Le Japon des années 1990 a vu se multiplier les films, les feuilletons, les jeux vidéos du type « Boys Love », inspirés par des mangas ‘yaoi’. Centrés sur les relations amoureuses entre adolescents, ces mangas ont généralement pour auteurs des femmes qui signent avec des pseudonymes masculins. Ces ouvrages trouvent dans les productions audiovisuelles le moyen de confirmer leur succès auprès d’un public plus large, attiré ensuite vers des produits dérivés. Le genre « BL » à l’écran (télévision ou Internet) s’appuie sur des sociétés artistiques spécialisées, dont la plus célèbre – et la plus controversée – est la Johnny’s, plus exactement appelée « Johnny and Associates ». Engagés dès leur enfance, des garçons y reçoivent une formation de mannequins, de chanteurs, de danseurs et d’acteurs : trop ambitieuse, cette polyvalence ne leur permet généralement pas de réussir également dans ces domaines. De cette société est né par exemple le groupe de « J-Pop » Arashi, qui fut longtemps le plus populaire et le plus actif au Japon.
Après le succès, les jeunes artistes découvrent les plateaux de télévision, les concerts en groupes, les interviews et les signatures. Certains parmi eux ont la chance d’accéder ensuite à une carrière dans le cinéma ou à la télévision, tandis que d’autres disparaissent avec la nostalgie d’une popularité éphémère. Le cas le plus célèbre (au Japon), le plus symbolique et le plus triste est l’acteur Hamao Kyosuke : après avoir interprété le rôle principal de la série Takumi-kun, et trouvé toute la gloire possible auprès d’un public ciblé, cet acteur-mannequin a renoncé brusquement à sa carrière en 2013, sans donner d’explication – dans un premier temps. Par la suite, il a fait savoir qu’il souhaitait reprendre ses études pour devenir avocat, mais on imagine à quelles pressions il a peut-être voulu échapper en démissionnant. Les agences artistiques ont au Japon même une odeur de soufre : non seulement la vie des jeunes artistes est organisée par des contrats très contraignants, mais elle serait aussi encombrée par la libido douteuse de ceux qui les dirigent. Une nouvelle marginalité artistique s’affirme ainsi dans ce petit monde, qui n’est pas sans rappeler l’histoire des acteurs de Kabuki, selon des conditions différentes. Quoi que l’on en pense, il est impossible d’envisager les goûts actuels de la jeunesse japonaise si l’on élimine cet ensemble de productions populaires, mangas, films d’animation et séries audiovisuelles.
Parti du Japon, le phénomène « BL » s’est ensuite répandu en Corée, en Thaïlande, mais aussi en Chine. Dans ces pays sont apparus des agences analogues, des films et des séries télévisées équivalentes, épousant les particularismes locaux. En général, les scénarios évoquent les aventures sentimentales de lycéens en butte à des jaloux, à une famille rétive, à des difficultés de santé ou encore à des problèmes sociaux. Cousus de fil blanc, stéréotypés à la manière d’une codification transparente et accessible, ils engagent des savoir-faire très rôdés, qui évoquent une organisation industrielle et commerciale : l’adaptation du manga en scénario, la formation et la direction du casting, le tournage, le montage, l’ensemble de la réalisation, jusqu’à la commercialisation et aux ‘événements’ où sont conviés des milliers de spectateurs (filles et garçons) excités par la présence vivante de leurs idoles.
Le genre « BL » n’appartient plus spécifiquement au Japon, alors que ce pays en est l’inventeur. Il convient de noter qu’il n’est entré dans la sphère européenne et occidentale que par importation, et non par imitation, pour des raisons qui mériteraient à elles seules un autre article : aucun pays européen ne connaît des agences artistiques comme celles que connaissent le Japon ou la Corée. Aux séries « BL », la France préfère les films d’auteur, adaptés ou non de romans. La Chine a commencé à s’approprier cette veine en 2016, par la série Addicted (上瘾, Shang Yin), que je voudrais maintenant aborder en raison de son brillant succès isolé et de son caractère novateur. Produit par la société Ding Wei, puis diffusé par la chaîne iQuiyi, ce feuilleton a pour source un roman « BL » de la scénariste chinoise Chai Jidan, Are you addicted ? Ces quinze épisodes de vingt-deux minutes environ ont attiré plus de dix millions de spectateurs, qui ont placé cette « web-serie » au sommet du podium des feuilletons chinois.
