Le Japon des années cinquante évoque un âge d’or. Il connaît non seulement des cinéastes de premier plan – parmi lesquels les quatre grands : Ozu, Mizoguchi, Kurosawa et Naruse –, des techniciens, des assistants, des compositeurs marquants, mais aussi des interprètes remarquables, souvent profonds. Parmi les actrices les plus notables, YAMADA Isuzu a fasciné plusieurs générations de Japonais. Si elle n’a pas connu de véritable carrière internationale, sa réputation a transpiré en Europe et aux Etats-Unis. Elle bénéficie en France de l’estime de rares cinéphiles, qui connaissent certains de ses rôles, et très peu son aventure personnelle.
Née dans un petit village de la région d’Osaka – dont elle conservera généralement le dialecte au cinéma – en 1917, YAMADA Isuzu est la fille de l’acteur YAMADA Kusuo, qui s’était illustré à l’époque du muet, mais qui était surtout un comédien du théâtre Shinpa, spécialisé dans les rôles féminins (onnagatas). Sa propre mère avait été geisha.
Sa particularité est d’avoir cumulé divers talents artistiques au moment de sa formation et d’en faire bénéficier le septième art. Ayant acquis la maîtrise du shamisen – cet instrument à cordes que l’on joue notamment dans le cadre du Nagauta, au Kabuki, mais aussi à l’intérieur des maisons de geishas –, elle a étudié la danse traditionnelle et le chant – le kiyomoto – entre 1922 et 1927. A ces pratiques s’ajoutent l’art théâtral – elle jouera dans plusieurs compagnies, et en codirigera plusieurs – et la voie du sabre. L’autre caractéristique de YAMADA Isuzu est son visage long, quasi ovale, qui fait penser aux femmes de Toulouse-Lautrec, ou bien à celles d’Utamaro. Parlez à un Japonais de cette actrice : au bout de deux minutes, il fera le rapprochement avec le célèbre peintre d’estampes.
Sa carrière commence alors que le cinéma parlant se développe, en 1930. Tôt attachée à la compagnie Nikkatsu, elle interprète notamment le rôle d’Oyuki dans le film Oyuki la vierge (1935), adapté de Boule de suif de Maupassant. Mais sa carrière prend son envol lorsque MIZOGUCHI Kenji la repère en 1936. D’un fort tempérament, sensible aux préoccupations sociales du cinéaste, elle incarne pour lui des rôles de femmes modernes qui s’affirment contre la domination masculine, comme on le voit dans L’élégie de Naniwa et surtout Les sœurs de Gion (1936). Grâce à ces collaborations avec MIZOGUCHI, l’actrice trouve la célébrité.
Elle apparaît ensuite dans La chanson de la lanterne (Uta andon, 1943, d’après IZUMI Kyoka), film où NARUSE Mikio célèbre le mariage entre le cinéma et le Nô. On y voit notamment le personnage principal, Kitahachi, venir en aide à la jeune Osode, incarnée par YAMADA Isuzu : en sept jours, il lui enseigne une danse qui lui permettra de devenir une geisha reconnue : celle qui était passée maître dans le chant et la danse y joue à merveille l’élève douée qui apprend. Ce rôle de jeune femme modeste et soumise ne correspond pas, toutefois, à son tempérament intime, ni aux figures qu’elle incarne généralement pour le cinéma. YAMADA Isuzu illustre encore les arts qui la passionnent dans La voie du drame (1944) : ce film de NARUSE se déroule dans le milieu du Kabuki, à Osaka, durant l’ère Meiji.
Par sa naissance, sa formation et son goût, cette actrice assure ainsi une unité symbolique entre les arts traditionnels de son pays et l’art encore nouveau du cinéma. Mais se dessine en elle une dialectique qui confine à la contradiction. Alors qu’elle a reçu une éducation artistique complète, qu’elle a savouré la musique et la danse traditionnelles, alors qu’elle véhicule pour le cinéma une certaine image des Geishas, YAMADA Isuzu défend personnellement l’idée de l’émancipation féminine et n’hésite pas, dans Les sœurs de Gion, à proclamer : « Vienne un monde où l’on n’ait plus besoin de geishas ! » Ce monde allait arriver avec ou sans elle, mais il faut constater ici une contradiction personnelle dont l’actrice sait fructifier le génie grâce aux cinéastes avec qui elle travaille, et qui la comprennent.
