L’occitanisme contre les langues du ‘Midi’

Depuis les années 1950, l’Occitanisme a pratiqué un entrisme politique et académique qui explique sa quasi omnipotence aujourd’hui, là où son implantation est la plus vive. Son histoire complète et non partisane reste à écrire : de fait, l’occitanisme désigne non seulement une réalité tangible, mais il correspond aussi à l’un des mythes politiques les plus cohérents et les moins connus, alors que ceux qui en retracent l’histoire, qui étudient son développement, sont presque toujours eux-mêmes des partisans. Les questions linguistiques propres au Sud sont la plupart du temps ignorées dans le Nord de la France, qui réagit trop souvent de façon répulsive, sur un autre plan, en ignorant les trésors linguistiques et littéraires des langues intérieures autres que le français, ou en intégrant la notion d’ « Occitanie » comme si cela était indifférent ou ‘folklorique’. Outre les littératures du « Midi », il existe aussi des littératures en breton et en corse : elles possèdent bien des pages dignes d’intérêt ou de passion. Attaché aux langues romanes du « Midi » (tout en étant né au ‘Nord’), je voudrais développer ici les reproches que l’occitanisme me semble mériter, dans l’intérêt même des langues, des parlers, et de tous ceux qu’intéressent la littérature.

Frédéric MISTRAL (1830-1914), l’auteur de Mirèio et de Calendau.

       Mon essai La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures du Sud (Editions du Cerf, 2022) a été bien accueilli en Catalogne (hispanique), dans plusieurs journaux et revues en France, discuté loyalement par Maïté Bouyssy (dans En attendant Nadau), et il a reçu le Prix Bruno Durand de l’Académie d’Aix-en-Provence. Alors que j’ai eu droit sur Internet à des insultes et à des espèces de dénonciations, plusieurs Félibres de Paris acquis à « l’occitan » ont discuté avec moi de la manière la plus courtoise – mon propos ne consistant pas à blesser des personnes, ni à imposer brutalement des vues, mais à faire état de problèmes objectifs, toujours discutables. Or, sur la toile, je suis entré dans le viseur de ‘vigilants’ de cette obédience. Ils n’admettent pas la discussion, ni les divergences, alors que mon livre reconnaît pleinement la valeur littéraire de certaines œuvres écrites en « occitan », quand bien même cette « graphie » ou « écriture » me paraît artificielle et contestable. J’ai insisté sur la richesse de pensée de Robert Lafont et la qualité supérieure de la poésie et de la prose de Max Rouquette – en m’adressant au lectorat francophone, et non pas à des spécialistes, ni aux seuls Méridionaux. Je n’hésite pas à reconnaître la passion, la persévérance, le savoir des occitanistes les plus avisés, leur amour sincère de la langue, leur ambition de partage et de transmission culturelle. Car mon propos consiste à poser des objections et des critiques, et non pas à entretenir de vaines polémiques. Partisans de quelque « écriture » que ce soit, nous sommes tous confrontés vigoureusement à la menace de disparition des langues ‘régionales’, et c’est cet avenir affligeant qui, avec l’amour des mots et des chants, nous réunit.

        Pour aider mon lecteur à comprendre les reproches que j’adresse à l’occitanisme (et encore une fois : les conceptions, non pas les personnes), je développerai une vingtaine de points.

1. L’Occitanie n’a jamais existé en tant qu’Etat, ni comme une nation. Pourtant, la puissance du courant occitan s’affirme notamment dans la diffusion du drapeau « occitan », et de la fameuse croix dite « occitane », y compris dans des documents officiels, que ce soit à Toulouse, Pau, Limoges et Dax, comme si ces symboles renvoyaient à un passé commun, source de légitimité politique. En vérité, ces symboles font partie d’une construction identitaire, d’une vision du futur marquée par le volontarisme. L’ironie de cette visée, c’est qu’elle remonte elle-même au XIXe siècle, qui fut l’ère des utopies et des nationalismes. Son mouvement psychologique balance ainsi entre l’utopisme constructiviste et la nostalgie, et bien entendu, le conflit ou la déception vis-à-vis de l’état présent. L’intention unitariste de l’occitanisme est politique ; elle emploie la culture et les savoirs comme des instruments de conquête. Ancré dans les mythes politiques du XIXe siècle, l’occitanisme n’a pas encore pris conscience de ses illusions, encore moins des enjeux qui se présentent en ce début du XXIe siècle.

2. L’ « occitan » est une reconstruction archaïsante du languedocien central, mise au point au début du XXe siècle par Antonin Persbosc et Prosper Estieu, puis développée par Louis Alibert, dans une Grammaire occitane expressément réservée au seul languedocien. C’est après 1945, dans une optique nationaliste combinée avec des attendus marxistes, que les Occitanistes (à l’intérieur d’organes tels que les Instituts d’Etudes Occitanes) entreprirent de soumettre toutes les langues ou dialectes aux principes d’écriture de l’occitan. Il s’agit d’une démarche volontariste et verticale, produite principalement par des professeurs d’Université dont le militantisme ne s’embarrasse généralement pas de l’éthique scientifique. De nos jours, la mise en occitan (appelée abusivement « normalisation » ou adaptation à la « langue classique ») est proposée par des sites Internet, des associations et des ouvrages de qualité, mais qui induisent leur public en erreur. Le ‘code graphique commun’ que revendique l’occitanisme ne se limite pas, en effet, à des principes orthographiques. Ce ‘code’, fort complexe, affecte la morphologie, le lexique et parfois même la syntaxe, de telle sorte que le dialecte (ou la langue en question) se trouve relativement modifié et transformé, et que la variation dialectale n’est que partiellement respectée.

3. Influencé par le principe des nationalités, Frédéric Mistral (1830-1914) a rêvé d’un Midi allant « des Alpes aux Pyrénées », auquel le dictionnaire (Le Trésor du Félibrige) a conféré une assise. Mais en dépit de cette vision typique du romantisme, Mistral fut d’abord et avant tout un provençaliste, pour ne pas dire un provençaliste rhodanien, qui s’est toujours tenu à l’écart de la tentative de Perbosc et Estieu, très minoritaire à son époque. Mirèio, Calendau, Nerto, Lou Pouèmo dóu Rose présentent une géographie avant tout provençale, comme si le rêve d’unité du Midi ne constituait pas la matière fondamentale de ses plus grands poèmes. C’est parce que Mistral fut d’abord provençaliste (et que la graphie mistralienne indisposait de nombreux auteurs languedociens, preuve de leur spécificité) que la concurrence sur le plan de la graphie est née en Languedoc, vieux rival de la Provence. Les solutions graphiques qu’il proposa avec Joseph Roumanille ont exercé une influence dans les autres territoires du Midi, mais n’ont jamais constitué des programmes imposés. Comme cela a été maintes fois démontré, la graphie mistralienne est beaucoup plus respectueuse des langues non-provençales du Midi – ce dont témoigne Le Trésor du Félibrige lui-même. Cependant, Mistral a dû constater lui-même que sur le plan linguistique, ce rêve d’unité se trouvait contredit par la spécificité d’une langue comme le gascon. La formule poétique « des Alpes aux Pyrénées », légère comme un rêve, n’a jamais conduit Mistral à définir un projet politique et juridique précis. Le « Sage de Maillane » n’était ni un philosophe politique, ni un homme politique. L’idée qu’il a le plus affirmée était celle du fédéralisme (pour la France tout entière). On ne s’est jamais demandé comment Mistral pouvait combiner son rêve d’unité « des Alpes aux Pyrénées » avec l’idée de fédération, qui implique des différences et des autonomies de degrés divers. Autant le doux rêve de Mistral est excusable par le contexte, autant sa reprise et sa systématisation par le courant occitaniste d’après 1945 paraissent anachroniques, comme si l’on avait pu refaire le romantisme après la guerre.

4. En effet, depuis plusieurs siècles (et sans revenir sur les processus historiques des rattachements à la France), le Midi comportait (pour simplifier) les langues suivantes : le provençal, le gascon, le languedocien, le catalan, l’auvergnat, le limousin. On peut les nommer langues ou dialectes indifféremment, puisque aucun critère linguistique ne permet de distinguer ces deux termes. Evidemment, la géographie et la grammaire (au sens large) de ces langues (parlées et écrites) ont varié au cours du temps ; les lexiques, les tournures, la phonétique etc., ont connu des variations, et leurs noms mêmes ont rencontré des changements considérables au cours du temps. Au cours du XIXe et du XXe s., la notion de « langue d’Oc » fut employée indûment, comme un piège préparant la notion d’ « occitan », ou bien de façon métonymique, généralisante, sans remise en question de la pluralité des langues (il s’agissait évidemment d’une approximation, d’une facilité fallacieuse). Le fait que ces langues aient produit des littératures de valeur suffit à démontrer leur dignité culturelle et la nécessité de leur transmission.

5. Il découle de ces constats que l’espace méridional ne possède pas une langue unique qui serait composée de dialectes. La « langue d’Oc » au singulier, « l’occitan », équivalent à de véritables monstres, ou du moins, à des homogénéisations forcées. Ces expressions découlent d’un volontarisme utopique qui vise à produire une unité politique et linguistique à construire. Il vaudrait mieux parler, au pire, de langues d’Oc (au pluriel) ; au mieux, de langues romanes du Midi. Le fait que des versions occitanisées du provençal, du gascon, et autres langues, aient été répandues (par des chartes, des cours et des manuels) ne signifie pas que de telles démarches ne posent pas problème au regard des spécificités des langues et des enjeux littéraires. Le constat de cette pluralité linguistique est partagé aussi bien par des écrivains que des professeurs d’université : il est inexact que la doxa occitaniste fasse l’unanimité. Un tel consensus n’a jamais existé. Il n’existera jamais.

6. Le XIXe siècle a répandu le mythe d’une koinê, c’est-à-dire d’une langue littéraire unique, dont l’œuvre des troubadours aurait fourni l’illustration. Il s’agit en effet d’un mythe, auquel des occitanistes m’ont reproché de n’avoir pas succombé. Ces adeptes d’une croyance ignorent donc les progrès de la philologie de la fin du XXe siècle : l’unité de la langue des troubadours correspond à des « idées constitutives d’une tradition propre à la partie méridionale de la France. » (J.P. Cambon). Pour Robert Lafont lui-même, « il était difficile déjà de discerner une norme chez les grands troubadours. Sur cette norme, la science moderne fait peser l’immense réserve de la tradition manuscrite. » (1) L’un des plus grands spécialistes reconnus des traditions manuscrites des troubadours, Patrick Zufferey, a démonté lui aussi ce « mythe de la koinê originelle ». Sur ce point, le discours occitaniste se trouve déstabilisé : il lui importe d’utiliser cette croyance en une unité antérieure (qui n’aurait d’ailleurs affecté que l’élite des lettrés) pour assoir son projet politique utopique, comme d’un retour aux sources, une correction permettant d’effacer sept siècles de prétendue division. A la limite, pratiquer « l’occitan », ce serait se faire héritier des troubadours et faire revenir un âge d’or.

7. Le ‘Midi’ n’a jamais offert le tableau d’une langue unique, variée en ‘dialectes’. Les parentés et les liens entre les langues du Midi existent évidemment, mais pas au point où le conçoivent les occitanistes. De fait, comme le montrent les travaux de Philippe Blanchet (après ceux de Louis Bayle, Charles Rostaing, etc.), le provençal n’est pas de « l’occitan ». La même démonstration concernant le gascon a été faite par Jean Lafitte et par Guilhem Pépin. Les catalanistes refusent absolument de voir leur langue traitée comme de l’occitan (on lira, en catalan, La Il.usió occitana d’August Rafanell (2006)). Pour le limousin, l’historien Maurice Robert tient à la singularité de cette langue, qu’il a illustrée dans le Nouveau Dictionnaire français-limousin (2020), en adjoignant aux mots limousins leur traduction occitanisée, marquant bien les différences. L’Auvergnat Pierre Bonnaud s’est battu pendant des décennies pour proposer des solutions graphiques en conformité avec le génie arverne, en rejetant celles des occitanistes. Majoritaires ou minoritaires, les réactions à l’hégémonie occitaniste sont présentes à travers tout le Midi, un Midi rebelle à l’unitarisme et à l’exclusivisme. Les débats furent parfois houleux, déchirés et déchirants, et d’autres fois, plus apaisés, tâchant d’équilibrer la fermeté et la courtoisie. Malgré ces contestations permanentes (elles remontent aux débuts de l’occitanisme), le discours occitan se prétend victorieux, triomphant, et ternit volontiers les récalcitrants et les contradicteurs, tant s’y mêlent les intérêts personnels. Il profite largement de l’ignorance d’une large partie de la population sur un sujet complexe qui demande de la rigueur.

