Depuis plusieurs années, mes visites au Japon me permettent de regarder des transmissions télévisées de tournois de Sumo. Avec le base-ball, ce sport d’élite est de loin le plus regardé au Japon. Il n’a rien à voir avec un colifichet usé ni une pratique folklorique. Le film O hayo (Bonjour) d’Ozu (1959) témoigne au cinéma de la ferveur du public populaire, qui ne varie point en dépit de scandales récurrents. Les librairies proposent des séries d’albums munis de DVD, consacrés aux anciens champions, des années cinquante à aujourd’hui, des essais, voire des biographies consacrées à ceux qui ont marqué de leur nom l’histoire du Sumo, qui remonte, au moins, à l’ère Heian. Enfin, témoin de la grande vie du Sumo actuel, il faut reconnaître que le public se compose à une majorité écrasante de Japonais, reflet d’un enthousiasme national avec lequel ne peut rivaliser la curiosité des touristes et des amateurs étrangers.
Cet été, il me fut donné de regarder presque chaque jour le tournoi de Nagoya, qui constitue l’une des grandes scansions annuelles du Sumo – chaque mois de juillet (du 2e au 4e dimanche). Mon attention s’est portée sur un nouveau champion, de vingt-cinq ans, URA Kazuki. Ce jeune natif de Neyagawa (département d’Osaka) présentait l’originalité (selon moi, mais non dans l’histoire du Sumo) de porter un mawashi rose clair, qui lui seyait parfaitement et complétait son air poupin. Voir le pauvre URA se faire expulser du jodo par d’énormes adversaires plus âgés et expérimentés, tel HARUMAFUJI, me fit invariablement prendre son parti. URA a encore le temps de progresser. Sa pugnacité dément l’impression de vulnérabilité que peut donner sa jeunesse. Il en a fait la démonstration éloquente à Nagoya cette année en s’acharnant incomparablement contre son aîné HAKUHO, aux applaudissements enthousiastes du public. S’il ne fut pas récompensé de ses efforts par une victoire qui paraissait impossible, il parvint du moins à conquérir le cœur d’un grand nombre de spectateurs et de téléspectateurs, pour sa bravoure.
Mais au cours de ces combats, retransmis entre 17h30 et 18h, le seigneur et maître, l’immense champion fut bien, encore une fois, HAKUHO Sho. Ce dernier impressionne par son mètre quatre-vingt douze et ses cent-cinquante trois kilos, mais aussi par son regard, d’une expressivité qui contraste avec l’impassibilité requise chez les Sumos. Juste avant d’attaquer l’adversaire ou de le laisser attaquer, HAKUHO le fixe d’un air qui ferait trembler n’importe quel titan ou Golem. Généralement, avant de se livrer au combat, il a besoin d’aller s’éponger le visage ou de lui donner de petits gifles destinées à réveiller son esprit ; ces courts instants préparatoires, trop récurrents pour ne pas relever d’une cérémonie propitiatoire et personnelle, le voient souffler et adopter un air encore plus déterminé et féroce : son retour sur le dojo en promet de belles ! Cela ne signifie pas que ce géant ne compte que sur sa force. Au contraire, le Yokozuna HAKUHO est un stratège habile et un fin observateur qui cherche à déceler les mouvements et déplacements auxquels s’apprête son adversaire. S’écarter un peu lui a permis de laisser un attaquant s’effondrer subitement, en appuyant seulement un peu sur son dos. Ou bien, bloqué par un adversaire, il parvient à en détourner la force à son profit. Quant à déplacer cette montagne, plus d’un a tenté de le faire, en vain.
Le tournoi de Nagoya a connu un petit incident au cours d’un combat où, d’une agressivité particulière, HAKUHO a donné une gifle à son adversaire, provoquant une certaine réprobation dans le public. Ce petit écart (à l’élégance, mais non aux règles) n’a pourtant pas endommagé l’image de ce Yokozuna à la carrière fulgurante. Le 23 juillet dernier, il a obtenu sa 1050ème victoire, record absolu dans l’histoire du sport qu’il exerce. Quelques jours avant cet événement, ce champion d’origine mongole (né à Oulan-Bator) a appris que la nationalité japonaise lui était accordée, en prélude aux multiples récompenses dont il serait ensuite gratifié suite à son triomphe sportif. De tous les tournois qu’il me fut donné de voir à la télévision japonaise, celui-ci a été le plus marquant et le plus électrique. Même à travers l’écran, on a senti que la grande salle de Nagoya venait de vivre de grandes et belles heures.
Remarque : cet article a été écrit antérieurement aux scandales qui, depuis l’automne, affectent le monde du Sumo. Hakuho est malheureusement l’un des principaux champions mongols mis en cause. Si les scandales d’argent ponctuent l’histoire du Sumo, celui qui vient d’éclater est amplement commenté par la presse japonaise et ternit particulièrement l’image de ces « dieux » trop humains.