Le mot « laïcité » est un mot français issu du vocabulaire chrétien – mot ambigu, puisqu’à l’origine, il renvoie au laïc, au fidèle du Christ qui sans être membre du clergé appartient en revanche à l’ecclesia, édifice spirituel que Jésus doit bâtir. Son sens moderne dévie cette origine : la laïcité équivaut plutôt à l’absence visible ou à l’absence de religion, ou encore à la neutralité de l’espace public. La personne laïque appartient au monde profane ou civil. En japonais, le mot équivalent de la laïcité est « seikyobunri » ; mais il ne s’agit que d’un équivalent, dont le sens est plus restreint, et donc plus précis : il renvoie à la séparation entre religion et Etat. Pour situer cette réalité inscrite dans la loi depuis 1946, en la replaçant dans l’histoire du Japon, il faudrait aussi s’intéresser aux notions de profane et de sécularité, telles que le bouddhisme et le shintoïsme des temps anciens ont pu les concevoir – ce qui demanderait une tout autre recherche.
L’article 20 de la Constitution (1946) affirme la séparation entre la sphère religieuse et l’Etat : « Aucune organisation religieuse ne recevra le moindre privilège de l’État, et n’exercera aucune autorité politique. Aucune personne ne pourra être contrainte à participer à une célébration, un rite ou une pratique religieuse. L’État et ses organes s’abstiendront de dispenser toute éducation religieuse ou toute autre activité religieuse. »
Cette laïcité semble rigoureuse, plus rigoureuse qu’aux Etats-Unis (1), plus sévère même qu’en France. Aucune radio, aucune chaîne de télévision à caractère religieux ne sont autorisées sur le territoire japonais. La radio chrétienne FEBC, par exemple, ne peut émettre qu’à partir d’un relais situé en Corée du Sud. Certains documentaires ont récemment expliqué la pratique du Zazen, présenté des temples, associés à des régions ou à des paysages, mais il s’agit toujours d’émissions à caractère culturel, différentes des émissions confessionnelles diffusées par la télévision française le dimanche matin. Le Japon est l’un des pays qui ont légalisé le plus tôt l’avortement (en 1948), et cette loi fait un très large consensus. A l’école, comme le prescrit la Constitution, aucun ‘catéchisme’ n’est possible.
Cela dit, comme le montrent bien les variations mondiales de la ‘laïcité’, cette notion résulte toujours d’un compromis entre l’Etat et la société, compromis sans cesse renouvelé en fonction des divers mouvements de l’histoire. On a coutume de dire que la laïcité concerne surtout la définition de l’Etat, et les croyances, l’état de la société et la situation de l’individu, mais la réalité montre de nombreuses porosités, des paradoxes ou des contradictions. Au Japon, où l’enseignement pré-universitaire paraît laïc à bien des égards, certaines universités sont confessionnelles et peuvent avoir une origine religieuse – telle, l’Université du Sacré-Cœur, à Tokyo, la plus ancienne institution universitaire ouverte aux jeunes filles (2), ou la ‘Tokyo Christian University’, à Chiba. Il existe aussi de multiples universités affiliées à un courant bouddhiste, répandues dans tout le Japon. Mais ces institutions d’enseignement supérieur possèdent toutes un statut privé. Parmi les nombreuses fêtes qui scandent l’année, certaines se rattachent à des pratiques ou à des croyances shinto ou bouddhistes, mais ce lien n’est pas systématique.
Ensuite, les signes religieux ne sont pas interdits dans les établissements scolaires : non certes par pluralisme, ni par tolérance à l’égard de l’expression vestimentaire ou ornementale d’une foi religieuse quelconque, mais parce que, pour la plupart des Japonais, ces signes sont indifférents. Porter un croissant islamique, une croix chrétienne, voire un chapelet, n’a aucune espèce de signification religieuse. Pour aller vite, l’élément religieux est surtout perçu comme un phénomène culturel, ou un goût facilement interchangeable. Que des jeunes portent une croix catholique, celtique, indienne ou arménienne est à peu près égal. Si un élève porte un insigne protestant, on ne dira pas : « voici un élève protestant », mais plutôt « il porte un insigne protestant », ou « européen ». L’obligation de laïcité (au sens d’une neutralité dans l’espace public) n’a donc pas exactement le même sens qu’en France, puisqu’au Japon, l’élément religieux est généralement démotivé, absorbé par une perception différente de celle qui prévaut dans les pays européens, américains ou orientaux. Elle est bien davantage culturelle, parfois traditionnelle (au sens d’une coutume), et peut attribuer à un objet ou un vêtement une fonction que nous dirions artificielle (ou superficielle) là où, en France, elle serait généralement chargée d’une lourde signification – et en général, d’une caractérisation identitaire. Les Japonais ne sont plus tolérants qu’en apparence et à partir d’un contresens : ils laissent courir ce qui n’implique rien, surtout pas un dogme ou une appartenance.
