Ce lundi 8 août 2016, le Tenno Akihito (les Japonais l’appellent « Tenno heika ») a prononcé une allocution de dix minutes, retransmise par plusieurs chaînes. C’est la troisième fois que l’empereur parle à la population par le biais de la télévision ou de la radio (la première fois, ce fut son père, Showa Tenno, pour annoncer la défaite, en 1945 ; la deuxième fois, en 2011, le Tenno actuel avait pris la parole suite à la tragédie de Fukushima). Comme les médias étrangers et japonais l’ont noté il y a quelques semaines, une rumeur s’est répandue selon laquelle le Tenno souhaitait mettre fin à ses fonctions officielles, très lourdes et épuisantes pour son âge (82 ans). Il est en un sens le plus populaire des « Tennos ». Les Japonais se souviennent très bien, par exemple, de ses déplacements dans la région de Fukushima, et des brèves paroles de réconfort qu’il avait adressées à environ trois cents familles sinistrées et endeuillées après le Tsunami de 2011 et la tragédie de la centrale nucléaire de Fukushima-Daïshii : il n’avait pas parlé à trois cent familles rassemblées, mais à chacune d’elles séparément, alors que lui-même venait de se rétablir d’un cancer.
Il y a quelques jours, j’ai lu des commentaires lamentables de compatriotes français, résidents au Japon, ou croyant jouer les savants. Ils affirmaient, parfois en employant des grossièretés, que les Japonais étaient indifférents vis-à-vis d’une telle allocution, et s’imaginaient sans doute que les journaux français manifestaient sur cette question un intérêt entaché d’exotisme, ou bien qu’il ne s’agissait que d’une construction médiatique par laquelle on cherchait à contrôler la société. C’était là méconnaître la population et la culture japonaises, où les sentiments sont généralement intériorisés, discrets, ou latents. Par bien des côtés, le Japon est le pays de l’invisible ou bien, d’après Tanizaki, de l’ombre. Présent moi-même au Japon, dans la région d’Akita, je peux témoigner de la fausseté de telles allégations. La chaîne NHK a préparé une émission spéciale, et, de 15 heures à 15 h 10, a diffusé l’allocution en question. Elle a montré des couloirs de gare à peu près déserts, ou des retraités assis devant leur récepteur, tout cela témoignant de l’intérêt général vis-à-vis d’une telle prise de parole. Mais la nature même du propos du Tenno, ajouté à la pudeur du pays, explique pourquoi aucune manifestation extérieure ne s’est imposée.
On voudrait dire que ce discours fut exceptionnel, si ce mot n’était pas galvaudé. Une telle intervention est rarissime, comme on l’a dit. Salarié de l’Etat, suivant au millimètre l’organisation que lui prépare l’Agence impériale, le Kunaicho, le Tenno ne pouvait pas directement exprimer ce qui relevait de sa situation personnelle, ni employer des mots qui eussent donné l’impression d’une intervention de nature politique. Avec une délicatesse que les Japonais sont – pour les étrangers – malheureusement les seuls à pouvoir apprécier pleinement, le Tenno a parlé de sa lourde tâche, menée au cours de ces vingt-sept dernières années. Moins médiatisé que celui de la reine d’Angleterre, ce travail consiste surtout en visites, en discours, en inaugurations ; généralement accompagné de son épouse Michiko, le Tenno doit se rendre à des réceptions (au nombre de 270 en 2015) ; il doit aussi signer les documents et traités officiels (un millier en 2015), recevoir des diplomates et chefs d’Etat étrangers, superviser la conservation des biens mobiliers et immobiliers de la Maison impériale, et être présent à certaines fêtes traditionnelles, comme la pêche au cormoran, ou le concours de poésie en début d’année.