8. Concernant le gascon, il serait utile et urgent de publier la thèse de Jean Lafitte (chercheur qui vient de nous quitter) : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (2005). Manifestement, de nombreux occitanistes rejettent cette thèse sans l’avoir lue, ou bien sans en reconnaître les nuances, ni la portée scientifique. De fait, si le gascon ne peut pas être reconnu comme un domaine de « l’occitan » ou un dialecte de « la langue d’Oc », la conséquence est catastrophique pour la vision unitaire de l’occitanisme. De même, la récupération des auteurs gascons par l’occitanisme constitue un objectif vital, et des plus difficile à atteindre. Or, d’Edouard Bourciez à Kurt Baldinger et à André Martinet, de Miquèu de Camelat à Simin Palay, le gascon apparaît comme une langue relativement distincte de « l’occitan » (et du languedocien central), particulièrement le gascon le plus ‘pur’ – celui du Béarn et des Landes. Plusieurs auteurs occitanistes ont dû reconnaître la forte personnalité du gascon. Par exemple, dans un Rapport rédigé en 1972, Pierre Bec considère le gascon comme « très proche, mais spécifique, au moins autant que le catalan. » Robert Lafont constate (en 1983, revue Amiras, n°6) que si « le catalan n’est pas de l’occitan, le gascon n’en est pas non plus. » Les inspirateurs de l’occitanisme moderne se sont trouvés eux-mêmes contraints d’admettre cette différence irréductible : que dire alors des deux plus grands poètes gascons de la première moitié du XXe siècle, Camelat et Palay ? Ils ont toujours écrit en gascon, soit en s’inspirant des principes d’écriture de Vastin Lespy, soit en recourant à leurs propres solutions, qu’ils ont eux-mêmes fait évoluer. Simin Palay a bien tenté d’adopter la graphie occitane (pour l’essayer), mais il s’est détourné aussitôt de cette fausse bonne solution. Quant à Camelat, il dit pis que pendre de cette codification dans sa correspondance avec son ami André Pic. On comprend dès lors pourquoi une linguiste comme Josianne Ubaud écarte presque entièrement le gascon de son apologie de la langue occitane (« Occitan… et graphie ‘archaïque’/Langues d’oc… et graphie ‘moderne’ », 2017). Si le gascon n’est pas véritablement de l’occitan, toute sa thèse unitariste tombe en poussière. A rebours de l’unitarisme proclamé par l’occitanisme, Bernard Manciet a écrit L’enterrement à Sabres dans un gascon ultra-dialectal : il a démontré par là que la valeur d’une œuvre était relativement indépendante du nombre de lecteurs immédiatement familiers de la langue dans laquelle elle a été écrite.

Simin Palay (1874-1965), l’auteur de l’extraordinaire Dictionnaire du béarnais et du gascon moderne. (1934)

9. L’idéal d’intercompréhension régionale qui anime l’occitanisme se heurte à la réalité, surtout en dehors des espaces limitrophes, où les langues ont tendance à s’influencer. Comme le note Philippe Blanchet, « il y a entre béarnais, auvergnat et provençal davantage de différences qu’entre portugais, espagnol et catalan. » (2) Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existerait pas des similitudes et des rapports (lexicaux, syntaxiques), des influences et des échanges : de la même façon, un Français et un Italien peuvent se comprendre un peu ou beaucoup en fonction du contenu, de la situation de communication, etc. Ensuite, l’expérience montre que les Gascons lisent très peu les Provençaux, et inversement. Jean Lafitte a fait plusieurs fois l’expérience de conversations en béarnais avec des Toulousains, où ces derniers comprenaient de travers ce qu’il disait. L’intercompréhension à l’écrit relève du vœu pieux, et témoigne de surcroît d’un contresens : le but en littérature n’est pas de lire tous dans la même langue, mais d’apprécier la langue d’écriture. En outre, cet idéal d’intercompréhension est paradoxal : la fonction d’une langue n’est-elle pas d’abord d’assurer la communication entre les personnes résidant sur le territoire qui l’a fait naître ? de partager entre les habitants des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des plaisanteries qu’elle peut susciter ? A ce compte, on pourrait créer une « hyper-langue » entre Français et Anglais pour favoriser la communication entre la Grande-Bretagne et la France… Par ailleurs, il se trouve que l’intercompréhension régionale est déjà assurée (et plus que largement !) par le français ! Enfin, si cette intercompréhension a eu une existence historique dans le Midi, il faut reconnaître que cela fut la qualité du provençal.

10. L’occitanisme contribue au déclin des langues et parlers du Midi. Après avoir médit des « patois » ou langues intérieures, le linguiste Albert Dauzat est revenu sur ses positions, et a compris à quel point le travail des occitanistes se révélerait destructeur : il écrit en effet que l’école de Toulouse « a préféré poursuivre la chimère d’une unité irréalisable en masquant le morcellement dialectal sous une orthographe médiévale. Par là, on éloignait le peuple de la littérature félibréenne en la rendant difficile à lire. On l’a éloignée encore davantage en s’écartant de la langue vivante : plus les parlers ruraux s’altèrent et s’imprègnent de français, plus les poètes occitans, par réaction, remontent aux sources historiques de la langue et donnent dans l’archaïsme. » C’est ainsi qu’une préciosité littéraire s’est incrustée peu à peu dans un certain nombre d’œuvres « occitanes », en s’éloignant toujours plus de la pratique (lecture, oralité) des habitants. La tendance au sabir savant constitue une dérive à l’intérieur de la littérature écrite en « occitan » – complaisance, fuite en avant peut-être désespérée de l’écrivain face à la disparition de sa langue d’expression. Plus grave, les jeunes qui apprennent avec bonne volonté le gascon occitanisé, le provençal occitanisé ou le limousin occitanisé communiquent plus ou moins difficilement avec leurs aînés, qui s’expriment d’une manière plus traditionnelle, plus autochtone et plus authentique. Ils apprennent une langue refondée, modifiée (issue des livres), qui n’est pas celle des locuteurs naturels les plus proches d’eux. J’ai constaté cette fracture générationnelle en parlant avec des membres de l’Institut Béarnais et Gascon de Pau, qui déplorent l’impasse où conduit l’apprentissage du béarnais occitanisé, qui ne correspond pas au béarnais parlé et transmis. Loin d’être plus « moderne », l’occitan affirme une position exactement réactionnaire, et même passéiste. Plus comique, les Béarnais occitanistes parlent entre eux le béarnais authentique dès qu’ils se rencontrent, alors qu’ils défendent à l’écrit le béarnais occitanisé – sorte de schizophrénie linguistique –, qui s’avère de plus en plus infécond sur le plan littéraire.

11. La doxa occitaniste observe que les locuteurs naturels parlent le « patois », et que bien souvent, ils en ignorent la grammaire écrite. Il conviendrait d’abord de nuancer une telle estimation, en admettant qu’au XXe siècle, le développement des littératures du ‘Midi’ et les ‘renaissantismes’ ont familiarisé une large partie des populations avec l’écrit, à des degrés variés. Que ces locuteurs pratiquent à l’oral leur « patois » et qu’ils aient à recourir en fin de compte à un modèle abstrait et relativement extérieur (sauf au Languedoc) comme le code occitan instaure un hiatus avec ce « patois ». « Vous ne savez pas comment écrire en limousin ? je vais vous l’enseigner avec du languedocien archaïque. » « Vous habitez Orange ? Je vais vous apprendre à mettre des [a] à tous les mots provençaux féminins, comme on le fait en Languedoc et parce que cela s’est déjà vu en Provence il y a quelques siècles. » Les langues du Midi peuvent fort bien s’écrire à partir de leurs propres trésors, au lieu de se soumettre à un carcan qui les déforme. Comme le montre bien l’exemple du Béarnais Miquèu de Camelat, une certaine unification ‘graphique’ n’était tangible en réalité qu’entre ce que nous appellerons les « modèles dominants » (« le gascon », « le provençal », « l' »auvergnat) et les sous-dialectes. On aurait pu imaginer en effet que dans chaque ‘province’ (mot dont la définition n’est d’ailleurs pas évidente, surtout pas monolithique), le modèle linguistique dominant inspire sur le plan de l’écriture ce que l’on appelle les sous-dialectes. Inspiration, proposition, et non pas contrainte, ni même « évidence ». Ces formes d’unifications souples et adaptées au réel ont d’ailleurs été appliquées au cours du XXe siècle. C’était là, à mon avis, le maximum d’unité ou d’unification que l’on pouvait raisonnablement attendre ou comprendre, sans que cela représente un impératif sur le plan strictement littéraire : qu’un poète de Laruns écrive un peu différemment d’un poète d’Oloron ne ferait pas trembler les Pyrénées. L’échec relatif du provençal maritime (Marseille et ses environs) est de n’avoir pas su stabiliser son écriture, pourtant illustrée par d’excellents poètes et romanciers, alors que ces auteurs recherchaient visiblement une forme d’écriture qui, à l’intérieur de l’espace provençal, se distingue (légèrement, mais suffisamment) du rhodanien. En tant que lecteur et critique littéraire, je ne vois aucun inconvénient à lire du provençal maritime (en version originale) : mon mistralisme n’en souffrirait pas.

12. Véritable république des professeurs, et république à l’intérieur de la République, les Occitanistes ont investi les universités, certaines académies et institutions. Ils possèdent un pouvoir politique, financier et social considérable, qui mériterait d’être étudié par des historiens et des sociologues indépendants. Non contents de cela, ils pratiquent une politique d’intimidation, de mise au pilori et d’exclusion. L’auteur limousin ou provençal qui s’aviserait d’écrire dans sa (vraie) langue, et refuserait de s’adapter à la « graphie occitane » (laquelle implique bien d’autres modifications que celle de l’orthographe) met en danger sa carrière. Cet auteur encourt le risque d’être acheté : sans s’être concertés nécessairement, tel occitaniste lui proposera un poste, tel autre, de l’argent. Des candidats à des postes universitaires liés à la « langue d’Oc » peuvent être rejetés s’ils n’expriment pas d’abord leur allégeance occitaniste : en interne, ceux qui reçoivent les candidatures sont des professeurs d’université qui sont eux-mêmes des militants. Le respect d’autrui m’interdit de citer les chantages, les formes d’intimidation et de séduction qui sont couramment pratiqués dans le Sud de la France, et dont on m’a donné bien des exemples précis. Dans certaines publications, mais aussi sur Internet, la qualité scientifique ou simplement intellectuelle est niée chez ceux qui émettent des réserves ou des critiques vis-à-vis de « l’occitan » : il ne peut s’agir que d’amateurs, de menteurs ou de personnes de mauvaise foi. Des ‘veilleurs’ s’affirment constamment sur Wikipedia (3) et sur Internet, pour modifier dans leur sens les articles déjà écrits, et pour en rédiger qui correspondent à leurs vues militantes. Il n’est pas besoin de ‘complot’ pour cela : une simple avidité identitaire, l’impatience de la domination, l’intérêt personnel suffisent à générer de tels comportements. L’article « occitan » de Wikipedia est rédigé et enrichi par des rédacteurs engagés qui ne craignent pas de déformer l’histoire (en utilisant indûment le mot ‘occitan’ ou ‘langue d’Oc’ pour des périodes où le premier terme n’existait pas ou quasiment pas, et où le second désignait en réalité un territoire : celui du Languedoc, où présentait un sens purement métonymique). Il s’agit d’une relecture téléologique de l’histoire, destinée à assoir l’unité de « l’occitan » divisé en « dialectes » : la science au service de l’imagination… et Wikipedia, au service de l’occitanisme.

