Une figure probe et attachante se détache des temps obscurs et brutaux de la Seconde Guerre Mondiale : le diplomate Chiune Sugihara (1900-1986). Aujourd’hui célèbre pour avoir sauvé la vie d’environ 2000 réfugiés juifs en 1940, ce personnage n’apparaît pas moins énigmatique : fut-il surtout un diplomate généreux, un espion efficace, un fonctionnaire dévoué, un chrétien sincère ? Son itinéraire vaut d’être retracé, et son rôle, reconnu et salué.
Issu d’une ancienne famille de samouraïs ruraux, Sugihara Chiune fut élevé de manière traditionnelle dans la province de Gifu, par un père fonctionnaire des impôts. Etudiant de l’Université Waseda, il en sortit diplômé en anglais et passa un concours d’entrée pour les Affaires étrangères. Déjà il s’était familiarisé avec l’esprit chrétien à l’école de fraternité chrétienne Yuai Gakusha, en 1918. Suivant en cela la curiosité des ères Meiji et Taisho, il s’intéressait aux modes de pensée, aux langues, aux religions des pays étrangers. Militaire deux ans durant, affecté notamment en Corée, il compléta ses études en acquérant un niveau très solide en russe. En 1924, il fut nommé secrétaire au Ministère des Affaires étrangères, puis affecté en Mandchourie à Harbin, afin de conduire les négociations avec les Soviétiques à propos des chemins de fer au Nord de Pékin. Son succès diplomatique ne compta pas peu pour la suite de sa carrière. Se faisant appeler Sergueï, il se convertit au christianisme orthodoxe grec et épousa la Russe blanche Klaudia Semionovna Apollonova. Investi secrètement de missions parallèles, Sugihara recruta des espions russes pour le compte du Japon, et fut le premier diplomate japonais à être considéré comme persona non grata en URSS. En Mandchourie, il fut choqué par les assassinats perpétrés contre des Juifs et des Chinois par une organisation fasciste parrainée par l’armée du Kwantung, avec laquelle il eut maille à partir. Celle-ci l’obligea à devenir espion pour elle et l’incita à divorcer en le convainquant que son épouse était une espionne soviétique. Dégoûté par ces faits et ces pressions, le jeune diplomate mit fin à ses fonctions au Ministère des Affaires étrangères en 1935. Après avoir divorcé, il retourna au Japon, où il épousa en secondes noces Yukiko Kakuchi, dont il aurait quatre enfants. Il reprit bientôt du service et accepta de remplir des missions d’espionnage sous couverture de postes diplomatiques : en cette ère de bouleversements et d’incertitudes (où le Japon n’était pas encore entré en guerre avec les Etats-Unis), il s’agissait de s’informer sur l’attitude de l’Allemagne et celle de l’URSS. Envoyé avec sa famille en 1938 à Helsinki comme interprète au sein de la délégation japonaise, puis au service d’Action du ministère, il pouvait profiter de la neutralité finlandaise pour observer les deux pays. Il fut ensuite nommé vice-consul du Japon en Lituanie en août 1939, à Kaunas, alors capitale temporaire de ce pays balte.
De nombreux Juifs polonais ou allemands tentaient alors de trouver refuge en Lituanie face à l’avancée allemande en Pologne. En 1939, le nouvel ambassadeur du Japon en Lituanie, montra son intérêt et sa sympathie pour ces réfugiés, offrant personnellement à un enfant l’argent qui lui manquait pour aller au cinéma, et, invité par lui, en participant à la fête juive des Lumières (Hanouka), accompagné de son épouse. Par le biais de cette famille et des amis présents ce jour-là, le diplomate eut la confirmation que les nazis ne se contentaient pas d’annexer des territoires, mais qu’ils assassinaient et maltraitaient les Juifs avec une férocité insoutenable.
