Akihito, Tenno de la paix

Comme chacun sait, chaque « Tenno » (équivalent assez traître du mot empereur) choisit le nom de l’ère dans laquelle il va régner. En adoptant le nom de « Heisei » (‘accomplissement de la paix’) lors de son accession en 1989, le Tenno a annoncé le sens qu’il allait donner à son époque.

Loin des modes bling-bling, des empanachements colorés et des fracas domestiques de Buckingham, loin du star-system qui permet parfois aux vieilles monarchies européennes de trouver une assise populaire, le palais de Tokyo s’est distingué par la modestie, la rigueur et la mesure. On ne saurait faire moins, à la tête du plus ancien système ‘monarchique’ du monde – 2600 ans, à en croire les récits traditionnels. Salarié de l’Etat, le Tenno aura exercé ses responsabilités en ne paraissant que très rarement à la télévision – seulement sous l’urgence de Fukushima, et ensuite, pour exprimer le souhait de prendre sa retraite – et en ne répondant jamais aux demandes d’entretiens journalistiques. Alors que tant de gens s’imaginent qu’un souverain passe son temps dans l’aisance et la fête, comme s’il fallait surimposer au Japon l’image stéréotypée d’un Versailles mythique, ce Tenno aura pu présenter des agendas annuels remplis de tâches et d’obligations, la plupart contraignantes et répétitives, à dégoûter bien des gens du dur métier  de roi ou de souverain. Les visites de centres hospitaliers, les inaugurations, les voyages à l’étranger (la Chine en 1992, les Philippines en 2016… la liste des pays visités peut être consultée (*)), la participation à des fêtes traditionnelles (comme le Kusho Hajime et le Utakai Hajime, pour le nouvel an), à des récompenses et à des hommages divers se sont ajoutés aux rendez-vous officiels avec le Premier ministre ou avec des chefs d’Etat étrangers, remplissant quasiment chaque journée de cet étrange fonctionnaire. Chaque fois, l’on avait affaire non pas à un empereur à l’occidentale, ni à un « Tenno » répondant à une définition antérieure à 1946, mais à un « symbole vivant de l’Etat » et de la nation, à un homme cherchant par lui-même à correspondre à la fonction réduite dont il a hérité, loin de toute prise de position politique, et en stricte conformité avec la Constitution.

Une des innombrables réceptions où le Tenno officie : derrière lui, Catherine Deneuve. Au Japon, celle-ci demeure une icône de la France.

Un petit fait a illustré récemment la conscience dont témoigne cet homme au sujet des limites de ses prérogatives, comme s’il ne s’autorisait aucune faute de parcours : au cours d’une réception officielle, un homme politique a tenté de lui remettre en mains propres une lettre – en dépit de l’usage et de la loi. Surpris par cet écart, le Tenno ne pouvait faire autrement que recueillir le document, mais pour le confier aussitôt à un majordome de la Maison impériale (le Kunaicho), seule à pouvoir prendre connaissance du pli et à pouvoir éventuellement donner l’information nécessaire au gouvernement.

Nombreux sont ceux qui ont été émus par les visites que ce petit homme âgé et un peu diminué a effectuées auprès de centaines de victimes du Tsunami de Fukushima en 2011 : assis quelques instants en seiza , à l’intérieur de gymnases de fortune, il a adressé à chacune des trois cents familles des paroles de réconfort, écouté des personnes durement frappées par le malheur. Pour la première fois de son règne, alors que la société Tepco se trouvait peu à peu confondue par ses mensonges et ses manœuvres, et que le Premier ministre Naoto Kan était confronté à un accident historique qui le dépassait de très loin, et qui le marquerait pour le reste de sa vie, le Tenno a demandé exceptionnellement la permission de s’exprimer au peuple japonais. Ce jour solennel, il évoqua principalement les dévastations du tsunami sur la côte Est de l’archipel, et l’ensemble des victimes. Il ne remit pas directement en cause le système politico-industriel ni le nucléaire, il ne critiqua ni Tepco, ni le Premier ministre – puisqu’il n’en avait pas le droit, ne pouvant jamais parler plus fort qu’un gouvernement –, mais le seul fait de ce discours ne put qu’inspirer de l’émotion ou de la honte chez tous ceux qui avaient une part de responsabilité dans la conception ou le fonctionnement de la triple centrale de Fukushima-Daiichi.

