Comme le savent ceux qui ont eu la chance de séjourner assez durablement au Japon, la cuisson humaine y forme une puissante et rougeoyante originalité. Une quarantaine de degrés et plus vous accueillent dans ces fameux onsen dont le nombre tourne autour de 2300, parmi lesquels le plus ancien aurait trois mille ans. Pratiques thermales, les sources d’eau chaude naturelle sont également appréciées des moines, qui en font un rituel de purification.
Séjournant à Beppu l’été 2008 – cité thermale parmi les plus célèbres de l’archipel, au Nord Est de Kyushu –, je fus impressionné par le nombre de onsen qui siégeaient de part et d’autre des petites rues, à une saison défavorable où la plupart étaient fermés. A l’extérieur, la température voisinait les trente quatre degrés et les nuages laissaient échapper des pluies aussi chaudes que le sol qui les recevait. La curiosité était encore plus forte que le climat : en dépit de la sueur inspirée par l’air humide, je décidai de me lancer vers un onsen, facile à dénicher dans ce royaume thermal.
Là, dans le calme bassin qui se présentait à moi, une quinzaine de messieurs et garçons se trouvaient pour ainsi dire plantés, n’effectuant de temps à autre que des gestes lents. Le silence était remarquable. La plupart des visages suaient sagement, comme des homards ou de résignés tourteaux, quelques-uns poussant de temps en temps un souffle pointu dont le surgissement ne laissait pas de m’interroger. Ces gens-là tenaient bon au fond de leur cuisson.
Quelques-uns jetèrent un coup d’œil sagement ironique vers l’unique étranger qui osait les rejoindre avec l’inconscience des novices. De fait, ayant plongé le pied jusqu’à la cheville, j’eus l’impression qu’une armada de piranhas s’en étaient emparé pour le dévorer, et me demandai s’il ne valait pas mieux renoncer à une entreprise téméraire. Digne et honteux comme un samouraï non entraîné, je résolus de poursuivre mon investigation et d’affronter la totalité du liquide en feu. Passé le niveau des genoux, je m’interrogeai sur la température, et tentai de sublimer l’insolente pression de la haute chaleur en élan de colère vis-à-vis de la direction, que je soupçonnai d’intentions malveillantes et hostiles à l’égard des clients. Or, le petit public autour de moi – deux hommes m’avaient déjà fait un peu de place – montrait une impassibilité remarquable, qui évoquait des habitués, des experts, ou encore, des patients que des anesthésistes auraient insensibilisés. Je n’avais autour de moi que des témoins de la lâcheté, qui parleraient ensuite de la moquable crevette blanche qui s’était présentée ce jour-là, avant de fuir. Au moment crucial où mon esprit combinait une issue dont l’interprétation n’affecterait pas le sens de l’honneur, des signes humains me furent lancés. Plusieurs clients me voyant hésiter m’adressèrent un aimable sourire accompagné d’un « atsui desu ne ! » (« comme il fait chaud ! ») dont l’inutile évidence m’aurait agacé si je n’y avais pas vu un discret signe d’encouragement. Ces personnes elles aussi sentaient l’effet de la chaleur !
Alors, c’était décidé : il fallait me résoudre au sacrifice complet. M’inspirant de ces volontés qui firent briller la garde prétorienne à Rome et les Grognards à Waterloo, ou de ces degrés ascétiques par lesquels la conscience s’efface, lâche prise, pour rejoindre le divin ou le néant, je descendis enfin au fond de l’enfer de lave. L’eau, enfin, était autour du cou, ma tête avait rejoint les autres têtes surnageant au-dessus de cette surface hypocritement tranquille.
Homard ou tourteau, j’avais vaincu.
Compterais-je jusqu’à cinquante, jusqu’à cent, ou cent-cinquante ? Me concentrer sur le nombre de minutes ou de secondes, ou bien sur l’astuce qui ferait croire que ma visite avait assez duré, voilà en quoi consistait désormais mon effort. Tandis que le brasier flambait joyeusement tout autour, j’oubliais qu’un onsen offrait en principe un digne repos, qu’il apaisait le corps et l’âme, qu’il existait probablement un esprit du onsen comme il en existe un pour le thé, attirant des affidés, des gourmets, des esthètes. La vérité m’oblige à dire que j’avais chaud pour mille ans.
En sortant de cette eau fulgurante, mon corps n’était plus là.
C’était devenu de la viande rougie et repoussante, de la peau blanche badigeonnée de teinture écarlate.
Mais alors, quelle fierté pour ce gaijin, ce Français qui avait vaincu l’eau du volcan, et s’était mesuré au peuple des kamis !
Revenu dans le monde des hommes et des nécessaires ablutions, j’eus l’impression d’une infinie médiocrité et d’une insignifiante existence : après l’âpre lutte avec le génie en feu du onsen, je redevenais un pitoyable touriste, anodin et égal.