Pays communautaire, « hyper-insulaire » selon les géographes, hanté par un gros poisson qui fait trembler les profondes racines de son archipel, le Japon est capable de se retourner d’un seul coup, pour retrouver l’état apparemment paisible qui précédait ce coup. Il y a quelques mois encore, un maire, un homme politique ou un artiste pouvait lancer n’importe quelle plaisanterie douteuse sur les personnes homosexuelles – KITANO Takeshi ne s’en est pas privé – sans craindre aucun remous. Une certaine homophobie pouvait s’exprimer dans un pays où elle n’était pourtant qu’un résultat tardif (il remonte à l’ère Meiji) de l’influence occidentale, à coups de missionnaires américains et de puritanismes divers, d’origine protestante ou communiste.
Ce changement ne part que secondairement des associations LGBT, divisées au point d’organiser deux Gay Pride différentes à Tokyo, et apeurées au point de n’avancer que de timides stratégies. Il vient de l’Etat lui-même, décidé à prendre les choses en mains, et qui a confié des missions aux Ministère de la Santé et à celui de l’Education. Des études statistiques publiées par le journal Asashi, et effectuées par des universités en lien avec l’Institut National de la Population et de la recherche sur la Sécurité Nationale, indiquent que 51% des Japonais seraient favorables à l’union civile ou au mariage – jusqu’à 70% chez les jeunes de dix-huit à trente ans. Une étude détaillée de NHK (publiée le 25 décembre 2015, mais effectuée en 21 jours, au mois d’octobre, avec des réponses de 2500 personnes sondées, habitant dans les 47 départements), montre que 65% des personnes homosexuelles et « LGBT » se disent favorables au mariage, 25% à une union civile. Parmi les arguments retenus, les personnes sondées évoquent la santé, le besoin de reconnaissance sociale en milieu professionnel, puis le problème de la retraite et de l’héritage, le désir d’avoir des enfants, et la possibilité de se marier avec un étranger ou une étrangère. Cette étude témoigne de l’implication de l’Etat et de sa volonté d’alimenter la discussion sur le statut en cours de préparation par le biais de statistiques fiables, qui reflètent l’état de l’opinion, et font connaître l’attente d’une portion non négligeable de la population.
Depuis plusieurs mois, des ‘partenariats’ sont célébrés dans plusieurs mairies de Tokyo (Shibuya, Setagaya), ou bien à Takarazuka, département de Hyogo : il s’agit de préfigurations de contrats de mariages ou d’unions civiles plus complètes. Afin de ne pas se trouver en reste face aux alliés américains et européens, de ne pas se sentir démodé à l’heure des prochains Jeux Olympiques de Tokyo, et pour tenir son leadership en Asie, le Japon chemine de plus en plus vite vers l’union civile ou le mariage des personnes homosexuelles, et se met à combattre l’homophobie – qui inonde depuis des années les réseaux dits sociaux, à côté du racisme et de quantité d’insultes ad hominem… Alors que les mentalités étaient parfois mal disposées (l’homme doit jouer le rôle, presque la comédie de la virilité, parfois avec une nuance martiale), que des préjugés (en vérité récents) pouvaient parfois exercer des pressions sévères sur les personnes – ce dont le film Hush de Hashiguchi donne une petite idée –, l’Etat va de l’avant, et appelle les formations politiques à réfléchir. Celle-ci a commencé, notamment au sein du puissant Jiminto (Parti Libéral Conservateur, au gouvernement depuis plus d’un demi-siècle).
Un indice exemplaire de cette évolution est le scandale provoqué par un homme politique secondaire au cours de l’automne 2015. Ayant tenu des propos homophobes des plus grossiers, ce monsieur a été la cible de toute la presse indignée, du grand quotidien Asashi et du Yomiuri jusqu’au Sankei, classé très à droite. Pour paraître le dernier des ringards, ou le plus nul parmi les plus nuls, il suffit désormais au Japon de tenir un langage qui, il y a quelques mois encore, passait inaperçu.
La prise en main de ce double dossier par l’Etat – lutte contre l’homophobie et possibilité de l’union civile ou du mariage – décrit une évolution qui, au regard de l’histoire japonaise, n’est pas étonnante. Non seulement le bouddhisme ne dit rien de spécifique concernant la sexualité (il a plutôt contribué à des pages monastiques de l’histoire homosexuelle, l’essentiel étant de ne pas nuire à autrui ; il demande seulement d’éviter la ‘débauche’), mais l’ère Heian, et l’ère Edo, notamment, ont chanté les amours masculines ; dans cette riche histoire, on trouve non seulement des acteurs de Kabuki, mais aussi de très nombreux samouraïs et au moins un tiers des Shoguns – au point où, au XVIe siècle, des missionnaires portugais s’indignèrent de mœurs aussi répandues au Japon qu’elles l’avaient été dans la société petite société grecque que connut Socrate. Le fait homosexuel était donc traditionnel et plutôt respecté. Il donna un beau sujet d’inspiration à l’un des écrivains les plus célèbres de l’Ere Edo : Le Grand miroir de l’amour mâle, de Saïkaku.