Le tsunami de Fukushima, en mars 2011

Vu de France, on n’a généralement pas mesuré l’ampleur des tâches quotidiennes, souvent répétitives, remplies par cette espèce de très haut fonctionnaire de l’Etat, soumis à des traditions et à des rites qui, pour avoir parfois évolué, n’en demeurent pas moins largement méconnus. Mais il est encore plus certain que la plupart des Français, influencés par des médias soudoyés ou esclaves des clichés, ne saisissent pas la personnalité et l’envergure réelle de cet homme. Pour cela, il convient de revenir un moment au passé. Né en 1933, Akihito n’avait que douze ans l’année de la défaite ; il a connu l’occupation américaine de 1945-1952 ; il a étudié au Gakushuin, puis auprès de grands professeurs d’Université, tel Koizumi Shinzo, président de l’université Keio, ou le juriste Tanaka Kotaro, qui fut dix années durant président de la Cour suprême. Devenu prince héritier le 10 novembre 1952, Akihito savait que son père n’avait pu conserver son trône que par l’habile volonté politique du général Mac Arthur, qui tint ferme face au président Truman et à certaines pressions internationales. Il connaissait la fragilité et l’incertitude de ce trône, qui eut ensuite à affronter les attaques de certains courants pacifistes, mais aussi du parti communiste et de l’extrême-gauche, très puissants au cours années 1950-1970. Jusqu’à sa mort en 1989, malgré toute sa bonne volonté apparente, « Showa Tenno » (Hiro Hito) serait frappé de suspicion et de doute, sinon d’hostilité, en raison du rôle qu’il aurait tenu dans l’extension impérialiste du Japon, la guerre avec la Chine et les Etats-Unis. Jusqu’à sa mort, des historiens et des écrivains de son propre pays exprimeraient le regret que ce Tenno ne fût pas présent au tribunal de Tokyo, soit en tant que témoin, soit même en tant qu’accusé. Ce père qui avait été considéré comme « divin » (selon une définition difficile à saisir ou à expliquer) jusqu’en 1945, et pour qui, officiellement du moins, des centaines de milliers d’hommes étaient morts, avait éprouvé, quarante-quatre ans durant, la difficulté de faire survivre dans une ère de paix démocratique le symbole impérial, même amputé de sa dimension politique. Quoi qu’il en soit de ses responsabilités (toujours objet de débats et de controverses chez les historiens), il est certain que Showa Tenno fut le premier à « accepter l’inacceptable », pour le faire admettre ensuite aux dirigeants et aux militaires de 1945, puis à son peuple. Par la suite, des manifestations souvent encouragées par leurs gouvernements respectifs, les anciens peuples victimes de l’exploitation économique et des exactions de l’armée japonaise demandèrent des comptes et des excuses réitérées à un pays qui s’était transformé profondément sous le contrôle américain, et qui était devenu pacifiste comme aucun autre dans le monde – ne disposant longtemps que de Forces d’autodéfense en rien comparables à l’armée que nous connaissons aujourd’hui. Tout au long des années quatre-vingt dix et deux mille, le moindre différent avec le Japon donnait lieu à des discours vengeurs où retentissait tout un passé honni.

1975 : Showa Tenno en visite à Disneyland (Etats-Unis)

A compter de son couronnement en 1990, le nouveau Tenno a tenu systématiquement un discours pacifique. Qu’il ait écouté ou non des voix étrangères (comme des journaux d’extrême-droite l’ont insinué), qu’il ait estimé ou pas que l’examen de conscience japonais n’avait pas suffi, ou que les gouvernements aient compté se décharger sur lui de certaines responsabilités ou attitudes, il faut reconnaître qu’au cours des trente années de son règne, le Tenno s’est chargé de ces paroles de repentance qui paraissent si nécessaires et évidentes à un Occidental, alors qu’elles ne coulent pas de source en Asie, encore moins dans un pays de tradition guerrière comme le Japon. Qu’importe les responsabilités américaines et occidentales dans le destin que le Japon a suivi depuis 1853 : l’actuel Tenno n’a jamais visité le Yasukuni (noyau de discorde dont l’origine mériterait d’être examinée) et il a pris sur lui d’exprimer avec régularité des regrets – qui dépassent évidemment sa responsabilité personnelle, n’ayant traversé la guerre qu’enfant – comme personne ne l’avait fait avant lui. Sa parole a théoriquement plus de poids que les manuels et les courants révisionnistes, qui ont naguère tenu le Japon pour entièrement innocent et victime, et qui ont facilement alimenté l’anti-japonisme parfois hystérique de la Chine et des deux Corées.