Dès la guerre, elle confirme sa véritable dimension, acquise auprès de MIZOGUCHI : elle incarne des rôles féminins particulièrement intenses, déchirés ou violents, en décalage avec les stéréotypes attachés aux femmes japonaises et à l’académisme ordinaire du cinéma de son époque. On le remarque notamment dans L’épée Bijumaru (1945) un film de MIZOGUCHI qui doit se conformer aux directives nationalistes de l’Etat en guerre. C’est dans ce long métrage que YAMADA Isuzu fournit la plus belle scène de combat féminin au sabre, art qu’elle avait également appris. Mais on l’y découvre aussi forgeronne, dans des moments wagnériens : mi-walkyrie, mi-Siegfried, elle frappe avec héroïsme le métal qui doit produire un sabre parfait, protégé par les kamis. Sans en être forcément consciente, l’actrice illustre ici le romantisme de guerre, présent au cinéma autant qu’en littérature. Ce moment dans sa carrière contraste avec la période d’après-guerre, où YAMADA Isuzu apporte son soutien à des mouvements démocratiques et féministes dans une société où nombre d’intellectuels sont attirés – comme en Europe – par le marxisme. La défaite du Japon et l’occupation américaine, jusqu’en 1952, expliquent le ralentissement de l’activité de l’actrice.
Au cours des années cinquante, YAMADA Isuzu apparaît dans de nombreux films : sa carrière parvient à son faîte. Elle joue notamment dans Crépuscule à Tokyo d’Ozu (1957), Les bas-fonds (1957) et Yojimbo (1961) de Kurosawa. Avec ce dernier, le travail de YAMADA Isuzu est particulièrement fécond. Dans Le château de l’araignée (1957), adaptation de Macbeth, elle incarne Asaji, l’épouse manipulatrice du seigneur Washizu : l’équivalent de Lady Macbeth. Le cinéaste l’a prévenue avant le tournage de la fameuse scène où Asaji, folle et possédée, s’essuie interminablement les mains pour en ôter le sang imaginaire de ses victimes, sang qu’elle croit voir et qui la ravage d’horreur : pour la jouer, l’actrice aura à se maquiller de manière telle que son visage puisse ressembler à un masque de Nô, et le tout sera filmé en une seule fois, sans essai. Avant ce tournage, l’actrice s’est également rendue dans un asile, où elle observe certaines formes de démence. Le résultat tient de l’exploit. Comme tous les spectateurs du Château de l’araignée le constatent, cette scène terrifiante rendent YAMADA Isuzu méconnaissable : elle n’est plus qu’un être fantomatique et lamentable, qui souffre les quatre feux de l’enfer, en inspirant le sentiment de la mort, de la culpabilité et du désespoir.
L’autre grand film par lequel elle grave son nom dans l’histoire du cinéma est malheureusement moins connu en France, où il n’est même pas distribué en DVD : Nagareru (流れる, Au gré du courant, 1956) de NARUSE. Ce chef d’œuvre s’inspire du roman du même titre (1955) de KODA Aya (1904-1990), la fille du grand romancier et conteur KODA Rohan. Le cinéaste cherchait alors à réunir quelques-unes des plus grandes actrices de son temps pour fêter sa carrière déjà longue : le film réunit ainsi TANAKA Kinuyo, OKADA Mariko SUGIMURA Haruko, TAKAMINE Hideko (l’actrice fétiche du cinéaste), et YAMADA Isuzu. Celle-ci y joue le rôle d’une tenancière d’une maison de geisha sur le déclin : cette petite société de femmes croule sous les dettes, et devant la perspective de la fermeture, chaque geisha réagit selon son propre caractère. D’un goût littéraire affirmé, ce film montre des actrices qui rivalisent en talent, conduites – à peine – par un cinéaste qui sait tirer d’elles toutes les nuances nécessaires au film. L’une des scènes les plus représentatives se situe à la fin : remplies de nostalgie, les deux personnages incarnés par YAMADA et SUGIMURA interprètent un chant en s’accompagnant chacune d’un shamisen. Moment magique qui fait penser à ces pages où l’écrivain KAFU Nagaï dépeint les derniers feux du monde passé qui s’en va comme l’eau lente du fleuve Sumida. Nul autre film n’exprime aussi fidèlement l’amour de l’actrice pour les arts, et peut-être, le monde traditionnel, et son vœu d’une certaine forme de libération féminine. YAMADA Isuzu, c’est Nagareru !
Au début des années soixante, la carrière cinématographique de l’actrice s’achève alors qu’elle est en pleine possession de ses moyens – elle ne réapparaîtra qu’en 1978 pour un seul film. Mariée six fois au cours de sa longue existence (notamment au cinéaste KINUGASA Teinosuke), l’actrice comblée de prix se consacre pleinement au théâtre et à la télévision, où elle s’illustre dans des feuilletons, et se retire définitivement au cours des années quatre-vingt. En 2002, cette grande dame du cinéma, qui a tourné dans une centaine de films, est atteinte d’une tumeur au cerveau dont elle devine la terrible progression, et meurt dix ans plus tard, à Tokyo. Avec elle un monde disparaît, mais non le plaisir des cinéphiles avertis, ni celui des curieux que le Japon attire.