Une fois victorieuse de la Pologne, l’Allemagne nazie céda les pays baltes à son alliée communiste, l’URSS. En mai 1940, l’armée soviétique entra donc en Lituanie, où elle établit un gouvernement soumis à Moscou. Le petit pays n’étant plus un Etat souverain, les ambassades durent fermer les unes après les autres. Les réfugiés juifs, résolus à échapper à l’oppression, voulurent traverser l’URSS pour s’établir ensuite dans un pays tiers. Un diplomate hollandais et antinazi leur conseilla de s’adresser au consul japonais Sugihara, qui pourrait produire des visas de transit jusqu’à l’île de Curaçao, dans les Antilles néerlandaises. Certains parmi eux n’avaient-ils pas sympathisé avec le diplomate japonais ? Ce dernier était alors occupé par ses préparatifs de départ. Vers six heures du matin, à la fin de juillet 1940, un attroupement de réfugiés grossit peu à peu devant la légation japonaise. Sensible au sort de ces personnes, qu’il vint rencontrer personnellement, le consul adressa plusieurs messages secrets au Ministère japonais pour leur obtenir des visas de transit pour le Japon. Ce Ministère lui opposa un refus, pour des « raisons de sécurité ». « Après une intense réflexion, témoignera Sugihara par la suite, je suis arrivé à la conclusion que l’action humanitaire et charitable devait primer sur tout. J’ai pris ma décision en toute connaissance de cause, après avoir pesé les conséquences que cela pourrait avoir sur ma vie professionnelle. » Ou encore : « Je vais peut-être devoir désobéir à mon gouvernement, mais si je ne le fais pas, je désobéirai à Dieu. »
Embarrassé par le refus de Tokyo, le consul décida de désobéir, et se mit à l’oeuvre : le 31 juillet 1940, il annonça lui-même aux réfugiés juifs qu’il avait trouvé le moyen des les aider. Il envoya d’abord son épouse et ses enfants à l’hôtel. Puis, travaillant dix heures par jour, ensuite dix-huit heures, vingt heures, avec l’aide d’un seul employé, il produisit ainsi une grande quantité de visas. Alors que le Ministère des Affaires étrangères japonais lui ordonnait de quitter le consulat, et que les autorités soviétiques faisaient pression pour son départ, il continua de délivrer les précieux visas jusqu’au 31 août 1940, jusque sur le quai du train.
Selon les historiens, Chiune Sugihara aurait ainsi délivré plus de 2000 visas familiaux, sauvant la vie à environ 6000 personnes – selon la Jewish Virtual Library, près de 40.000 personnes ont dû ou doivent leur existence à cet homme, en comptant les deux générations qui ont succédé aux réfugiés. Les Juifs demeurés en Lituanie seraient en revanche déportés : entre 1940 et 1944, deux cent mille d’entre eux moururent dans les camps nazis. Sugihara pressentait que son action était insuffisante, s’excusa même de n’avoir plus les moyens de poursuivre son rôle de sauveteur, mais agit à sa mesure, autant qu’il le put. Grâce à lui, les réfugiés juifs purent traverser l’URSS par le Transsibérien – le vice-consul négocia auprès des Soviétiques l’achat de tickets à cinq fois leur prix normal –, et se rendre au Japon par mer. A Kobe, ils trouveraient de l’aide auprès de la communauté juive, tandis que d’autres atteindraient le Japon par Tsuruga ou Shimonoseki. Jusqu’en septembre 1941, ils gagneraient peu à peu d’autres pays libres : le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, Burman, la Palestine, les Etats-Unis, l’Amérique du Sud.
L’action de Sugihara n’était pas sans risque pour lui-même. Le vice-consul entretenait en effet de discrets rapports avec les services secrets polonais en Lituanie et le gouvernement polonais en exil en Grande-Bretagne. Depuis le début des années trente, les services secrets polonais et japonais étaient en effet en collaboration étroite, se méfiant les uns et les autres des intentions de Staline. Sugihara, qui tenait en aversion l’Allemagne nazie au moins autant que l’URSS, avait fourni des visas à plusieurs agents polonais. Si le vice-consul était surveillé par le NKVD, la Gestapo le tenait pour un maillon du complot polono-japonais. En août 1941, Ribbentrop recevrait un rapport sur « l’espionnage japonais dans l’empire allemand » où le nom de Sugihara était cité. A Kaunas, se souvenait sa femme, les espions pullulaient.