Tandis que la jeune génération japonaise vote, semble-t-il, de plus en plus à droite, et qu’elle tend parfois à ignorer la folie meurtrière par laquelle son pays s’est distingué pendant la guerre, le Tenno n’a pas craint de répéter – encore, tout récemment –, des paroles de contrition et de regret, déplorant notamment « le nombre incalculable » de vies perdues, et insistant sur la nécessité de « transmettre cette Histoire avec exactitude aux générations nées après la guerre. » Paroles abstraites, déclarations faciles si l’on veut, quand le mal a été fait il y a soixante-treize ans et plus, et qu’aucune formule ne permet de le réparer en son ordre – non plus que les milliards de yens versés régulièrement par le Japon à la Chine, à la Corée, à l’Indonésie, aux Philippines, etc., jusqu’à nos jours. Mais si l’on ne prête pas attention à ces paroles, avec un décalage chronologique et une insistance qui ne peuvent qu’intriguer ou agacer des jeunes nés après 2000, à quelle instance fera-t-on confiance ?

De fait, au cours des trente années pendant lesquelles le Tenno tint un discours pacifique et repentant, les victimes de naguère se sont endurcies. Encore aujourd’hui, elles se livrent au jeu malsain de la pression politique et médiatique pour continuer à demander des comptes à un pays qui n’a plus grand chose à voir avec ce qu’il était dans les années trente, et dont le modèle démocratique, pour être critiquable comme tous les systèmes démocratiques, pourrait en remontrer à ses accusateurs – la Chine reste une dictature, la Corée du Sud est corrompue,  la Corée du Nord demeure aussi habile qu’infernale ; à bien des égards, ces trois pays ne semblent pas oser sortir du XXe siècle. Des générations entières de Chinois et de Coréens auront été éduquées dans la haine du Japon, rancune historique entretenue d’autant plus artificiellement que les touristes chinois et coréens n’ont jamais été aussi nombreux au Japon, qu’ils semblent s’y plaire extrêmement, comme des Américains ou des Français, et qu’ils se pressent (comme si de rien n’était) dans les commerces de Tokyo et d’Osaka pour acheter tout ce qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Cette attitude contradictoire semble ne troubler personne.

Manifestation anti-japonaise en Chine, au moment de la crise concernant les îles Senkaku (2012). Le gouvernement chinois a dû modérer les manifestations qu’il avait lui-même lancées, le Japon étant un partenaire économique fondamental.

Expert en psychologie humaine autant qu’en morale et en théologie, Bossuet insiste sur le devoir, d’un côté, de demander pardon lorsque le mal a été commis, et de l’autre côté, sur celui d’accepter ce pardon. Refuser le pardon à quelqu’un qui le demande témoigne d’un endurcissement – et, en l’occurrence, d’une convoitise insatiable – qui ne correspond pas à la morale qui rend le reproche possible. Il est vrai que les rapports entre Etats sont plus complexes, et peut-être plus irrationnels en définitive, que les relations entre personnes. Si les Premiers ministres japonais ont prononcé chacun des paroles de paix et de repentance – satisfaisant notamment un Deng Xiaoping, déterminé à aller de l’avant –, le « Symbole vivant » de l’Etat japonais n’a cessé quant à lui de témoigner d’un esprit de contrition dont la sincérité ne doit pas être mise en doute.

Alors que ce Tenno s’apprête à prendre une retraite imposée par son affaiblissement physique (il abdiquera le 30 avril 2019), et que son fils Naruhito (58 ans) prépare sa succession, on ne peut que reconnaître le rôle profondément pacifique de ce règne, la dignité et la modestie dont il a su envelopper l’ensemble de ses responsabilités. Avec lui, le Japon a donné au monde la preuve de sa bonne volonté pacifique, de sa capacité à se transformer tout en maintenant certaines de ses traditions les plus anciennes.

A mes lecteurs :
あけまして おめでとう ございます

(*) Voir :

  • « List of overseas Visits by the Emperor, Emperess and Imperial Family », site du Kunaicho (Maison Impériale), en anglais.
  • On peut regretter l’absence d’une biographie historique (en français) consacrée au Tenno Akihito.

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