques avec lesquels il a voulu faire danser sa vie publique, il faut rappeler que Mishima est avant tout un écrivain et un dramaturge, et que sans lui, la littérature moderne manquerait d’une respiration.
On s’accorde à reconnaître Le pavillon d’or et La confession d’un masque pour ses deux sommets, tandis que la tétralogie intitulée La mer de la fertilité suscite incompréhension et désaffection, pour des raisons, les unes sérieuses, les autres injustes, qui pourraient faire l’objet d’un autre article. L’univers bleuté et lumineux du Tumulte des flots, la cruauté enfantine du Marin rejeté par la mer, la très comique et coquine Ecole de la chair suffisent par ailleurs à dessiner une personnalité à la fois libre et singulière, qui entre aisément dans les recès les plus complexes de la psychologie.
Tout en tenant – sans originalité, donc – Le pavillon d’or et La confession d’un masque pour les deux œuvres phares de l’écrivain, dont les résonances ne s’épuiseront probablement jamais en moi, j’ai été saisi par « Une histoire sur un promontoire » dès la première lecture. Ceux qui ont commenté le recueil de nouvelles réunies sous le titre Une matinée d’amour pur par Gallimard en 2003 lui ont souvent préféré « La lionne », récit plus coloré, et plus proche d’une littérature du mal au sens de Georges Bataille. Mais cette nouvelle-ci, d’une trentaine de pages dans la traduction française, a de quoi marquer à vie.
« Une histoire sur un promontoire » (岬にての物語) est écrite en 1945, et publiée l’année suivante. Mishima a vingt ans. Il a récemment obtenu son premier succès et la reconnaissance de plusieurs pairs avec La forêt tout en fleur (Hanazakari no mori), dont le premier tirage a été épuisé en une semaine. Après un roman historique non traduit en français, Chusei (Le Moyen âge), après surtout la fin de la guerre la plus dévastatrice de l’histoire de son pays, il revient à sa véritable veine : le récit psychologique et lyrique. « Une histoire sur un promontoire » anticipe l’inspiration du roman Le tumulte des flots (1954), mais avec un fil davantage dépouillé. Ce titre remarquable pourrait illustrer la vie, l’œuvre, la pensée et les contradictions de Mishima ; il est remarquable de noter que le texte d’ « Une histoire sur un promontoire » semble reprendre à plusieurs reprises l’expression « tumulte des flots », répétée dans la version traduite.
Un garçon accompagne sa famille en vacances sur la presqu’île de Bôso, dans la Baie-des-Hérons – à l’écart du monde, dans un paysage dont le narrateur célèbre le secret, percé seulement par quelques peintres de goût. En s’éloignant des siens, le garçon de onze ans va découvrir en lui la puissance du rêve, fait la connaissance d’un jeune couple d’une vingtaine d’années, puis connaît une secrète expérience amoureuse, qui s’avère à la fois brûlante d’intensité et sans avenir.
Les premières lignes chantent le rêve : « C’est un penchant qui s’est asséché et émoussé avec le temps, mais il est resté toujours ancré en moi : enfant, puis adolescent, je ne rechignais pas à consacrer une journée entière à la rêverie. » Autre signe du désir, la présence d’un sanctuaire dédié à Benzaiten, l’une des sept divinités du bonheur. Elle protège la beauté, la musique (ce sont des sons d’harmonium et une voix qui attireront le garçon vers la jeune fille) et la littérature (avant de marcher vers l’Est, le garçon lit un roman, connaît les Mille et une nuits et L’île au trésor de Stevenson).
La description de la nature qui s’impose peu à peu prend une tournure sensuelle qui marque la naissance diffuse du désir en ses divers degrés. L’image du promontoire justifie la structure de la nouvelle : le lecteur accompagne le garçon toujours plus loin, plus en retrait de la famille, du maître nageur, et des autres en général. Plus loin, la jeune femme rencontrée par hasard propose au garçon de l’accompagner jusqu’à la pointe du promontoire. Elle est l’initiatrice d’un monde inconnu – celui de l’amour et de la mort.
Une intelligence du cœur et de l’Eros se déploie ainsi par coups successifs, qui relancent et renforcent l’émotion du garçon. Que l’on juge par exemple de cet instant de silence qui saisit le jeune personnage narrateur, avant que la rencontre n’ait lieu : « Adossé à un rocher en forme de casque qui saillait dans les herbes, je contemplai la mer et prêtai l’oreille. Le mugissement des vagues qui déferlaient à la base des roches, tout en bas, semblait s’abstraire du paysage grandiose, et produisait une musique différente qui paraissait résonner dans un coin du ciel, comme un grondement feutré de tonnerre lointain : la houle qui ouvrait et refermait son éventail blanc au pied du précipice vertigineux, les embruns qui s’envolaient sur les rochers, l’eau qui miroitait furtivement, mais violemment sur la pierre, tout créait une sensation de silence, dans un panorama d’une effrayante sérénité. »
Ce bord de mer où le soleil caresse les arbustes et les fleurs joue comme la source du désir érotique, auquel il prête une direction mystérieuse. Celui qui en est touché, puis saisi, comprend mal le vent qui se lève en lui. Le jeune couple qui le convie à la promenade en se moquant de sa naïveté lui sert finalement d’intercesseur, en lui montrant une image de l’amour dont le sépare une infranchissable distance. Eux sont grands, initiés à l’amour, quand lui est encore sinon innocent, du moins ignorant. L’enfant ne comprend pas l’instant silencieux où le jeune homme laisse échapper quelques larmes, quand tous trois se mettent à contempler la mer. Comme par hasard, l’écrivain précise que le jeune homme et la jeune fille se ressemblent, ils se sourient de même et leurs vêtements sont assortis : détail et astuce d’un homoérotisme caractéristique de Mishima, au cœur d’une nouvelle qui met en scène une relation clairement hétérosexuelle, où la beauté de la jeune fille transporte le petit garçon.
Une promesse enivrante et secrète hante ce récit depuis ses premières pages pour en former l’horizon principal, même lorsque, après une péripétie ludique, le dépit amoureux impose son amertume. Nul autre que Mishima n’était capable de scruter et de chanter cet éveil des sens chez un adolescent : un adolescent qu’il est encore lorsqu’il écrit cette nouvelle, avec la précocité littéraire et la précision psychologique d’un Radiguet (écrivain français qu’il admire et auquel il consacrera une nouvelle en 1953), et qu’il s’efforcera de demeurer, au point de se vomir adulte, puis d’en mourir. Alors que le thème de cette ‘histoire’ est d’une grande simplicité, que peu de dialogues l’animent, et qu’aucune action spectaculaire n’intervient, toute l’énergie du récit se concentre sur la description de la nature, admirable et redoutable, et sur l’émoi du garçon, nouveau comme une fleur qui s’ouvre au matin : peur, fascination, joie, incrédulité, rêve, imagination, poids du monde ; ses sentiments répondent au paysage qui l’entoure, selon une mobilité qui fait penser à celle de nuages poussés par le vent.
Références bibliographiques :
De MISHIMA Yukio :
Une matinée d’amour pur. Nouvelles choisies et traduites du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty. Gallimard, 2003.
La mort de Radiguet. Traduit du japonais par Dominique Palmé. Gallimard, 2012.
Le tumulte des flots. Traduit du japonais par Gustave Renondeau. Folio Gallimard, 1969.