Les contes traditionnels japonais sont envahis d’ogres, d’ogresses, de démons, de sorcières, d’esprits malins et vengeurs, types de pretas et force tengus. Il n’est que de lire « Cent ogres dans la nuit » (il n’en fallait pas moins) pour rencontrer de charmants exemples de ce folklore magique et noir dont des mangas et des films d’animation ressaisissent la mémoire enfouie sous les apparents conforts de la modernité.
Au nord du Tohoku, côté Mer du Japon, la péninsule d’Oga abrite quelques-uns de ces êtres monstrueux. Déjà, sur la route, des panneaux indiquent à plusieurs reprises aux conducteurs qu’ils sont en train de pénétrer en territoire Namahage (prononcer ‘Namahagué’), et proposent un dessin assez grossier de ces faces terribles : sous une crinière noire ébouriffée, un visage cruel que strient deux yeux méchants, une bouche ouverte à toutes les dévorations, et deux cornes blanches que ne renierait aucun jeune diable. A Oga même, petite bourgade perchée au-dessus de hautes falaises fouettées par le vent, semblables à la Côte sauvage de Quiberon, les restaurateurs disposent plusieurs mannequins de Namahage, hauts comme des Japonais du nord, mais qui ne suffisent pas, semble-t-il, à détourner aucun client.
Qui sont donc ces créatures ?
Pour le savoir, il suffit de se rendre au musée des Namahage, caché dans la forêt. Cet établissement sérieux et moderne paraît répondre à une ambition ethnologique des plus scientifique : vêtements, habitat, accessoires, récits, photographies, peintures, vidéos, enregistrements sonores, tout témoigne de la vie organisée et néanmoins immémoriale de ces êtres irrités. On y apprend que les Namahage sont rattachés au sanctuaire Shinzan Honzan, situé au milieu de la péninsule, et qu’ils possèdent des sortes de cousins dans le canton de Yuri. Leur origine est incertaine, et il court dans la région d’Oga toutes sortes d’histoires plus ou moins abracadabrantes. La légende que le Musée met en valeur raconte qu’un empereur de Chine de l’époque Han aurait visité Oga, et qu’il s’y serait fait accompagner de cinq « oni » de type Namahage, mais que le 15 janvier, ces monstres lourds étaient libérés par le souverain et se livraient à toutes sortes de désordres exubérants en ville. On raconte aussi que les Namahage représenteraient de vilains Russes comme ceux qui tentèrent plusieurs fois d’aborder la péninsule durant l’ère Edo. Les monstres en question ont donc subi au cours de l’histoire des transformations successives : le festival d’hiver les voit se livrer à des danses rituelles shînto. Pourtant, le sanctuaire Shinzan Honzan les rattache à la fois au shînto et au bouddhisme shingon. Ne seraient-ils pas des esprits syncrétiques comme les Japonais eux-mêmes ? De nos jours, ils ont la réputation d’éloigner les esprits mauvais et de protéger la population locale.
La salle la plus étonnante du Musée est aussi grande que le Sanjusangen-do, temple de Kyoto qui abrite mille et une statues de divinités bouddhiques : tout d’un coup, le visiteur se trouve nez à nez avec des dizaines de Namahage enragés qui semblent dévaler sur lui pour le dévorer.
S’il lui reste une once de courage ou de témérité, il peut participer ensuite à une séance rituelle : dans une salle basse traditionnelle, avec tatami, portes coulissantes et brasero central, il entend d’abord des rugissements de plus en plus rapprochés, typiques de la cruauté de ces monstres épouvantables. Quelques secondes après – le temps presse –, alors que le public des visiteurs est tétanisé ou qu’il a fui, deux véritables Namahage entrent soudain en moulinant de grands gestes de leurs bras, tandis que leurs pieds martèlent le sol. Tout en poussant des rugissements réguliers, ils menacent les visiteurs par une gestuelle tour à tour mystérieuse et explicite, ou en tendant un épais couteau de bois au tranchant incertain, et lancent des « toi, tu bois trop ! », « et toi, tu as été méchant avec ta femme », etc. Puis ils s’adressent à deux acolytes censés représenter des habitants, pour leur demander des comptes, du saké, et leur promettre une nouvelle visite.
Outre cette démonstration encore pacifique, les Namahage frappent aux portes des maisons d’Oga, le soir du 31 décembre, veille du changement de l’année – jadis, ils faisaient la tournée des fermes. « Ces démons vont par trois ou par cinq, témoigne Laurence Caillet, vêtus d’épais manteaux de paille et le visage caché par un masque rouge ou vert, cornu et effroyable. Ils brandissent un sabre de bois ou un maillet et agitent une boîte en bois renfermant des babioles qui bruissent quand on les secoue. »
Alors que les parents ont été prévenus et qu’ils se sont préparés, les enfants comprennent à leurs coups sur la porte que les monstres locaux vont entrer, et qu’ils vont bientôt s’adresser à eux : déjà l’un crie ou pleure, tandis que l’autre s’agrippe à sa mère comme s’il allait en être arraché, et qu’un autre encore bat des pieds. Voici que les Namahage s’introduisent dans la pièce principale où le dîner est servi. Ils menacent tel ou tel gamin, que cette vue traumatise à moitié : « as-tu bien travaillé cette année ? » ; « et toi, on m’a dit que tes résultats n’étaient pas bons ! », « qu’est-ce que tes parents vont faire de toi ? », etc. Terrorisés, les enfants promettent toutes sortes d’efforts et d’exploits pour apaiser ces esprits coléreux. Ils s’engagent devant leur famille à redresser une situation scolaire fâcheuse que quelqu’un a révélée aux monstres infernaux, tandis que les parents offrent à leurs étranges visiteurs des boules de mochi et du nihon shû. Après s’être assurés de la sincérité de ces promesses, les Namahage quittent la maison d’un air bougon, car ils sont conscients que les petits garçons et les petites filles ne tiennent pas facilement parole. Les mauvaises langues, qui se disent généralement scientifiques, assurent que les Namahage n’existent pas plus que le Père Noël ou le Père Fouettard, et que ce sont les jeunes gens les plus irréprochables d’Oga qui auraient l’audace de se déguiser. De nos jours, la crédulité croît.
Personnellement, j’ignore si les résultats scolaires d’Oga sont supérieurs à la moyenne nationale du Japon. Mais, ayant vu de mes yeux, et entendu de mes vraies oreilles les fameux Namahage, je me dis qu’au lieu d’imaginer toutes sortes de réformes compliquées, le Ministère de l’Education Nationale aurait intérêt à en inviter quelques-uns en France, peut-être même à leur construire autant de villages qu’il y a ici d’académies ou de rectorats. Alors, immanquablement, on verrait l’échec scolaire chuter, des vocations s’annoncer, des destins professionnels se profiler, sans parler de toutes sortes d’avancées diplomatiques qui permettraient de renforcer les liens entre la France et le Japon.
Chers Namahage, la France vous attend !
La vidéo ci-dessus résume en anglais les activités des Namahage.
Référence :
* Laurence Caillet : Fêtes et rites des quatre saisons au Japon, Presses Orientales de France, 1981.