On n’attendra pas ici les vertus du cinéma immortel, ni l’incursion de la métaphysique dans l’image. L’économie filmique en est stéréotypée et sans surprise, les producteurs n’hésitant pas à emprunter quelques notes du célèbre Secret de Brockeback mountain (2005) à l’intérieur de chaque épisode, comme un leitmotiv de l’amour. Entièrement tourné à Pékin, Addicted met en scène deux garçons du même âge, qui apprennent qu’ils sont demi-frères. Le premier, Gu Hai, a perdu sa mère, et a pour père un homme riche et puissant avec lequel il s’entend peu. Le second, Bai Luo Yin, vit dans un milieu très modeste ; il ne pardonne pas à sa mère d’avoir abandonné son père, chez qui il vit. Les deux garçons ont des caractères contrastés, propices à nourrir un scénario riche et relevé. Gu Hai est inventif, très volontaire, généreux, et éperdument amoureux de Bai Luo Yin. Ce dernier, plus complexe, est un garçon fier et susceptible, d’une intégrité ombrageuse, secret, et champion en bouderie. Le premier multiplie les astuces, les taquineries et les farces pour montrer au second combien il lui importe et ne saurait vivre sans lui. Le second joue les effarouchés et les réticents, mais prouve silencieusement à Gu Hai combien il est attaché à lui.
Cette série paraît remarquable grâce au jeu extrêmement convaincant des deux acteurs (qui interprètent ces rôles alors qu’ils ont vingt-six et vingt-sept ans) : Xu Weizhou (许魏洲, surnommé Tommy Xu) dans le rôle de Bai Luo Yin et Huang Jingyu (黃景瑜) dans celui de Gu Hai. Tout paraît naturel et exact dans leur interprétation, au point où il est difficile de concevoir que la relation dessinée dans la série télévisée ne correspondrait pas à la réalité de leur lien dans la vie (au moins en 2016). L’énergie constante que Gu Hai déploie pour conquérir Bai Luo Yin donne à ces quinze épisodes une saveur réjouissante. Le spectateur se rend compte que Gu Hai et Bai Luo Yin ont chacun rompu avec leur petite amie ; les deux jeunes filles auront beau jeu de tenter de récupérer chacune leur ancien amoureux, au cours d’épisodes différents : les deux demi-frères vivent une période inattendue pour eux-mêmes, où ils apprennent à se découvrir, et ont à admettre que chacun est comme l’heureuse moitié de l’autre. Le pays qui a donné naissance au magnifique Rêve dans le pavillon rouge pouvait se permettre un tel mélange de légèreté et de sérieux dans un media populaire. On en appréciera les moments désopilants et farceurs, et le sens de l’observation psychologique qui est déployé pour faire se succéder aussi rapidement les moments de distance et de proximité amoureuse. Très touchant, le personnage de Gu Hai ne recule devant rien pour aller de l’avant et conquérir Bai Luo Yin, acceptant par exemple de passer pour un idiot aux yeux d’autrui si telle manœuvre lui permet d’obtenir l’attention ou le pardon de son ami. Pour les Internautes français et occidentaux, l’intérêt réside dans ce mélange d’humour, de réalisme et de sentimentalité qui vient adoucir les angles en chassant toute lourdeur pathétique – inversement, les « BL » japonais connaissent souvent un suicide ou la menace de la mort, les silences lourds, parfois écrasants, qui hantent parfois le kabuki ou le cinéma. On y découvre véritablement un morceau de la Chine contemporaine : tranches de vie dans un lycée, différences sociales, quartier de Pékin éloigné du centre, traditions culinaires, bar homo hyper branché, difficulté de tenir un petit commerce, modalités de la sociabilité et de la psychologie familiale…
Cette série « BL » ne lance pas de façon tonitruante un slogan émancipateur ; il montre modestement les étapes et accidents d’une relation entre deux jeunes gens, que tous (amis, père et mère) constatent et acceptent sans le dire. Si la mère de Bai Luo Yin et le père de Gu Hai ont des rôles désagréables (mais sans gravité : ils sont surtout encombrants), la série n’offre pas un réquisitoire contre la famille – valeur fondamentale de la civilisation chinoise –, qui apparaît ici comme une alliée un peu malmenée, et elle ne vient pas distiller un message politique ou idéologique arrogant. Plus astucieusement et plus fondamentalement, Addicted montre avec saveur que l’amour se construit et qu’il passe par des épreuves pour vérifier son authenticité. On pourrait dire que cette série désarme les partis pris d’hostilité.
Alors que ce feuilleton a connu un succès éclatant dans un pays qui regarde un milliard et demi de vidéos par mois, la censure a empêché le tournage d’une seconde saison. Pourtant adulés, les deux acteurs ont reçu l’interdiction d’être photographiés et filmés ensemble, y compris à l’étranger. Dans un premier temps, Xu Weizhou a vu disparaître la possibilité de futurs contrats, et au centre du vide professionnel, a dû attendre le passage de l’orage. Quelles que soient les causes de cette interdiction intervenue en 2016 – homophobie du pouvoir chinois ? réticence d’une partie de la société ? –, elle a frappé d’un coup injuste une jeunesse heureuse de voir enfin une romance qui reflétait une part de ses aspirations. Addicted présentait en outre l’avantage d’assimiler culturellement un modèle reçu du Japon sans ressembler à un produit d’importation.
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