13. La tendance exclusiviste de l’occitanisme consiste à réécrire en occitan toutes les œuvres d’importance qui sont apparues dans le Midi. C’est ainsi que – contre sa volonté –, les éditions occitanisées de Mistral ne comportent pas le texte original, comme si celui-ci avait été fautif ou déficient ! Mirèio est transformée en Mirèlha, Lou Pouèmo dóu Rose, en Lo Poèma dau Ròse, etc. C’est un peu comme si l’on réécrivait en calabrais le toscan de Dante, ou en lombard, les romans d’Italo Svevo. Comme l’a montré le romaniste Jean-Pierre Chambon, certaines éditions du Rouergat Jean Boudou (admirable prosateur) ont été réécrites par des mains occitanistes anonymes, parce que cet auteur ne se conformait pas suffisamment aux normes définies par les IEO (Instituts d’Etudes Occitanes). L’occitanisme ne tolère pas les lois de la philologie, qui président en principe à l’édition des textes (4). Au lecteur novice, on rappellera que le plus grand poète provençal du XXe siècle, Max-Philippe Delavouët (1920-1990), s’est exprimé dans le provençal parlé et écrit en Provence, qui était celui de Mistral. (Ses œuvres ont été publiées chez José Corti). Et tout près de lui, Sully André-Peyre et Jean Calendal Vianès. La littérature provençale la plus rayonnante et la plus reconnue au XXe s. et en ce début de XXIe siècle n’a guère besoin d’une traduction dans une langue artificielle et septimanienne.

Pour montrer en quoi consiste l’occitanisation d’une langue, nous donnerons successivement ici un extrait de Beline de Camelat (1899) et le même extrait en version occitanisée – c’est le béarnais, langue d’Henri IV, qui est ici visé.

a) « Cap au hoec aquet mounde en aròu se birè.

La sale-bache qu’ère oundrade

Coume ue siéte  fresc lambrade.

Dab la crouts au capsè, que s’hasén bis à bis

U pa de lheyts de rouye rase,

Au capserou coulou de brase. » (Chant II, version originale).

b) «  De cap  au huec, lo monde en aròu que’s virè.

La sala baisha qu’èra ondrada

Coma ua sieta fresc lambrada.

Dab au cap ua crotz, que’s hasèn vis-à-vis

un par de lheits de roja rasa,

au capceron color de brasa. » (Chant II, version traduite en 1962 par Pierre Bec, Robert Lafont, révisée par Eric Gonzales et Jan Lóis Lavit).

On voit bien que les changements effectués ne sont pas purement orthographiques, et qu’ils comportent des éléments phonologiques et morphologiques.

L’ouvrage de référence pour apprendre le béarnais. « En daban ! »

14. L’occitanisme a inventé des concepts discriminants, comme celui du « séparatisme » ou du « sécessionnisme ». Cette accusation est habile dans la mesure où le lecteur francophone peu au courant de ces questions pourrait imaginer que ce mot renvoie à des personnes qui nieraient leur appartenance à la France – un comble ! Le « séparatisme » en question désigne en réalité celui ou celle qui n’admet pas la théorie selon laquelle le Midi ne connaîtrait qu’une langue variée en plusieurs dialectes. Une telle personne est coupable de trahison (vis-à-vis de l’occitanisme). Il est facile de retourner cette accusation, et de lire dans le discours occitaniste une tendance nationaliste (certain disent : ‘nationalitariste’) nourrie (cette fois) d’hostilité à la France ‘du Nord’. S’il faut en croire ces militants, les Français du Midi ont donc pratiqué pendant des siècles le « séparatisme » : ils se sont séparés d’une unité qui, à vrai dire, n’a jamais existé, ou pas autant que le voudrait le parti occitaniste. En vérité, le Midi n’est pas « divisé » et il ne peut pas être vraiment question de « séparatisme » : le gascon, le languedocien, le provençal, le catalan, l’auvergnat et le limousin (pour prendre des catégories nécessairement conventionnelles) sont d’abord des faits, des phénomènes linguistiques attachés à des territoires. Il s’agit de branches sorties de l’ensemble roman ou latin, avec des spécificités qui les distinguent plus ou moins nettement – et qui valent la peine. Par exemple, l’apport aquitain est bien plus affirmé en gascon qu’en languedocien. Ces distinctions tendent à se réduire dans les espaces limitrophes : le gascon de Toulouse peut se faire bien comprendre du Toulousain parlant le languedocien, mais là où le gascon est le plus gascon (celui du Béarn ou des Landes), il en va autrement. Selon Pierre Bonnaud (linguiste spécialiste de l’auvergnat), les différences entre les langues romanes du Midi sont plus importantes que celles qui distinguent les langues scandinaves. Cette diversité constitue une richesse humaine irremplaçable, et non pas un danger redoutable.

15. L’expression : « langue classique » induit également en erreur. La langue en question (définie par sa graphie archaïsante) ne remonte qu’au début du XXe siècle (ou à la fin du XIXe siècle, si l’on remonte à la tentative de Joseph Roux). Il vaudrait mieux parler d’une langue archaïsante ou reconstruite, ou encore d’une langue utopique, mais les expressions « langue classique » et « graphie normalisée » accréditent l’idée qu’il s’agirait d’une référence commune, qui justifierait une dignité académique. De fait, cette référence est surtout réclamée par des Languedociens (inventeurs de « l’occitan ») : elle ne prévaut ni en Provence, et n’a conquis que partiellement la Gascogne.

16. L’accusation de francisation : la théorie selon laquelle « l’occitan » permettrait de regagner la pureté autochtone rencontre bien des contradictions. Tout d’abord, il paraît singulier de voir autant d’attachement à une vision aussi réactionnaire, puisque ce sont surtout des progressistes qui se disent favorables à un retour en arrière, comme si, tout d’un coup, une loi d’évolution admise par ailleurs devenait condamnable sur cette matière. Ensuite, les évolutions des langues en question sont plurielles, et ne correspondent pas toujours à des francisations. Le fameux ‘o’ provençal, qui fait rire ou rugir les occitanistes, se distingue aussi bien du français que de « l’occitan ». Ils marquent peu de respect à l’égard des œuvres de Mistral, Aubanel, Joseph d’Arbaud (et vont jusqu’à dénoncer ce qu’ils appellent avec ironie « le droit au chef d’œuvre ») qui pratiquent naturellement le ‘o’ (‘fiho’, ‘cabro’, ’boutigo’…). Les Occitanistes font tort, en outre, à la langue française, en la considérant a priori comme une ennemie ou une adversaire, alors que le français est aussi une langue romane – qui a su s’enrichir à l’occasion de mots provençaux, languedociens et gascons. La pénétration du français dans les langues locales demande bien sûr une mesure, toujours difficile à définir en détail et à stabiliser. Face à l’invasion excessive des mots français dans la langue béarnaise, Miquèu de Camelat n’eut pas besoin de recourir à « l’occitan », dont il a vu (avec méfiance) l’essor : les lexiques béarnais et latin lui ont suffi amplement pour contrer cette tendance. Il faut lire les articles que ce grand poète et critique littéraire intelligent a rédigés pour la revue Reclams : il s’agit de véritables modèles linguistiques appliqués à la prose courante. En témoignent également ses chefs d’œuvre épiques : Beline (1899) et Mourte e Bibe (1920). De nos jours, Jean-Marie Puyau travaille à enrichir le béarnais des mots dont il a besoin pour désigner des réalités contemporaines (techniques, scientifiques, etc.). De fait, la créativité lexicale constitue un aspect de la dynamique d’une langue (sans qu’il soit nécessaire d’un autre côté d’abandonner tous les usages anciens).

17. Bien sûr, chacun est libre d’écrire comme il l’entend, la valeur littéraire (et dans une certaine mesure, philosophique et morale) d’une œuvre formant le principal critère de jugement. Il est compréhensible intellectuellement que la solution occitaniste puisse exister, et qu’elle paraisse attrayante auprès des estrangié, qui ignorent les problèmes dont nous traitons ici. Ses adeptes ont le droit de la défendre, de la même façon qu’il est permis de pratiquer l’espéranto et le kirghize. En revanche, il paraît inique d’exclure ceux qui partagent un point de vue différent, et qui voient une impasse et un artifice dans l’hypothétique « langue occitane. » Je ne pense pas ici à ma modeste contribution d’essayiste, mais aux écrivains gascons, provençaux, limousins et auvergnats qui préfèreraient suivre un autre chemin que celui qu’encouragent les occitanistes. Des vocables discriminants et dépréciatifs sont couramment employés contre eux : ils subissent parfois l’exclusion et le dénigrement.

18. L’occitanisme exerce une pression injuste sur ceux qui défendent leur langue à partir d’un point de vue différent de lui. En Provence, les Provençalistes sont heureusement majoritaires, étant bien défendus par le « Collectif Provence » et par une partie du Félibrige. Le rectorat de Provence Alpes Côte d’Azur reconnaît le provençal comme la langue ‘régionale’ de la Provence – il convient de saluer ici le beau travail du Recteur de l’Académie Aix-Marseille, M. Bernard Beignier. En Gascogne, l’Institut Béarnais et Gascon fait preuve d’un dynamisme extraordinaire, que François Bayrou s’emploie à bouder, mais que soutient le département. Cet Institut publie chaque année des œuvres en béarnais (le vrai béarnais, non occitanisé), qui sont fort réussis, comme Brémbes e brigalhs de Philippe Labrouche (2022) et Lou gran pî au bounét (2022), du jeune et courageux Florian Escouteloup, écrivain prometteur et déjà plusieurs fois primé. Fondé il y a vingt ans, « l’IBG » édite non seulement des livres, mais aussi des ouvrages de grammaire, des méthodes et des livrets de chants pour apprendre le béarnais. (Son site FB apporte un régal de paysages, de belles vaches, de vrais bérets, avec des ouvertures sur la langue, l’histoire, les concerts…). A Pau et à Paris, il dispense un enseignement de qualité auprès des Béarnais comme de tout curieux, et il publie périodiquement En daban – La Hoélhe de l’IBG. Il paraît très dommage qu’à cette association, vivante et attractive, ne soit toujours attribué aucun local, aucune maison, à Pau ou ailleurs (elle compte en effet 300 adhérents et plus de 6000 sympathisants). Il n’existe aucune raison littéraire et linguistique pour que les institutions, l’Etat, les organismes régionaux et départementaux, les municipalités ne soutiennent pas ces auteurs et ces associations, sauf à tomber dans un favoritisme et un esprit partisan qui entrent en conflit avec la neutralité de la loi, et avec une partie de la population elle-même. Ce déficit démocratique est notamment dénoncé par Jean-Pierre Richard et Philippe Blanchet.

19. Il n’est pas acceptable que les projets officiels de défense des « langues régionales » (Charte européenne) et les lois déjà votées (Loi Molac), ne reconnaissent que « l’occitan », voire « l’occitan, langue d’Oc » (comme le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de la Culture), en adoptant ainsi le point de vue occitaniste d’unification et d’homogénéisation. Si les textes officiels étaient impartiaux, ils parleraient de « l’occitan » à côté du provençal, du gascon, de l’auvergnat, du limousin et du catalan. Cette absence de neutralité témoigne de la mainmise occitaniste au niveau de l’Etat et même des institutions européennes, et d’un lobbying efficace. Le devoir de l’Etat est de corriger une telle partialité, en admettant la pluralité des langues romanes du Sud. Elle est le reflet d’une réalité encore tangible, pour quelques décennies tout au moins.

20. L’apprentissage de la « graphie occitane » dans les territoires non languedociens induit une déformation des langues, et non pas seulement une adaptation formelle et neutre, une vague transcription indolore pour la langue considérée. Il s’agit à tout le moins d’un engagement partisan. Cet apprentissage par les jeunes instruit la coupure générationnelle avec les locuteurs naturels, de plus en plus rares. En apprenant (par exemple) le limousin occitanisé, les générations futures n’apprendront pas la véritable langue de leurs ancêtres, mais un limousin reconstruit et élaboré à Toulouse et à Montpellier (du « néo-limousin » ou « limousin occitanisé »).