Il est vrai que, tout comme en Europe, la manière de désigner l’homosexualité, de la vivre et de la représenter, a considérablement évolué. On n’aurait pas pu demander à Gaston d’Orléans et à Jean Lorrain de se reconnaître dans une image de soi qui est aujourd’hui celle qu’adoptent par exemple Stéphane Bern et Angelo Rinaldi. Les homosexuels japonais ne sont évidemment que de lointains héritiers des samouraïs et acteurs de Kabuki, tant les conditions d’existence, la société et les mentalités ont changé. Il faut bien l’admettre : l’ampleur et la durée des persécutions contre les personnes homosexuelles en Europe (bûchers, emprisonnements, supplices) ne trouvent pas leur équivalent dans l’histoire du Japon.
Le chercheur français Erick Laurent a beau prétendre dans Les Chrysanthèmes roses (2011) que la vie sexuelle des Japonais relèverait avant tout du privé, du secret et de l’ombre, et que la réclamation de droits ne traduirait qu’une influence occidentale, l’évolution actuelle invite à une interprétation plus nuancée et moins utopique. Pays des codifications et des règlements, le Japon ne pouvait que combler une lacune de son droit ; et en mettant celui-ci à jour, se réconcilier avec sa durée historique. Par ailleurs, si le Japon fait partie du G20, de la Cop21 et remplit depuis longtemps des missions confiées par l’ONU, on ne voit pas pourquoi il devrait, sur la question du droit des personnes homosexuelles, entretenir une sorte d’exclusivisme et d’isolement aussi mythique qu’exotique, qui le renverrait à une histoire qui ne peut être qu’un mirage rétrospectif, une reconstruction a posteriori dans un monde qui n’est plus tout à fait le même.
On ignore si le gouvernement japonais préférera la formule de l’union civile ou celle du mariage, et quel sort sera réservé à la PMA et à la GPA, interdites actuellement à tous, y compris aux personnes hétérosexuelles. La seconde formule aurait pour avantage la facilité administrative, puisque le mariage correspond mieux à la structure du Kôseki, le document d’identité personnelle et familiale qui est un peu l’équivalent de notre Livret de famille. En tout état de cause, il y a peu de chances pour que le mariage des personnes homosexuelles provoque de nombreuses manifestations, ni à Tokyo, ni ailleurs, encore moins qu’il fracture en deux des partis qui sont d’ores et déjà décidés à faire évoluer la situation. Les catholiques – moins nombreux que les protestants, le christianisme ne trouvant au Japon qu’un pour cents de fidèles –, assez nombreux dans la classe politique, n’y sont pas toujours opposés. L’épouse du Premier Ministre ABE Shinzo s’est distinguée elle aussi par une bienveillance particulière vis-à-vis de la cause homosexuelle, bien avant que le Ministère de la Santé ne travaille à lutter contre l’homophobie par des campagnes d’information. Bien que l’on s’attende à des divergences sur des points de détail lorsque la réforme sera écrite et discutée, tous les partis politiques avancent comme un seul homme sur ce sujet, car le retard a assez duré vis-à-vis d’un partenaire aussi déterminant que les Etats-Unis.
Au Japon, les droits des personnes homosexuelles ou ‘LGBT’ ne constituent donc pas un problème politique, encore moins religieux : il s’agit plutôt d’une question de société traitée de manière pacifique. La réforme ne fait pas peur : elle ne menace ni la structure de la société (au contraire), ni le mariage hétérosexuel. Elle se nourrit sans doute moins de l’individualisme moderne que du sens de l’adaptation, et de la volonté de prendre en considération une partie de la communauté japonaise, tant est puissant au Japon le sens de l’intégration sociale et de la responsabilité.
L’exemple japonais mérite d’être médité par ceux qui, de tous bords, tendent à placer sur ces questions délicates des enjeux idéologiques forcément conflictuels. Il montre aux Européens que l’évolution qu’ils ont mise en oeuvre ne les concerne pas de manière exclusive, et qu’en fonction de conditions locales souvent révélatrices et intéressantes à étudier, elle s’affirme dans des pays dont l’histoire et la société diffèrent largement.
Note de 2019 : depuis que cet article a été rédigé, il a été démenti partiellement, puisque l’évolution juridique n’a toujours pas eu lieu. L’Etat japonais préfère créer un assentiment le plus large possible au sein de la population avant de faire passer la loi. Il ne s’agit donc que d’une question de temps. Abe Shinzo fera-t-il avancer les choses à la fin de son dernier mandat ? ou bien ce changement reviendra-t-il à son successeur ? L’avenir nous le dira.