Le résistant polonais Jan Nowak Jezorianski (1914-2005)
L’héroïque diplomate fut envoyé ensuite à Berlin et à Prague, pour être affecté successivement à Königsberg et à Bucarest (1942-1944), où il reçut de son gouvernement une récompense (la médaille Ruiho). Mais comme le diplomate japonais en était convaincu, le vent de l’histoire était en train de tourner. L’armée soviétique parvenait à vaincre l’armée d’Hitler et à redessiner la carte du monde, au grand dam des Polonais, trahis par leurs libérateurs. En Roumanie, les Soviétiques arrêtèrent Sugihara et sa famille pour les enfermer dans le camp de prisonniers de Gensha, dans la banlieue de Bucarest. Comble du sort : celui qui avait évité la déportation et à la mort à deux mille personnes fut emprisonné dix-huit mois. Lorsqu’il put enfin rejoindre le Japon en avril 1947, le Ministère des Affaires étrangères exigea étrangement la démission de Sugihara pour le punir de sa désobéissance à Kaunas en 1940. Son propre fils ne s’explique toujours pas cette sanction. En 1947, Sugihara était un obscur. Aux siens, il ne parlait quasiment jamais de l’action qu’il avait conduite en faveur des réfugiés juifs. Du point de vue du Ministère, il s’agissait de faire un exemple, aux dires d’un témoin : un exemple pour les diplomates d’un pays sous administration américaine ? La raison véritable ne tiendrait-elle pas aux activités d’espion de Sugihara, de ses rapports avec une puissance étrangère ennemie (le gouvernement polonais en exil, à travers les agents avec qui il était en contact) ? Ou bien ne fut-il pas plutôt victime de l’épuration administrative à l’heure des grands procès de Tokyo ?
Sa carrière brisée à presque cinquante ans, l’ancien vice-consul dut trouver divers emplois pour survivre et assurer la subsistance des siens, notamment en travaillant dans les magasins PX d’approvisionnement des troupes américaines. Par la suite, sa connaissance du russe lui permit de travailler à Moscou pour des sociétés commerciales japonaises. Il vécut là des années dans un petit appartement, séparé de sa famille, ne recevant que la visite de son fils.
En 1968, année du second retour de Sugihara dans son pays, l’un des rescapés juifs de Lituanie, Joshua Nishri, était devenu attaché économique de l’ambassade d’Israël à Tokyo. A force de recherches, il finit par retrouver l’homme qui lui avait sauvé la vie vingt-huit ans plus tôt. Ces retrouvailles émouvantes furent saluées par le journal Asahi Shinbun. En 1969, Sugihara fut ensuite invité en Israël, dont le gouvernement lui exprima officiellement sa reconnaissance pour le sauvetage auquel il était parvenu en 1940. Pour le remercier, l’Etat d’Israël permit à son fils Nobuki de suivre un cursus à l’Université hébraïque de Jérusalem. Parmi les personnalités qu’il rencontra, l’ancien vice-consul s’entretint avec Zerach Warhatig : depuis le temps lointain où cet ancien réfugié juif de Biélorussie reçut son visa à Kaunas, il était devenu l’un des hommes les plus importants d’Israël. Signataire de la Déclaration d’indépendance de cet Etat, il était en 1969 ministre des religions.
Ensuite, après avoir réuni des centaines de témoignages tous concordants, le Mémorial Yad Vashem décida en 1985 de décerner à Sugihara la distinction de Juste parmi les nations. Etant déjà malade, ce fut son fils qui vint en Israël pour recevoir de sa part cette distinction. La même année, l’ancien diplomate et sa femme rencontrèrent le Premier ministre Yitzshak Shamir à Tokyo.
Interrogé à la fin des années 70 sur les raisons qui avaient animé sa conduite, l’intéressé répondait qu’il avait agi comme n’importe qui agirait devant des vieillards et des jeunes en larmes, des visages anxieux ou terrorisés. Selon lui, en 1940, les autorités de son pays étaient divisées, certains fonctionnaires recevant la pression des Allemands, les autres, au Ministère de l’Intérieur, ne sachant pas se dépêtrer d’une attitude ambiguë, puisque en dépit de sa désobéissance avérée, il ne perdit pas son statut de fonctionnaire, ne reçut aucun blâme et fut même récompensé en 1944. « Je n’ai rien fait de spécial, affirmait-il. J’ai seulement fait ce que je devais faire. » Comme souvent au Japon, la prise de décision est problématique : ce que l’autorité publique ne lui permit pas, cet homme prit la responsabilité de le faire.