21. L’occitanisation dans les territoires non languedociens constitue un reniement vis-à-vis des cultures locales, une forme de déracinement, et témoigne d’une forme de colonialisme intériorisé. Elle reflète une perte d’identité et de patriotisme local : pour quelle raison d’ordre linguistique et littéraire un jeune auteur d’expression provençale ou auvergnate devrait-il obligatoirement adopter la « norme » occitane ? Il s’agit en vérité d’un choix politique déjà rappelé ici, qui se nourrit d’utopisme et de nostalgie mythique. Le Béarnais qui écrit « agnescous » (agneaux en béarnais) et non pas « anherons » (en béarnais occitanisé, c’est-à-dire en faux béarnais) exprime son attachement sincère au Béarn ; celui qui préfère « anherons » exprime inversement une appartenance à un ensemble beaucoup plus vaste, qui n’a pour consistance que celle de l’utopie et du mythe, qui infériorise le Béarn et instille une manière de schizophrénie linguistique. Le second ferait le choix d’un héritage qui aurait besoin d’être médiatisé et transformé, au lieu d’être reçu ou accueilli. En outre, comme on l’a dit, ce jeune auteur sera lu bien moins aisément par ceux de ses aînés qui sont encore des locuteurs naturels, et de fait, ne sera que très peu lu en dehors du Béarn (contrairement à ce que qu’affirme la propagande). Alors qu’il présente en apparence de louables intentions (sauver une langue, qui serait une langue une), l’occitanisme instaure une forme insidieuse de déracinement et d’infériorisation. Le jeune auteur auvergnat ou limousin que l’on imagine devrait se sentir obligé de renier la langue encore parlée autour de lui et de s’obliger à la corseter, à l’unifier, à l’emprisonner d’après des règles complexes qui la défigurent ? Il renonce alors au vrai parfum de la langue de son ‘pays’, de sa ‘terre’, ne se donnant pas la chance de s’y épanouir, alors que sa vocation devrait l’y pousser. Comme par hasard, quantité de publications occitanistes parlent avec mépris, condescendance ou distance de ces locuteurs naturels, de ces vieilles gens qui parlent la langue du coin, qui l’ont apprise eux-mêmes de leurs aînés – et non pas dans les dictionnaires et les manuels. Elles traitent avec hauteur la pratique orale (le foyer naturel des langues) et valorisent au contraire l’écrit, où se jouent l’unification, mais aussi des professions, des postes et des statuts. Au lieu de cela, il serait préférable de défendre une saine « écologie des langues », d’entretenir la pluralité et la diversité, dans un monde de plus en plus unitaire, utilitaire et techniciste. La voie de l’uniformisation conduit les êtres humains à l’ennui du Même.

Le « Coupier », pour s’aider à lire, à parler ou à écrire le provençal.

22. La peur de la diversité. La pluralité des langues ou parlers du Midi est d’abord un fait historique et linguistique. Au Japon, l’existence de l’Akita-ben, du Kansaï-ben et des autres dialectes de l’archipel n’a jamais posé de problème comparable, ni inspiré de rêve hégémonique d’une région sur l’autre : il existe au-dessus et avec eux le japonais standard, qui assure la communication entre tous les habitants. Dans le Midi de la France, la situation est certes très différente, étant conditionnée par l’impératif de la langue écrite. Des occitanistes s’ingénient à recenser toutes les occurrences historiques où il fut parlé de « la langue d’Oc » ou de « l’occitanien », etc., sans admettre qu’il s’agit de généralisations et d’homogénéisations, et que ces sortes d’expressions n’étaient pas les plus rigoureuses ni forcément les plus courantes à leurs époques. Autrement, comment expliquer que, pendant des siècles, on ait principalement parlé du « provençal », de « l’auvergnat », du « rouergat », du « gascon » etc. ? L’écolier limousin que met en scène Rabelais n’est pas qualifié d’ « occitan ». Les Essais de Montaigne parlent bien du « gascon » et non pas de « l’occitan » – même constat chez Montluc. En 1565, Pey de Garros a publié ses fameux Psaumes de David viratz en rhyme gascon (et non pas en ‘rimes occitanes’). En 1785, le lexicographe P.-A. Boissier de Sauvages publie un Dictionnaire languedocien-français (et non pas ‘occitan-français’), etc. Pierre Bourdieu tenait lui aussi à cette pluralité ‘naturelle’, et voyait comme un abus l’unitarisme linguistique pratiqué par l’occitanisme. Ce refus de la diversité tient à la peur de ne pas être écouté des pouvoirs publics – comme si un locuteur, un poète ou un lecteur devait vivre dans la dépendance d’un quelconque pouvoir, comme un malade sous respirateur artificiel, ou un homme enchaîné. Ce locuteur ou ce poète est d’abord lui-même, souverain dans son expression, sa décision de lecture et de parole (il n’a de compte à rendre à personne). Mais en vérité, qui cherche donc à être écouté ? Ceux qu’animent un désir de puissance et de domination, ceux qui s’acharnent à parler pour les autres et en dépit d’eux, ceux qui, par mimétisme inconscient, sont animés par le rêve d’unité exclusiviste dont vit le jacobinisme français : ils cherchent ainsi à reproduire par en bas et contre lui le carcan national. L’occitanisme tend à démontrer que le jacobinisme est entré dans les consciences beaucoup plus profondément qu’on le croit en général, et d’une manière toute paradoxale, puisque le ‘Midi’ fut l’une des grandes victimes du jacobinisme révolutionnaire. La passion de l’unité est partout destructrice des langues (il en va ainsi par exemple au Cameroun, où des parlers sont en train de disparaître). Cette peur de la pluralité des langues romanes du Midi entraîne en outre un contresens sur la France, mais aussi sur l’espace roman tout entier. Il faut ajouter que, par manque de temps ou paresse, les pouvoirs publics ont eux-mêmes tendance à ne rechercher qu’un seul interlocuteur (« mettez-vous d’accord, on verra ensuite » est l’argument fallacieux et dangereux qu’on leur présente souvent) : c’est ainsi que le piège se referme. Or, la loi Molac se veut protectrice du patrimoine des langues. Elle devrait inciter toutes les institutions locales et nationales à se fonder sur une connaissance impartiale des langues ‘régionales’, et non pas sur une thèse qui n’a jamais cessé d’être contestée, et qui ne prévaut ni en Provence, ni dans d’autres régions du Midi. En soutenant a priori l’occitanisme, les pouvoirs publics contreviennent à la loi (ou à l’esprit dans lequel elle a été rédigée), dans la mesure où ils affaiblissent la pratique écrite (mais aussi orale) des langues en question, et que la situation sociolinguistique du ‘Midi’ n’est pas vraiment reconnue par eux.

23. La disparition des locuteurs naturels, l’insuffisance de la transmission et de l’apprentissage (particulièrement chez les jeunes) ne résultent pas de l’échec de la « graphie » occitane à s’imposer à tout le Midi. Cette course illusoire est d’ores et déjà perdue. Bien des discours occitanistes sont tendus vers l’espérance de cette unité mythique, comme si cela représentait la clé de tout, l’acquisition d’une liberté plus grande – liberté de qui ? et pour faire quoi ? Ce mythe politique de l’unité a pour résultat de détourner les locuteurs, les curieux, les professeurs, de leurs véritables missions ou vocations, du partage désintéressé qui devrait nourrir l’apprentissage d’une langue romane comme celles qu’offre le ‘Midi’ de la France. Il serait intéressant de mesurer jusqu’à quel point la chape de plomb occitaniste contribue en réalité à détourner les plus jeunes de la langue de leur ‘pays’. Heureusement, des études montrent que la majorité des Gascons se définissent comme des « Gascons » plutôt que comme des « Occitans » (nom qui n’a de valeur, nous l’avons dit, qu’en Languedoc) ; une majorité encore plus grande de Provençaux se définissent comme Provençaux. Et cela, malgré le matraquage, la propagande, les lois partisanes et les systèmes de pression dont les organisations occitanistes sont responsables.

L’Occitanisme a souvent été composé d’auteurs brillants ou remarquables, de Robert Lafont à Max Rouquette, Pierre Bec, et bien d’autres. Ses fondations étant fragiles, ses raisonnements, fondés sur des pétitions de principe et des intentions définies a priori, cette mouvance est minée par ses propres contradictions. Son échec est aujourd’hui patent : aussi talentueux soient-ils, les Occitanistes ne sont pas parvenus à transmettre aux jeunes générations « la langue d’Oc » ou « occitan », comme si la philosophie émancipatrice qu’ils défendaient n’était pas parvenue en profondeur à relier les générations, et que leur nationalisme sortait en réalité des cadres de pensée ou de mentalité qui prévalent actuellement. L’occitanisme n’est pas parvenu non plus à conquérir tous les locuteurs naturels, ni tous les poètes et écrivains du ‘Midi’ : la Provence, la Gascogne en partie, et des ilots de résistance dans d’autres régions, ne sont pas convaincus par lui. Principale source de la littérature du ‘Midi’ depuis Mistral, la Provence signe depuis son apparition l’échec de l’occitanisme, qui, pour l’essentiel, ne passe pas par elle. La transmission a été d’autant moins assurée que fut instruite la fracture générationnelle dont nous avons parlé, et dont l’illusion occitane est pleinement responsable. Les locuteurs naturels disparaissent et ne sont pas vraiment remplacés. La situation ne serait pas aussi dramatique si l’on n’avait pas dénigré les langues ‘naturelles’ ou orales, si l’on avait admis des solutions écrites adaptées aux modèles principaux (« le » gascon, « le » provençal, « l' »auvergnat », etc.), et si l’on avait respecté des solutions graphiques qui avaient fait grandement leurs preuves.

Pour relever un peu l’état des langues menacées du Midi, il conviendrait que ceux qui y tiennent prennent conscience des problèmes et des impasses où l’on cherche toujours à les entraîner, et qu’ils redécouvrent la beauté, le charme de la langue de leur « pays » : langue infiniment estimable (qu’il s’agisse du provençal, du gascon, du languedocien, de l’auvergnat, du catalan et du limousin), qui a donné ses preuves grâce à de grands poètes, langue toujours riche de potentialités linguistiques et littéraires, et qui tisse des liens favorables entre les générations.

Stéphane Giocanti

(1) Cités par Jean Lafitte et Guilhem Pépin : La langue d’Oc ou leS langueS d’Oc ? Pyrémonde, 2009, p. 98.

(2) Philippe Blanchet : À la découverte du provençal. Langue originale, langue menacée. Observatoire de la langue provençale, 2022, p. 25.

(3)https://www.researchgate.net/publication/350603300_Le_secessionnisme_linguistique_sur_Wikipedia_un_tissu_de_fausses_informations

(4) Ce point sera développé dans un article de la Revue des Etudes d’Oc (hiver prochain).

Voir aussi : Stéphane Giocanti : La renaissance du Sud, la grande épopée des littératures d’Oc, Le Cerf, 2022. Jean Lafitte : Situation sociolinguistique et écriture du gascon d’aujourd’hui (thèse en ligne, 2005). Michel Feltin-Palas : Sauvons les langues régionales ! (Heliopoles, 2022). Louis Bayle : Procès de l’occitanisme (1975). Edouard Bourciez : La langue gasconne, Editions des Régionalismes, 2020. Philippe Blanchet : « Discours savants, discours militants, l’exemple de l’imbroglio occitaniste et les leçons d’épistémologie des sciences qu’on peut en tirer », Journal des anthropologues, n°120-121, 2010.

Du côté occitaniste : Pierre Bec : La langue occitane, Que sais-je ? 1995. Pierre Bec et Liliane Jagueneau : Per un païs, écrits sur la langue et la littérature occitane modernes (2002). Robert Lafont : Clés pour l’Occitanie (1971).