C’est une facilité, presque une paresse, qui nous fait dire que le Japon est un pays bouddhiste et shintoïste – dans bien des cas, ceux qui emploient ces expressions ignorent de quoi il retourne. Comme le savent les historiens, les sociologues et les anthropologues, la religiosité culturelle des Japonais défie constamment l’analyse rationnelle. Par exemple, de nombreux Japonais qui se définissent comme ‘mushukyo’ (sans religion) participent aux cérémonies funéraires bouddhistes, à des prières shinto, et ils n’hésitent pas non plus à assister à des mariages en église, voire à se marier dans un temple protestant ou une église catholique. Le syncrétisme (mot encore approximatif) peut aussi bien être interprété comme une forme d’athéisme que comme une forme de théisme sans dogme ou de foi générale, une bienveillance à l’égard de pratiques religieuses instituées. Tandis que certains commentateurs parlent d’une séparation entre les religions des Japonais et l’Etat, que d’autres voient dans cette séparation une occasion pour les Japonais de retrouver leurs dieux, que d’autres encore parlent d’athéisme religieux, les discours sont voués à des paradoxes. Parler de « laïcité » dans un tel contexte demande beaucoup de prudence.
En fin de compte, la séparation entre le religieux et le politique, au sens où nous l’entendons en France, n’est comprise qu’au niveau gouvernemental et administratif, chez certains journalistes et chez certaines personnes de la ‘société civile’. Ces personnes mettent le Japon au niveau des nations modernes, en assurant aux institutions japonaises une forte autonomie vis-à-vis des courants religieux, qui rend le pays compréhensible sur la scène internationale. Mais si l’on considère la population japonaise, chez qui la croyance et la non-croyance sont difficiles à différencier, ou à ranger dans des catégories, on peut dire que les interdits laïques que nous pratiquons en France ont des chances d’être mal interprétés ; et inversement, que la violence d’un prosélytisme religieux quelconque n’a aucune chance d’être accueillie favorablement au Japon, parce qu’il attenterait immédiatement à la communauté nationale. Par opposition à la situation d’avant 1945, le seikyobunri conserve une valeur efficace, puisqu’il interdit tout empiétement sur la responsabilité de l’Etat : le Japon connaît un nombre quasi incalculable de courants, de ‘sectes’, d’organisations privées, parfois puissantes et influentes en politique. Celles-ci sont inscrites dans une religiosité moderne bien plus comparable à celle qui existe en Europe, puisqu’il y est généralement question de livres sacrés, d’adeptes, de rituels et de communautés. Mais ces « religions nouvelles », ou nouvelles « sectes », qu’elles soient bouddhistes ou non, n’attirent qu’une minorité de la population, indépendamment de leur pouvoir d’influence. Présent au niveau culturel, privé ou intime, le phénomène religieux au Japon vit très bien sa séparation avec l’Etat.
Ainsi, les notions de « religion » et de « laïcité » au Japon méritent des explications, des adaptations terminologiques, si l’on souhaite en parler ou établir des comparaisons. Apparemment, la France et le Japon affirment la séparation entre les églises et l’Etat ; en réalité, cette séparation (jamais parfaitement étanche) ne saurait être pensée de la même manière, parce qu’elle s’applique à des pays extrêmement différents, où les affiliations et les pratiques n’existent pas de la même manière. Les récupérations, quelles qu’elles soient, paraissent malaisées.
(1) Lire l’excellent essai de Jean-François Colosimo : Dieu est américain. Fayard, 2006.
(2) Créée en 1916 comme école spéciale, elle a acquis le statut d’université en 1948.
Remarque : cette réflexion se veut seulement prospective, et ne prétend nullement correspondre à un essai définitif.
article très intéressant