Or, a-t-il rappelé, « j’ai déjà 82 ans, et pour le moment, heureusement, je suis en bonne santé. » Celle-ci lui paraissant décliner cependant, « je m’inquiète de ce que cela puisse devenir difficile de remplir les tâches qui incombent au symbole de l’Etat, en y consacrant mon être tout entier comme je l’ai pu jusqu’à présent. » En diminuant les tâches à cause de l’âge, la fonction ne risque-t-elle pas de se trouver amoindrie ? D’autre part, a-t-il insisté, s’il mourait en plein exercice, la tâche du Tenno serait paralysée pendant plusieurs mois, d’abord en raison du deuil nationale, ensuite, à cause de la préparation de la succession. Ces paroles sont suffisantes pour que les institutions japonaises comprennent de quoi il est question. Quelques minutes seulement après ce discours, le Premier Ministre Abe Shinzo s’est exprimé à la télévision, là encore, en épousant un mode d’expression détourné et pudique, qui rendait hommage au travail effectué par le Tenno, où il manifestait implicitement son accord et sa compréhension. Bien entendu, tout avait été dûment préparé à l’avance.
D’ici quelques jours ou quelques semaines, le Parlement mettra au point le procédé légal qui permettra au Tenno de se retirer tout en veillant à sa succession, la loi actuelle prévoyant que ce dernier ne cesse ses fonctions qu’à sa mort. Lorsque la procédure sera entérinée, il sera possible alors de préparer la succession du prince Naruhito, âgé de 56 ans, qui semble partager la même philosophie que son père.
Dans cette allocution émouvante, le Tenno a insisté sur l’importance de la présence impériale selon les modalités prévues par la Constitution, et encouragé le peuple japonais à savoir prendre des décisions démocratiques. Comme l’a dit Donald Keene, immense traducteur et spécialiste de la littérature japonaise, l’un des meilleurs connaisseurs occidentaux du Japon, le Tenno actuel est certes une personne spéciale, mais en même temps, cette personne a vécu comme les autres Japonais (avec de multiples contraintes), elle s’est habillée comme eux, s’est intéressée à eux. Cet « empereur » (mais la racine latine de ce mot et sa résonance européenne déforment le sens de « Tenno » en japonais, 天皇) est un gardien de la démocratie dans la mesure où il se soumet délibérément et strictement aux institutions. Ce témoignage de Donald Keene résume probablement la perception que la grande majorité des Japonais ont de leur symbole d’Etat.
Le discours prononcé aujourd’hui confirme à quel point « Heisei Tenno » est le Tenno de la Paix. Tous ses discours, soit directement, soit indirectement, insistent sur le fait que la guerre est un bien triste malheur, quand certains jeunes Japonais paraissent l’idéaliser, ou que le monde s’y replonge avec une facilité déconcertante. Lui et sa femme ont constamment tenté d’inspirer un sens pacifique dans une civilisation qui, dans le passé, a été en partie nourrie par une culture guerrière, à la fois raffinée et exorbitante. Aujourd’hui, il a rappelé à quel point il a essayé de marcher avec le peuple japonais, dans les moments heureux comme dans les moments malheureux. Il apparaît néanmoins aux experts que ce pacifisme est en décalage avec la politique du gouvernement actuel, qui, devant les dangers de la pente impérialiste de la Chine, voudrait mettre le Japon au diapason du système de défense international, et rendre le pays capable de riposter à une agression. Il est aussi en décalage avec une information télévisuelle qui tend à présenter le Japon comme une victime de la guerre (rappels d’Hiroshima, Nagasaki, ou de la bataille d’Okinawa), et passe sous silence le Japon bourreau – et bourreau de lui-même. Mais comme toujours, cette lucidité, ou cette raison, ne sauraient être explicites étant donné le cadre constitutionnel auquel la personne du Tenno est soumis. Seuls les bons analystes et les bons lecteurs comprendront de quoi il retourne.
L’événement d’aujourd’hui est l’occasion de révéler une dimension actuelle du Japon aux Français. Il suggère en effet que cette monarchie symbolique – la plus ancienne de la planète – vit pleinement à l’intérieur du système démocratique et constitutionnel, et que le Japon est parvenu à établir un modèle impérial à la fois discret et durable, que le monde n’a pas à redouter.
Notes :
On pourra consulter le site « Kunaicho » en version anglaise (ou japonaise) sur Internet. Par ailleurs, on pourra se reporter aux articles publiés notamment par CNN.
L’allocution a été traduite en anglais et peut être consultée sur le site du Japan Times, au 8 août 2016 : « Text of Emperor Akihito’s unprecedented video message. »