Pour apprendre le provençal : Apprendre le provençal avec Apprentissage de la vido, par Georges Bonifassi (Tacussel, 2003). Le provençal pour les nuls, par Philippe Blanchet (2011). On pourra aussi lire le journal mensuel Prouvènço d’aro, qui vient de fêter son 400è numéro. Ce journal est entièrement rédigé en provençal et met en valeur la culture de Provence. La Divine Comédie de Dante y est traduite et publiée progressivement dans la langue de Mistral (en feuilleton).

Pour apprendre le gascon du Béarn : Comprendre, parler, lire, écrire le béarnais, Editions des Régionalismes, de Jean-Marie Puyau (2013).

Mishima et ses masques – Entretien avec Stéphane Giocanti

Vous venez de publier un essai d’environ quatre cents pages à Mishima, écrivain dont on a commémoré le cinquantenaire en novembre dernier. Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à lui, je crois.

– En effet. En 2008, j’ai publié en DVD son film Patriotisme, rites d’amour et de mort, aux Editions Montparnasse, avec un livret explicatif. La même année, j’ai sorti le roman Kamikaze d’été, dont les personnages croisent Mishima dans un restaurant. Depuis, je me suis livré à des relectures et à une réflexion qui m’a conduit peu à peu à envisager un ouvrage sur cet écrivain. Après avoir envisagé une biographie, j’en suis venu à l’idée d’un essai.

Qu’est-ce qui différencie votre essai des autres livres publiés sur Mishima en langue française ?

– Tout d’abord, l’aide de M. Hataï m’a permis d’explorer les volumes critiques des Œuvres Complètes de Mishima, et de m’arrêter sur certains passages de l’œuvre romanesque. Grâce à lui, l’obstacle de la langue a été en partie franchi. Ensuite, je m’efforce de rendre compte des principales tendances (universitaires ou non) de la critique ‘mishimienne’ internationale. Mon livre accorde une certaine importance à la recherche américaine, où domine le regretté Donald Keene. Si l’on ne s’appuie pas sur les sources japonaises (les textes de Mishima et certains essais que lui ont consacré divers auteurs japonais), on est condamné à compiler ou à réécrire ce qui a déjà été écrit – sans parler du plagiat dont s’est rendue coupable une biographe, qui a fini par présenter ses excuses publiques. Depuis trente ans, la connaissance a énormément progressé sur cet écrivain, tant au Japon qu’aux Etats-Unis et en Europe : il était temps d’en rendre compte, bien qu’il soit impossible de tout dire, et d’apporter du nouveau sur tous les points. Il faut bien se rendre compte que ce qui a été écrit sur Mishima entre 1970 et 2000 a pris un coup de vieux. Le mépris que certains écrivains et critiques affichent vis-à-vis des universitaires ne saurait tenir en ce qui concerne Mishima : c’est de l’Université que sortent le renouvellement et, si l’on peut dire, la restauration de Mishima en tant qu’écrivain majeur du XXe siècle. Les traducteurs américains, les chercheurs japonais, allemands, italiens, français, apportent des éclairages décisifs, qui doivent dépasser le champ universitaire, atteindre le monde des lecteurs et celui des arts. L’un des buts de mon livre est de faire état, autant que possible, de cette évolution très bénéfique. Par ailleurs, et plus directement, j’insiste sur la très grande valeur des nouvelles (comme Pèlerinage aux trois montagnes, Haruko, Histoire sur un promontoire) et des pièces de théâtre comme Déclin et chute de la Maison Suzaku, La terrasse du roi Lépreux, les Cinq nō modernes et les autres nō modernes. Le lecteur peut s’attendre à une sorte de synthèse, où il est évidemment impossible de rendre compte de tout. En même temps, je propose des interprétations à propos de l’homme, de l’œuvre, de l’esthétique, me penchant particulièrement sur tel texte, passant plus rapidement sur d’autres.

Dans le premier chapitre, vous dites qu’il s’agit d’une « encyclopédie distribuée autrement » : que voulez-vous dire ?

– De fait, chaque chapitre correspond à un masque porté par Mishima : je distingue ainsi ceux par lesquels il cherche à révéler une part de lui-même, et ceux par lesquels il cherche à se cacher. Ces masques ne sont pas seulement des principes d’organisation du livre, ils témoignent de la difficulté du rapport avec la réalité qui a envahi cette personnalité profondément romantique. Cette distribution permet d’embrasser les aspects biographiques, historiques tout en proposant au lecteur des éclairages sur les œuvres principales (traduites ou non en français ou en anglais). Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas formellement d’une encyclopédie, ce livre offre une introduction générale à Mishima – la personnalité artistique et l’écrivain, et à travers lui, à la civilisation japonaise. Il me semble que certains romans et certaines nouvelles paraîtront plus clairs à ceux qui déjà les apprécient.

Au cours de votre travail, qu’avez-vous découvert sur Mishima ?

 – En fin de compte, ce qui m’a frappé, c’est notamment la dimension morale, au sens large : le point de rencontre entre la psychologie, les valeurs, l’examen de soi et des autres, le jeu des reflets, des illusions et des mensonges. Il ne s’agit évidemment pas d’un écrivain moralisateur, plutôt d’un moraliste – mais du XXe siècle ! qui avale le nihilisme de son époque pour le recracher. Le Pavillon d’or est un chef-d’œuvre de psychologie. Il s’agit d’un immense auto-examen fictionnel, d’une complexité improbable chez celui qui est censé l’énoncer (le novice qui brûla le fameux pavillon d’or de Kyōto). Il ne faut pas sous-estimer les modèles dont Mishima a cherché à s’inspirer : Madame de Lafayette et Raymond Radiguet (en particulier, Le Bal du comte d’Orgel). Il en découle un sens de l’analyse qui se marie formidablement avec la très grande sensibilité  et l’intelligence très fine de cet écrivain. Evidemment, les romans et les nouvelles de Mishima sont riches de personnages monstrueux, pervers ou étranges (certains sont traités avec comique, comme l’héroïne de La musique) : Kokubu Jirō (personnage central de Ken) est en quête d’un idéal de simplicité et de rigueur qui n’accepte aucune souillure ; Mizoguchi incendie le pavillon d’or afin d’en posséder la beauté. De nombreuses œuvres font le procès de la nature humaine en même temps que de la notion même de nature humaine. C’est cela que l’on appelle généralement le ‘pessimisme’ de Mishima. Des nouvelles des années 1947-1949 à La mer de la fertilité, il existe un lien de continuité dans le regard que Mishima porte sur le monde et les hommes.

Vous soulignez ainsi le dialogue qui a associé Mishima et la France.

– La destinée littéraire de Mishima se caractérise par une assimilation transformatrice des modèles qu’il emprunte, qu’ils soient anciens ou modernes, japonais ou étrangers. Une soif d’amour doit à Thérèse Desqueyroux ; tel passage de Confession d’un masque empreinte aux Enfants terribles de Cocteau. Il s’agit donc d’un dialogue avant tout littéraire, qui procède par sélection, assimilation et appropriation – n’en va-t-il pas de même, pour tous les grands écrivains ? Son exemple montre à quel point la propriété intellectuelle n’est pas dans le génie de la littérature… Malheureusement, Mishima n’a jamais rencontré un écrivain français avec qui il aurait pu entreprendre un véritable dialogue. Il a dîné avec Cocteau une seule fois : mais Cocteau était âgé, et la soirée comportait de nombreux invités. À l’époque où vivait Mishima, les écrivains français avaient une idée très incomplète du Japon et de la littérature japonaise – à la notable exception de Claudel. Malraux a été attiré par la civilisation japonaise, surtout ancienne, mais il n’a jamais rencontré Mishima. Aussi, le dialogue de Mishima avec la France décrit-il surtout un rapport silencieux, qui se déploie à travers les textes. Il faut rendre hommage à Annie Cecchi d’en avoir rendu compte d’une manière très approfondie et détaillée dans son ouvrage magistral (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique, Honoré Champion, 1999).

Mishima et Jean Cocteau (Paris, 1960).

Quelle conséquence la mort de Mishima a-t-elle eue sur les autres écrivains ?

– Naturellement, mon essai évoque différents héritages littéraires. Ce qui me frappe, c’est le besoin que de nombreux écrivains ont ressenti de nouer un dialogue post-mortem avec Mishima, qu’ils soient japonais ou étrangers. C’est notamment le cas d’Ōé Kenzaburō, dont plusieurs textes sont des prises de position contre Mishima, ou bien contre la récupération qui en a été faite par l’extrême-droite japonaise. C’est aussi le cas de la romancière Enchi Fumiko, celui de Pierre Boutang, qui rencontre Mishima dans l’au-delà, dans son roman Le purgatoire (1976). Il me semble que Hirano Keiichirō, qui a 45 ans aujourd’hui (l’âge où mourut Mishima), entretient lui aussi un dialogue quasi impératif  avec Mishima. Il est couramment interrogé à propos de cet aîné, mort cinq ans avant sa naissance. Il est aujourd’hui capable de raisonner sur Mishima d’une façon plus apaisée (et probablement plus sincère) qu’auparavant : il s’appuie sur les travaux publiés par les spécialistes japonais de Mishima pour en parler. Au-delà de ce rôle de passeur et de vulgarisateur, qu’il exerce tant au Japon qu’en France, Hirano est travaillé de l’intérieur par la personnalité et par les œuvres de Mishima. A mon avis, il n’en a pas terminé avec cette relation majeure. Le cas d’Hirano m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un écrivain japonais d’une génération récente : un écrivain n’a pas la distance positiviste d’un professeur de littérature ; il faut qu’il rentre en lui-même pour connaître Mishima. Son affaire est à la fois de réflexion et de sensibilité alchimiques. Ce qu’il a à dire est nécessairement différent.

Cet essai demande à votre lecteur un certain effort : il comporte plus de mille notes, qui ne sont pas seulement des références, mais aussi des commentaires, des remarques…

– C’est en effet le risque de cet essai. Il ne s’agit pas d’une thèse universitaire (jeu auquel je me suis prêté il y a presque trente ans), mais d’un ouvrage de réflexion que je me suis efforcé de rédiger avec exigence. Il fallait en finir avec les approximations, l’absence des sources, les erreurs, sans parler des récupérations. Par exemple, je crois avoir apporté un examen assez précis du rapport entre Mishima et Hayashi Fusao, et fourni un éclairage sur ses relations avec Tanizaki. J’enquête aussi à propos du rôle de l’homosexualité dans son œuvre – cela va bien au-delà d’un simple thème. La présence du bouddhisme m’a parue capitale, alors qu’elle est généralement ignorée en dehors des spécialistes. Encore tout cela doit-il s’appuyer sur la lecture des textes (certains, en japonais), et sur des références vérifiables, des mises en perspective suffisamment solides. On pourra bien sûr diverger sur certaines interprétations et prises de position, mais il m’a paru important de leur donner une assise grâce aux notes. Aller ou revenir à certains textes a été pour moi une grande joie : la relecture de nouvelles comme Haruko, Les paons, ou Ken m’a apporté de grands moments de bonheur. Il faudrait que cet essai puisse aider le public à découvrir ou à mieux connaître l’œuvre de Mishima. Mais d’un autre côté, même si tous les textes ne doivent pas servir de prétextes spéculatifs sur la vie et la personnalité de l’auteur, il m’a paru nécessaire de donner place à des passages biographiques, qui permettront au lecteur de souffler un peu. Il était intéressant de se demander comment un homme né en 1925, qui a été contemporain de la guerre (depuis 1937, ne l’oublions pas), la traverse, lui survit, et dans quelles conditions il s’est imposé sur la scène littéraire japonaise et internationale. C’est en ce sens aussi que Kawabata occupe une place capitale dans mon essai.

Quels risques avez-vous donc pris dans ce livre ?

