Pour une fois, un peu de politique et d’économie.
Les pays « occidentaux », qui se disent tellement « développés » et « modernes », manquent souvent au regard prêté par des pays étrangers, y compris lorsqu’ils sont partenaires et alliés, comme le Japon. Récemment, les journaux japonais ont évoqué le salaire annuel du président de Toyota, Monsieur Toyoda Akio – issu de la famille fondatrice de cette marque automobile géante. Ils l’ont comparé au salaire de Monsieur Leroy, vice-président de la société depuis 2015. Et ils ont constaté que le salaire du vice-président était trois fois supérieur (un milliard de yens) à celui de Monsieur Toyoda (380 millions de yens par an).
L’Asahi Shimbun a exposé ce mystère financier dans un retentissant article le 26 juin dernier. En récompensant ainsi Monsieur Leroy, défend l’un des responsables des relations publiques de la société, il s’agirait de « sécuriser le talent des ressources humaines ». Gageons qu’une telle sécurisation puisse être étendue à l’ensemble des talents et des mérites, du présent et du passé. Maître dans l’art du non-dit comme il en existe souvent au Japon, le journaliste Tomohiro Yamamoto se garde de prononcer aucun jugement de valeur, et se contente d’évoquer des faits, de comparer des salaires, en rendant compte de leurs explications techniques. La disproportion n’en ressort que plus criante.
D’autres journaux ont inféré d’autres raisons pour justifier la hauteur du salaire de M. Leroy. Il paraît qu’au niveau européen, un tel dirigeant économique manquerait de crédibilité si son gain n’était pas comparable à celui de ses collègues d’Europe et d’Amérique – peu importe si sa responsabilité concerne le monde entier, comme celle de son président, et non la seule Europe. Cet argument s’appuierait donc sur une espèce de différence culturelle que l’on vous prie de bien vouloir comprendre. Le fait d’être japonais et d’être le petit-fils du fondateur de Toyota justifie d’être traité de manière inférieure. A l’inverse, naissez européen, parvenez au second rang d’une grande entreprise, et vos gains seront trois fois supérieurs à ceux de votre patron, surtout s’il a le malheur d’être japonais. De mauvais esprits parleront de racisme, probablement parce que personne ne leur a délivré les clés de l’anthropologie post-moderne.
On aura beau s’appuyer sur la différence culturelle – elle a beau jeu dans cette histoire – et sur la raison économique, il n’en demeure pas moins que l’opinion japonaise digère mal les explications qu’on lui propose d’accepter. Elle ne comprend pas comment les Européens, particulièrement, les Français, acceptent une telle distorsion, alors qu’ils tiennent tant, paraît-il, à des pensées égalitaristes. Par ailleurs, ce n’est pas au Japon, pilier du libéralisme, que l’on pourrait adresser des leçons en matière d’économie…
Le problème qui oppose de fait le président et le vice-président de Toyota a pour arrière-plan la représentation de l’argent et de la réussite au Japon. Autant la réussite est valorisée, officialisée, objet de cérémonies et d’applaudissements collectifs, autant il paraît vulgaire et minable d’étaler sa richesse. Un ami me disait que le Japon était le pays le moins fait pour le communisme idéologique parce qu’il est – d’une autre façon – déjà communiste, sinon par nature, du moins par tradition historique. Un ‘communisme’ il est vrai plus proche de la Politeia de Platon que du Capital de Marx.
Avant les années soixante-dix, les entreprises japonaises veillaient à ce que leurs dirigeants ne gagnassent pas plus de vingt fois le salaire le plus bas de leurs employés. Cette gracieuse échelle n’est plus respectée depuis des années, mais il en reste quelque chose dans les mémoires et les réactions. Même si les tentations sont grandes – la cupidité étant universelle – chez les grands patrons, la démesure des salaires est mal vue en raison de la vulgarité et de l’espèce d’indignité qu’elle reflète. Dévorés par la cupidité, endormis par les systèmes et les lâchetés collectives, les pays européens ignorent quant à eux le scandale et l’injustice de ces gains faramineux. Ils ont inventé une morale de l’avidité qu’ils partagent avec leurs « partenaires » mondiaux : certains « talents » étant à protéger à coups de pactoles dont Moïse n’eut point idée, cette protection doit être universelle – en Europe et en Amérique, du moins.
Et maintenant, achevons par un vœu pieux. Nous proposons que demain matin, au lever du soleil, tous les pays du monde se japonisent sur un point, qui les rendra plus aimables, plus pacifiques et plus dignes : ils s’entendraient pour qu’aucun dirigeant économique ne gagne plus de vingt fois le salaire le plus bas de son entreprise.
* Tomohiro Yamamoto : « 1 billion yen pay package for Toyota’s vice president Leroy. » Asahi Shimbun, 26 juin 2018.