Mort à l’hôpital de Kamakura le 31 juillet 1986, ce « Schindler japonais », comme on le surnommait, eut l’enterrement modeste qu’il avait demandé, loin du retentissement que sa disparition déclencha en Israël. Une sorte de justice posthume fut bientôt rétablie, notamment à l’initiative des anciens réfugiés survivants et de leurs familles. Lorsque sa veuve Yukiko vint en Israël en 1998, d’anciens réfugiés en larmes vinrent la rencontrer, certains munis des fameux visas que son mari avait signés, pour les lui montrer. Un parc de Jérusalem porterait son nom. En 2002, un mémorial lui fut dédié au « Little Tokyo » de Los Angeles. En 2016 encore, une rue de Netanya (Israël) fut baptisée de son nom, puis, en février 2019, une plaque commémorative fut encore inaugurée à la Chambre de l’Holocauste du Mont Sion, à Jérusalem.
Alors que l’Etat japonais tardait à honorer la mémoire d’un des siens – sans doute, honorer un fonctionnaire qui a désobéi est un casse-tête dans un pays dont le confucianisme est une des sources –, un documentaire lui fut consacré en 1983 par Fuji télévision, Un visa qui détruit le destin. Des articles publiés en Europe, des lettres indignées d’anciens réfugiés juifs sauvés par le « Schindler japonais » conduisirent finalement le gouvernement japonais à restaurer pleinement l’honneur de Sugihara et à exprimer des excuses à sa famille, par le discours prononcé par le ministre des Affaires étrangères Yohei Kono, le 10 octobre 2000. Plus récemment, le film Persona non grata (Toho) lui fut consacré en 2015. Ensuite, le Premier Ministre Abe Shinzo répara l’oubli en visitant l’ancienne demeure de Sugihara à Kaunas, en janvier 2018, et en se déclarant « fier » de l’action menée par ce diplomate. Un « Chiune Sugihara Memorial Hall » fut ouvert à Yaotsu (Gifu) en 2000, qui accueille quarante mille visiteurs chaque année. En Lituanie, dans de multiples lieux du Japon et d’Israël, la mémoire de Sugihara est célébrée. Symbole de cette reconnaissance, la déclaration officielle de l’Union orthodoxe juive des Etat-Unis, accompagné d’un soutien financier, au lendemain du Tsunami de mars 2011 : « Tendre la main au peuple qui pleure, c’est suivre la miséricorde du Seigneur. En 1940, le consul Sugihara et son épouse ont trahi sa position et ont délivré un visa de transit pour sauver la vie de 6000 Juifs. Il est temps que nous honorions notre obligation. »
Historiquement, Sugihara a joué un rôle essentiel dans la genèse des relations entre le Japon et Israël, aujourd’hui concrétisées par une diplomatie et une collaboration militaire renforcées.
- Sugihara Yukiko : Visa pour 6000 vies, Picquier poche, 2002 (mémoires publiés d’abord à Tokyo en 1993)
- Hiroaki Kuromiya et Andrzej Peplonski « The Great Terror », Cahiers du monde russe, 50/4, 2009
J ai pu visiter la toute petite maison du vice-consul à Kaunas. Rien n a ete modifie depuis cet episode de sa vie.Extremement touchant . Ce sont les israéliens qui veillent à l entretien du bâtiment et à la fondation pour la mémoire du consul Chuime.
Merci beaucoup de ce commentaire et de ces précisions. Je trouve très beau le fait que cette mémoire puisse ainsi perdurer. Cet homme a sauvé des vies en prenant des risques. L’entretien de cette maison est la preuve que les descendants des rescapés n’ont pas oublié. Sugihara Chiune est une personnalité hors du commun.