Cette fois, c’est au lecteur d’effectuer une démarche critique pour les identifier… Je sors donc mon joker. Néanmoins, il me semble qu’à travers Mishima, je m’interroge sur la subjectivité littéraire. Qu’est-ce que la subjectivité en littérature, alors que la littérature est un langage, et que l’écrivain est dans un sens un objet historique ? De quoi la littérature est-elle sujette ? qu’est-ce qu’un sujet littéraire ? La singularité littéraire est-elle un soliloque ? Derrière cela, j’avoue éprouver une défiance vis-à-vis de l’étau rationaliste, positiviste, utilitariste, l’obligation de tout réduire à de la communication immédiate et futile, la défloraison de la langue : Baudelaire aurait vomi notre époque avec plus de violence encore qu’il ne l’a exprimé en son temps. Mishima a très bien compris que ce qui se joue depuis les années soixante, c’est la possibilité même de la littérature. L’actualité lui donne hélas raison : en France, il n’existe plus de grands écrivains, ni de grande littérature, mais des témoins de cette chute. Nous sommes entrés dans l’ère de la platitude et du bavardage. Avec le théâtre de sa mort, Mishima a utilisé ironiquement les armes des temps nouveaux pour les retourner contre eux : la mise en scène, l’image, le spectacle – quand toute son œuvre découle au contraire des profondeurs, des silences et de l’intelligence de l’écrit. Sa mort, c’est le grand rire lancé à la face de la société du spectacle.

Entretien réalisé par Samuel Le Van

  • Stéphane Giocanti : Yukio Mishima et ses masques. Editions L’Harmattan, 394 pages, février 2021.

Rendez-vous avec Mishima

Le 25 novembre 2020 correspondra au Cinquantenaire d’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. A Mishima Yukio, certains lecteurs préfèrent peut-être d’autres auteurs du XXe siècle, tels que Kawabata, Tanizaki ou Oé. Mais on ne peut ignorer le génie même inquiétant, même ‘pervers’, de cette figure protéiforme : Mishima fut un immense romancier, un dramaturge considérable (avec ses Cinq Nô modernes et Madame de Sade), un critique littéraire important, un essayiste étonnant, et un cinéaste d’avant-garde (avec son film Yûkokû).

Mishima adorait les chats. Le marin rejeté par la mer ne le laisse pas imaginer… ; ni Le Pavillon d’Or.

Depuis le début de l’année, les éditeurs commencent à bouger : tandis que les Etats-Unis viennent de traduire deux nouvelles, la France vient de connaître en janvier 2019 une nouvelle traduction de Confession d’un masque, en attendant pour l’année prochaine la traduction inédite de Une vie à vendre, dans les deux cas, par Dominique Palmé, chez Gallimard. Il faut signaler le colloque universitaire international qui se tient à l’INALCO du 21 au 23 novembre, accueillant non seulement John NATHAN, premier biographe de Mishima, mais aussi des chercheurs japonais, français, américains et allemands. Une intervention de l’écrivain HIRANO Keeichiro sera diffusée sur écran. Ce romancier de 44 ans, auteur de L’Eclipse, est souvent désigné comme un héritier de Mishima, et l’un des ambassadeurs de la littérature japonaise contemporaine en France. On peut espérer que ce colloque donnera lieu à la publication des actes.

Depuis des années, j’ai rendez-vous avec Mishima. La série de biographies que j’ai publiées attend en lui sa dernière pièce. En 2008, il m’a été donné de publier en DVD et de présenter le film Yûkokû, avec l’autorisation de la famille de l’écrivain, aux Editions Montparnasse. La même année, à Tokyo, un ami m’a fait rencontrer Henry Scott-Stokes, le deuxième biographe de Mishima (Nathan et Scott-Stokes ont publié leurs biographies la même année, en 1974 !) qui fut un ami de Mishima, plus proche encore que John Nathan. Ma rencontre avec le journaliste Jean-Claude Courdy (qui interrogea Mishima une journée entière, chez lui, dans sa « maison anti-zen » de Tokyo) a constitué également une étape intéressante. En arrière-plan de ces activités, la lecture sans cesse recommencée des romans et des pièces en traduction m’a inspiré quantité d’émotions (heureuses ou non) et de questionnements, non seulement sur les textes et la ‘pensée’ de Mishima et la littérature japonaise, mais sur la littérature en général, principalement à propos des rapports complexes qui se tissent entre la ‘psyché’ de l’écrivain (l’homme et l’auteur) et ses œuvres. Comme le compositeur Albéric Magnard, Mishima connut en permanence l’impression de vivre dans la banlieue de sa vie. Pourtant, mon dialogue avec Mishima fut d’abord poétique : touché à fond par lui, je le plaçai parmi les personnages de mon roman ‘Kamikaze d’été‘. Un ami japonais m’avait fourni des informations peu connues sur le « coup d’Ichigaya’, le 25 novembre 1970, jour où Mishima se fit seppuku. Mais je l’abordai surtout comme un personnage vivant et distant à la fois, donnant aux autres personnages une présence solide dont ils manquaient, rencontre talismanique sur un chemin de vie. Ne pouvant pas rencontrer Mishima, je lui fis connaître des personnages de ma création. Sans lui, je n’aurais jamais été romancier.

En travaillant sur cet aîné fraternel et éloigné à la fois, je me suis rendu compte de la rareté des livres qui lui sont consacrés en langue française. Outre le magnifique essai de Marguerite Yourcenar (Mishima ou la vision du vide), il existe l’ouvrage universitaire d’Annie Cecchi (Mishima Yukio, Esthétique classique, univers tragique), et divers essais où Mishima est abordé partiellement. La petite biographie signée par Jennifer Lesieur a occasionné un petit scandale littéraire : comme l’a reconnu son auteur, ce livre (publié chez Folio) est partiellement un plagiat de l’ouvrage de John Nathan. Sans qu’il soit besoin de jeter la pierre à cette biographe, il faut admettre que pareille négligence s’explique aussi par la difficulté, pour les Français, de s’approprier un auteur japonais. On dit que Mishima est un écrivain majeur : lorsque l’on n’est pas japonisant, est-on condamné au silence et à une lecture entachée de honte ? Malheureusement, aucun journal, aucun magazine n’a été même capable d’accueillir l’édition américaine de ‘Persona‘, biographie majeure de Mishima, par Inose Naoki et Sato Hiroaki, en 2012 – avec ses 850 pages, elle constitue une mine, et trône désormais comme une référence. Gallimard, l’éditeur attitré de Mishima en France, aurait pu traduire cette somme, et se contente de rééditer l’ouvrage de Nathan, avec une nouvelle préface (novembre 2020). C’est dire à quel point une surdité s’affirme en France à propos de Mishima, dès que l’on sort du cadre universitaire. Or, le confinement de la littérature dans l’espace académique n’est-il pas à déplorer, comme s’il s’agissait d’une île de plus en plus indépendante du reste de la société ? N’est-il pas déplorable de constater que des auteurs comme Kawabata et Mishima ne soient pas publiés en Pléiade ? Les éditeurs ne doivent-il pas à tout prix faire retraduire les œuvres de Mishima qui ont d’abord été traduites de l’anglais, comme cela vient d’être encore rappelé par Corinne Atlan, dans le journal Le Monde ?

L’une des nombreuses photos d’art où l’écrivain utilise son corps, son visage, pour étendre les voies de son langage et de son esthétique.

Les années passant, et mon rendez-vous avec Mishima se précisant, j’ai entrepris depuis un an l’écriture – non pas d’une biographie, celle d’Inose et Sato se révélant difficilement dépassable, et pour longtemps – d’un essai où les éléments biographiques seront mêlés à des problématiques littéraires, philosophiques et politiques. Comme la biographie de T.S. Eliot, cet ouvrage suivra une approche civilisationnelle. Se lancer dans cette aventure serait impossible sans l’aide d’amis japonais très proches, qui seront, si je puis dire, mes yeux, face aux textes originaux. L’édition définitive de Mishima chez Shinchosha ne compte pas moins de 44 volumes. Bien que l’essai en cours ne puisse viser à l’exhaustivité, il prendra en compte de nombreux textes encore non traduits, qu’il s’agisse de ceux de Mishima ou de commentateurs japonais ou étrangers.

Une éditrice m’a prévenu de la difficulté de pareille entreprise : le lectorat cultivé a dégringolé comme jamais en France. Les lecteurs attendent (paraît-il) des ouvrages rapides, plutôt faciles à lire, et pas trop épais. Cet essai sera tout le contraire : épais, plutôt consistant, et rempli de notes. Je me lance dans cette aventure pour les happy few, ceux qui sont encore capables de vrais enthousiasmes littéraires, et qui aimeraient trouver un regard vivant qui les rapproche de Mishima et de certaines richesses de la culture et de l’histoire japonaises.

Le Soutra de l’Ornementation fleurie, un trésor méconnu.

Un événement éditorial est survenu en janvier 2019, assez considérable pour devoir être fortement signalé. Etant donné son importance, on peut déplorer que les médias en parlent aussi peu. Parmi les grands soutras qui ont nourri les bouddhismes japonais, il en est un majeur, d’une taille intimidante, qui compte assurément parmi les trésors de la pensée humaine, et qu’aucun connaisseur ni aucun pratiquant du Mahayana – le « Grand Véhicule » – ne peut ignorer : il s’agit de l’Avatamsaka sutra, titre généralement traduit par Soutra de l’Ornementation fleurie. Avec ses sept cent mille caractères chinois, il représenterait, selon certains exégètes, le « roi des rois des soutras ». Celui qui s’y plonge – jusqu’à présent dans sa traduction américaine, ou bien à travers le Soutra des dix terres, son 26è chapitre, traduit en français en 2004 – ne peut qu’être saisi par la beauté du texte, l’élan qui le porte, et les raisonnements souvent très élaborés qu’il comporte – selon des schémas et des procédures de pensée propres à la pensée bouddhique, d’origine indienne. L’introduction, par exemple, fait retrouver l’enchantement auquel convie le début du Lankavatara sutra (Le Soutra de l’entrée à Lanka), comme un immense portique abritant le panthéon bouddhique. On doit à Patrick Carré la traduction présentée et annotée du 39ème et dernier chapitre, sous le titre de Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue (Gandavyuha-sutra) : pas moins de cinq cents pages déjà.

Sudhana, pèlerinant dans des mondes merveilleux.

         L’Avatamsaka sutra a la réputation d’avoir été inspiré au Bouddha Shakyamuni juste après son Eveil, à Maghada. Rédigé en sanskrit au IVe siècle, version originale dont il ne resterait que des fragments, il fut l’objet de trois traductions magistrales en Chine, à l’époque des grands traducteurs – à la fois disciples et inspirateurs de l’Eveil auquel visent les soutras : Buddhabadra (au Ve siècle), Siksananda (version plus complète en 80 rouleaux, vers 700) et Prajna (version en 40 rouleaux, plus courte, en 780). Son enseignement se répandit non seulement en Chine, mais aussi en Corée et au Japon.

         Ce soutra inspira tout d’abord l’école chinoise Huayan aux IVe et Ve siècles. Le premier patriarche de ce courant, Fashun (ou Dushun, 557-640), attira à lui des foules de savants admiratifs. On lui prêtait des miracles, et l’empereur Wen des Sui lui conféra le titre honorifique exceptionnel de « Cœur impérial ». Mais le fondateur véritable de cette école rompue à l’exégèse serait plutôt Fazhang (643-712), un savant et traducteur renommé, qui fut le précepteur de quatre souverains et l’auteur d’une centaine de commentaires et d’essais mahayanistes. A la demande de l’impératrice Wu Zetian, il participa à la seconde traduction de l’Avatamsaka sutra auprès du Khotanais Siksananda (652-710). Ce soutra suscita non seulement des études religieuses savantes, mais aussi des comportements extrêmes, comme cette immolation par le feu d’un prince du Nord, en sacrifice au bodhisattva Majushri (Manju en japonais). Plus généralement, les moines lisaient et récitaient régulièrement ce soutra. L’école Huayan atteignit son apogée sous les Tang, jusqu’à la persécution antibouddhiste des années 841-845, qui causa sa perte. Certains héritages de ce courant se retrouveraient néanmoins à travers d’autres courants, comme le Chan et la Terre Pure.

         L’Avatamsaka-sutraKegon-kyo en japonais, 華厳経 – fut introduit au Japon dès le VIIIe siècle, pour alimenter non seulement le bouddhisme, mais aussi tout un pan de la culture nipponne. Il donna d’abord naissance à l’Ecole Kegon, l’une des Six Ecoles de Nara, et l’une des plus actives et spéculatives de toutes. Le prince impérial Nagaya (684-729) aurait commandé la construction du temple To-In pour en faire un centre de diffusion des enseignements du Kegon, tâche à laquelle plusieurs moins de l’Ecole Hosso auraient été associés. C’est de ce courant que relève encore aujourd’hui l’immense Todai-ji, dans l’ancienne capitale japonaise.

         Le Kegon fut aussi l’école au sein de laquelle le moine Kukaï (Kobo-Daishi) reçut sa première ordination ; dans une certaine mesure, l’école Shingon peut être considérée comme héritière de l’Ecole Kegon, qu’elle absorba largement. Selon Bernard Frank, le Soutra de l’Ornementation fleurie est une des principales sources des deux grands mandalas de l’Ecole Shingon, le ‘Kongokai’ et le ‘Taizokai’, que l’on peut voir au temple To-ji, à Kyoto. Au début du XIIIe siècle, le moine Myoe (1173-1232) fournirait un résumé de l’Avatamsaka sutra, intitulé Kegon shinshugi (traduit et publié par Frédéric Girard aux éditions du Collège de France en 2014). Parallèlement, au Japon, on ne compte pas les Emaki, les peintures inspirées par ce texte fondateur. Parmi ces chefs d’œuvre artistiques, il faut au moins signaler le Kegon gojugo-sho, le Rouleau des cinquante-cinq lieux du Soutra Avatamsaka, également appelé Zenzai doji emaki (XIIe siècle). Un chercheur japonais pourrait facilement, si cela n’a pas déjà était fait, fournir une synthèse à propos du rayonnement culturel de ce soutra. Ce travail aurait par exemple à tenir compte de l’écrivain Mori Atsushi ( 森敦,1912-1989), prix Akutagawa de 1974 pour Le Mont Gassan. Ami de Dazaï et de Kawabata, mais distant vis-à-vis du monde de la littérature, Mori est l’auteur d’un texte considérable, qui est aussi l’œuvre de sa vie, intitulée en japonais Imi no Henyo (La transformation du sens, 1984). A la fois essai, autobiographie et roman, cet ouvrage protéiforme se nourrit autant de philosophique bouddhique que de théories mathématiques. Il doit son assise cosmologique à l’Avatamsaka sutra, que Mori découvrit avec émerveillement au temple Todai-ji à Nara lorsqu’il avait 23 ans.

Aux Etats-Unis, ce soutra fut traduit en 1984 par le sinologue et japonologue Thomas Cleary (l’ouvrage compte environ 1600 pages), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les arts martiaux et les samouraïs. En France, le sinologue Patrick Carré s’est chargé de cette vaste entreprise de traduction, fruit d’un travail d’au moins dix ans (2008-2019). Parmi ses nombreuses traductions, on signalera notamment celle du Soutra des dix terres et celle du Soutra du filet de Brahma. Bien qu’il dirige la très belle collection « Trésor du bouddhisme » chez Fayard, c’est finalement aux éditions tibétaines Padmakara, en Dordogne, que paraît son travail.

L’édition de Patrick Carré, Editions Padmakara

La traduction chinoise que Patrick Carré convertit à son tour en français est celle de Siksananda – de ce moine, on raconte qu’après son incinération, il serait resté la seule langue, symbole de son activité et de l’Eveil qui l’aurait marquée. Il importe ici de souligner que ce Soutra de l’entrée dans la dimension absolue, le Gandavyuha-sutra, représente le dernier chapitre de l’Avatamsaka sutra, le plus ‘tantrique’, et souvent connu séparément. Cette édition n’offre donc pas une traduction complète du soutra auquel cet article est consacré, mais il en propose la partie qui en révèle le mieux la totalité. Le Gandavyuha-sutra raconte en effet le voyage initiatique d’un jeune fils de marchand, Sudhanakumara (Zenzai doji en japonais), en 52 étapes et 53 visites, jusqu’à la réalité ultime (Dharmadatu), incarnée par Vairocana. Comme l’écrit Patrick Carré dans sa présentation, « L’Entrée dans la dimension absolue est un long hommage poétique à la liberté des individus qui ont réalisé la vacuité de toute chose et que plus rien n’empêche de déployer d’inconcevables prodiges pour discipliner les êtres en les aidant à atteindre l’Eveil suprême. » Au Japon, le voyage de Sudhana (Zenzai doji) est l’un des plus fameux voyages bouddhiques, avec celui de La Pérégrination vers l’Ouest, le formidable roman de Wu Cheng En (on ne confondra pas Zenzai doji avec Sanzo Hoshi, nom japonais du moine Xuanzang dans le roman chinois).

Si la totalité des deux volumes ici réunis en un coffret représente plus de 1400 pages, c’est que Patrick Carré fait précéder le soutra d’un des principaux commentaires qui lui fut consacré, par le Chinois Li Tong-xuan (635-730), esprit libre et profond qui marqua aussi bien l’école Huayan que le Chan. Il faut dire que Patrick Carré est non seulement un linguiste, mais aussi un érudit et un pratiquant attaché au bouddhisme tibétain, qui voyage parmi les flots de textes mahayanistes comme peu de savants peuvent le faire. Pour avoir lu patiemment son Introduction à la pratique de la non dualité, où le Soutra de la liberté inconcevable, de Vimalakirti est suivi, verset après verset, d’un choix de commentaires de Sengzhao et Daosheng, il apparaît – en tout cas à l’amateur que je suis – que Patrick Carré cherche à donner leur pleine mesure aux commentaires mahayanistes. Bien loin de les traiter comme un fonds perdu, bon pour les archivistes et les historiens, il les considère au contraire comme d’authentiques chefs d’œuvre de la pensée, écrits par des exégètes devenus des Maîtres, des textes qui, tirés des soutras, deviennent à leur tour des sources vives.

Les amateurs de littérature et de pensée chinoise – comme tout amoureux authentique du Japon – savent que si Patrick Carré a traduit de nombreux textes en français, et qu’il est considéré comme l’un des principaux sinologues de notre pays, il s’écarte délibérément du littéralisme – chose d’ailleurs difficile quand on travaille du chinois vers le français –, et qu’il cherche toujours à suivre l’esprit du texte original pour l’infuser dans notre langue. Bien loin de s’enfermer dans une rigidité pseudo-scientifique, ce traducteur-révélateur est guidé par un enthousiasme lyrique très communicatif.

Cette édition courageuse est due aux Editions tibétaines Padmakara, dont le sérieux du travail et le rôle dans la diffusion du bouddhisme sont connus. Il convient de les féliciter, et de remercier surtout le traducteur inspiré du texte, trésor du bouddhisme et de la pensée humaine.

Référence : Soutra de l’Entrée dans la dimension absolue. Traduction, préface, notes par Patrick Carré, Editions Padmakara, janvier 2019. 784 p. (tome 1) et 680 p. (tome 2). Format 17×24 cm. (Voir la fiche de présentation sur le site des Editions Padmakara).

Bibliographie :

* Soutra des Dix Terres (Dashabhûmika), traduit par Patrick Carré, Fayard, 2004.

* Kenneth Ch’En : Histoire du bouddhisme en Chine, Les Belles Lettres, 2015 (1964).

* Roberto Gimello, Frédéric Girard, Imre Hamar : Avatamsaka Buddhism in East Asia. Ed. Harrassowitz, 2012.

* Frédéric Girard : Un moine de la secte Kegon à l’époque Kamakura, Myoe, Publication de l’Ecole française d’extrême-Orient, 1990.

* Jan Fontein : The pilgrimage of Sudhana. A study of Gandavyuha in China, Japan and Java. Mouton and Co, 1967 (reed. 2012).

* Megan Lynn Husby : Mori Atsushi’s the Transformation of Meaning, Imi no Henyo : a Translation and critical introduction, Université du Colorado, juin 2018.

FLEURS DE LEGION, entretien autour du roman de Stéphane Giocanti

Cet entretien nous permettra d’aborder certains points autour de votre nouveau roman : il ne sera pas question de le résumer. Fleurs de Légion est votre deuxième roman. Pourquoi le Japon apparaît-il dans chacun d’eux ?

Depuis 2002 environ, le Japon s’est imposé à moi grâce à la force et à la richesse formidable de sa culture, et il m’apparaît aujourd’hui comme une seconde patrie. Il se peut que certains pays vivent en moi comme des désirs ou des projections (des réminiscences cosmiques ?), avant d’être des géographies physiques et humaines. Il se trouve que l’Eros qui me parle le plus est lié au Japon, à tel point que spontanément, l’idée d’écrire un roman et l’idée d’écrire sur ce pays se recoupent.

– N’est-il pas risqué, pour un écrivain français, de faire autant appel à une culture étrangère, dans la mesure où elle ne fait pas partie de la culture commune ?

D’abord, je ne choisis pas mes sujets, ce sont eux qui s’imposent à moi ; ils me chantent, alors je les écoute. J’aimerais entretenir une intimité avec le Japon comparable à celle dont Marguerite Yourcenar témoigne avec l’empereur Hadrien. Ensuite, la culture japonaise continue de passionner les jeunes générations. Et Fleurs de Légion parle en fin de compte moins du Japon que de la Russie…

Kumano (Wakayama), Japon. (Photo : D.R.)

– Pourquoi vous intéressez-vous à la Légion étrangère ?

Les attentats depuis 2015 et les suicides de soldats (notamment lors de l’opération « Sentinelle ») m’ont bouleversé. Les défauts que comporte toute institution humaine ne doivent pas nous faire ignorer la valeur des hommes qui y travaillent, ni les services rendus. De fait, les militaires, les policiers et les pompiers nous protègent, et font face à des situations relativement inédites, alors qu’ils manquent souvent de moyens. Il paraît naturel qu’un écrivain s’intéresse à ces hommes et à ces femmes, y compris par le biais d’une fiction. Je suppose qu’en 2015 ou 2016, un Victor Hugo eût composé une ode à nos soldats. Avant d’en savoir plus sur la Légion étrangère, il m’est arrivé de croiser des légionnaires au cours de mon service militaire. Jamais je n’ai éprouvé autant le sentiment d’être en présence d’authentiques soldats ou guerriers. J’ai senti en eux une forme de droiture qui impressionnait les plus antimilitaristes de mes camarades. Nous avons été tout simplement épatés. Il m’a aussi été donné de rencontrer Pierre Messmer, qui m’a raconté sa bataille de Bir Hakeim, lorsque je secondais Jacques Dauer pour l’interroger à une émission de radio. Messmer avait une très haute idée de la Légion. Il a évoqué plusieurs héros avec une ardeur très communicative. Par la suite, des ouvrages d’histoire ont confirmé l’admiration que je portais – non pas forcément à tous les légionnaires, mais à l’Esprit légionnaire. Ça, c’est quelque chose ! Cela dit, Fleurs de Légion est un roman, non un reportage. On ne lui demandera pas de résumer la Légion étrangère davantage que La Mer de Debussy ne résume ou reflète la mer, si l’on me permet cette comparaison un peu audacieuse.

La Légion Etrangère un 14 Juillet (Photo : D.R.)

– Sans dévoiler l’intrigue, on peut dire qu’elle touche la question de l’homosexualité dans plusieurs pays : la Russie, le Japon, la France. Vous considérez-vous comme un romancier de l’homosexualité masculine ?

Ce thème est central, mais non unique ; il entre en effet dans mes romans parce qu’il s’agit d’un champ littéraire encore assez neuf – il n’a pas cent cinquante ans – et qu’il est vaste à explorer – pour peu que l’on dépasse certains stéréotypes et que l’on ne se sente pas l’obligation narcissique de se raconter ou de se confesser. Sans avoir une prétention scientifique, et avec une ambition davantage poétique, je suis fasciné par la « psyché » homosexuelle, parce qu’elle est infiniment nuancée et qu’elle m’évoque un territoire littéraire et poétique à explorer. Cela ne signifie surtout pas qu’il y ait une seule « psyché » ; au contraire, il existe une grande variété de déclinaisons de l’esprit et des sentiments liés à cette orientation. C’est une richesse humaine, qui ne se borne pas à la sexualité. Ensuite, il n’est pas question de sortir cette « psyché » de l’Humanité prise en son sens général, ni de l’opposer systématiquement à l’hétérosexualité. Mon but n’est pas de séparer, mais au contraire, d’unir ou de pacifier. Le roman est la forme littéraire la plus à même de faire comprendre pourquoi un jeune homme décide d’entrer dans un corps d’armée comme la Légion – le plus romanesque de tous. Dans la réalité, il y a pour cela des motifs très différents, comme la quête d’aventures, le prestige d’une élite, la volonté de s’en sortir socialement, ou de se trouver une direction. Nikita est un cas parmi d’autres.

– L’homosexualité dans l’armée est-elle un tabou ?

Mon propos est avant tout romanesque : encore une fois, il ne s’agit pas d’un essai, ni d’un manifeste. Pour tenter de répondre à votre question, il me semble qu’il existe des situations très diverses, selon les armes, les lieux, les individus. La cellule « Themis » du Ministère de la Défense a pour but de traiter les dérives sexistes et homophobes au sein de l’Armée. Le règlement général de l’armée de Terre s’inspire de la Loi française, y compris dans ce domaine. Il faut bien comprendre que l’armée reflète la société d’où proviennent ses membres : en soi, elle n’est ni pire, ni meilleure. Dans la société civile, les personnes homosexuelles sont parfois les cibles du mépris, du rejet, d’insultes, de violences diverses : cette situation va à l’encontre de l’idée que je me fais de la civilisation. D’autres vivent des conditions plus sereines, et même satisfaisantes, fort heureusement. Mais à mesure où progresse la déculturation des sociétés dites ‘occidentales’, la brutalité et la bêtise s’épaississent et font des victimes (ici, j’évoque le monde civil). Bien sûr, pas plus que les femmes militaires, les hommes portant l’uniforme ne sauraient devenir les proies de prédateurs sexuels. Il faut – impérativement – respecter l’intégrité et l’orientation de chacun. Les armées sont très majoritairement hétérosexuelles, c’est évident, et la question n’est en aucun cas de mettre en cause « dame nature » – ce qui vaut aussi pour l’homosexualité. Les problèmes qui se rencontrent dans l’armée en matière d’homophobie sont difficiles à quantifier. Ils tiennent – comme toujours – à l’ignorance, aux préjugés, et à une masculinité mal comprise. Le rôle de l’information et de la formation paraît, à cet égard, capital. On peut facilement rappeler que quelques-uns des plus grands généraux et guerriers de l’Histoire ont aimé des hommes, parfois avec passion, d’autres fois avec une certaine rusticité : d’Alexandre le Grand au Grand Condé, des Japonais Oda Nobunaga et Saïgo Takamori au Maréchal Lyautey. Le baron von Steuben, fondateur de l’US Army au temps de George Washington, et dont tout soldat américain est un héritier, partagea sa vie avec des hommes. Il ne faut pas chercher longtemps pour trouver des exemples, pour ne pas dire des modèles. Et puis il ne semble pas qu’en France, le puritanisme soit une tradition militaire…

Le Baron von Steuben (1730-1794), à l’origine de l’Armée américaine.

– Est-ce sur ce terrain que vous vous reconnaissez une filiation avec Mishima ?

Notamment. Alors que mes titres romanesques et l’harmonie que je tente entre réalisme et poésie me semblent marqués par le grand cinéaste Ozu Yasujiro, Mishima m’apparaît comme un parent en ce qui concerne l’évocation littéraire de l’homosexualité masculine. Si je ne suis pas un militariste à tout crin, et que je n’éprouve aucune fascination pour les armes – le katana mis à part, sur un plan surtout esthétique –, je comprends parfaitement l’homoérotisme qui enveloppe une nouvelle comme Patriotisme et le film que Mishima en a tiré – et que j’ai édité en DVD pour les pays francophones, en 2008. La couleur sombre de son texte sur l’éthique samouraï et le Hagakure me parle en dépit du phantasme et de l’espèce de fêlure personnelle dont elle témoigne chez ce très grand écrivain. Cela dit, d’autres écrivains ont ici travaillé en moi, comme Rimbaud et Baudelaire ; une relecture m’a récemment révélé une proximité et une opposition fondamentale avec le Roger Nimier du Hussard bleu.

– Ne craignez-vous pas, ce faisant, de vous plier à une mode ?

Il existe en effet une mode à la télévision et sur la toile. Cependant, il existe aussi des débats, des prises de conscience, qui paraissent indispensables si l’on tient à la paix civile et au bonheur des êtres humains. Dans la France d’aujourd’hui, il arrive que des personnes homosexuelles soient tuées ou blessées ; les rapports de l’association SOS Homophobie sont éloquents et devraient être lus plus largement. L’évolution scientifique a transformé la définition et l’image de l’homosexualité aussi bien chez les hétérosexuels que chez les personnes homosexuelles elles-mêmes. Comment ne pas tenir compte de ce fait, qui s’impose d’ailleurs sur un plan international, comme le montrent l’extension du mariage dans le monde et l’exemple récent de Taïwan ? Fleurs de Légion évoque par exemple ces quatorze mille soldats, sous-officiers et officiers qui ont été exclus de l’armée sous Clinton (par la loi Don’t ask, don’t tell) : en quoi l’orientation sexuelle de ces femmes et de ces hommes pouvait-elle contrarier leur professionnalisme ? L’armée des Etats-Unis est-elle devenue moins opérationnelle depuis le « repeal act » (2010) qui a mis fin à l’inique loi du gouvernement Clinton ? A ce sujet, il conviendrait de traduire en français les témoignages rassemblés par Josh Seefried, un officier de l’US Air Force (Our Time, 2011), très éclairants à propos de la compatibilité qui existe entre l’uniforme et l’orientation sexuelle – à mon sens, cela va d’ailleurs encore plus loin qu’une simple compatibilité. Le défaut de connaissances générales et spécialisées explique les peurs, les préventions, les discriminations. Il existe d’autre part des mouvements régressifs de la part de minorités religieuses fort peu charitables et chez des personnes non éduquées ou ignorantes, qui ont besoin de bouc-émissaires ou tombent dans le manichéisme le plus absurde. Tout cela montre que le thème de l’homosexualité n’est pas en lui-même un cliché : il correspond d’abord à une réalité (certes minoritaire), et à une composante humaine vieille comme les hommes. Si l’on en parle régulièrement, c’est à cause du nombre croissant des victimes, et parce que l’émergence de l’identité sexuelle coïncide en France avec une période de crise sociale et de durcissement idéologique, dans tous les camps.

Nijni-Novgorod (Russie), lieu de naissance du personnage principal

– Votre personnage Nikita symbolise-t-il la condition des jeunes homosexuels en Russie ?

Comme tout personnage de roman, celui-ci est une composition, comme on le dit d’un acteur, ou bien une alchimie. J’ai choisi la Russie en écho aux crimes d’Etat perpétrés en Tchétchénie, auxquelles le roman fait allusion. Mais c’est surtout parce que la Russie a compté parmi les fées de ma prime adolescence, lorsque les œuvres de Tchaïkovski, Borodine, et Rimsky-Korsakov enchantaient mes heures. Il existe un charme russe, que chaque Noël réveille autour de moi. Savoir la Russie aussi éculée sur la question de l’homosexualité, aussi influencée par soixante-dix ans de chape de plomb communiste, me semble d’une infinie tristesse. Tant de personnes souffrent inutilement, là-bas ! Croire qu’un Russe homosexuel est nécessairement un mauvais russe ou un mauvais chrétien est d’une stupidité  sans nom, comme si ces définitions devaient être mises sur le même plan. On a l’impression que le monde cru moderne ne sait plus conjuguer l’Un et le Multiple, et qu’il tourne le dos au Parménide de Platon. Les problèmes ne s’arrêtent pas à la Tchétchénie : ils se retrouvent à d’autres degrés dans d’autres Etats, régions autonomes ou oblasts (dont personne ne parle), comme la Biélorussie et le Tatarstan. En Russie même, cette orientation sexuelle est socialement décriée ou condamnée. Vladimir Poutine est peut-être plus libéral que la population russe, c’est tout dire…

Fleurs de Légion est donc un hommage à la liberté que l’on trouve en France ?

Certainement ! Comme l’indique l’origine même du nom « France », ce pays a vocation à l’indépendance et à la liberté. Cela ne signifie pas que le roman en donne une peinture idéale. Je ne trouverai d’apaisement que lorsque deux personnes de même sexe pourront se promener n’importe où la main dans la main. Nous en sommes loin, contrairement à ce que l’on dit parfois. Pouvoir se tenir librement la main ne devrait pas être un risque, ni déclencher une peur. En un sens, c’est encore plus important que l’union civile ou le mariage. Mais la liberté dont il est question ici désigne aussi ces étrangers qui se mettent volontairement au service de la France, qui mettent ainsi en oeuvre leur liberté personnelle pour une cause qu’ils estiment noble : cette tradition remonte au moins à la Renaissance et, pour ce qui concerne la Légion étrangère, à 1831. Alors que la Légion fonctionne sous l’un des régimes les plus sévères de l’armée, elle forme en même temps l’un des corps les plus opérationnels, l’un des plus aptes à défendre cette « liberté » dont, avec plus ou moins de sincérité et de cohérence, la France se veut toujours championne.

Propos recueillis par Pierre Fontaine.

Fleurs de Légion, Editions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2019.

Kukaï génie du Japon

      Le Japon n’a pas la réputation d’un pays à philosophes. Encore qu’il ait existé depuis l’ère Meiji des écoles philosophiques (comme celle de Kyoto), que nombre de professeurs de philosophie exercent aujourd’hui à l’Université, proposant des programmes comparables aux nôtres, que ce pays possède aussi des spécialistes de tous les grands sommets, de Platon à Heidegger, et que perdure la mode de Deleuze et celle de Derrida, l’archipel n’est pas connu pour receler de grands penseurs, qui se seraient imposés au patrimoine universel. Cette image simpliste tient à la méconnaissance de la culture japonaise – où la question de la pensée se pose de manière spécifique –, mais aussi à notre ignorance de la pensée bouddhique. De fait, si l’arrivée du bouddhisme au Japon, entre le VIe et le VIIe siècles, a rencontré d’autres courants, comme le confucianisme et le taoïsme, qui possédaient leurs théoriciens, cette nouvelle religion n’a pu se développer qu’à l’aide de penseurs éminents, qui eurent une influence durable, mais dont le rôle et les œuvres sont encore très méconnus du grand public français. Les Japonais ont l’habitude de citer trois noms, formant trois sommets : Kukaï (fondateur du Shingon, branche ésotérique du bouddhisme japonais), Dogen Zenji (fondateur de la branche Soto du Zen), et Shinran (maître du Jodo-Shû). C’est le premier, Kukaï, connu aussi sous le nom de « Kobo Daishi », que cet article souhaite évoquer.          Continuer la lecture de Kukaï génie du Japon

Shimao Toshio, L’aiguillon de la mort

    Des lecteurs dépourvus de sens historique, et donc de souplesse, rejettent a priori une œuvre comme Anna Karénine du fait que Tolstoï traite de l’adultère selon un prisme qui ne correspond pas aux mentalités ni aux circonstances de leur temps. Sait-on d’ailleurs de quelle manière un romancier devrait traiter un tel sujet aujourd’hui, selon quel dosage entre le réalisme et la fiction, l’imagination, le phantasme, et les mille couleurs que peut trouver une écriture littéraire ?

    Sujet aussi vieux que l’amour, l’adultère trouve dans L’aiguillon de la mort un traitement improbable hors du cadre japonais où il s’inscrit. Ce n’est pas qu’il faille forcément attendre d’un roman écrit au Japon je ne sais quelle japonité, qui offrirait au lecteur un exotisme attendu, à coup de geta, de Chanoyu et de choji. Mais on ne peut pas demander d’autre part à l’écrivain d’ignorer sa propre culture, lui interdire de vibrer avec l’espace et le temps, dont il est relativement dépendant, et qui le déterminent plus intimement qu’il n’en a conscience. SHIMAO Toshio (1917-1986) ne s’est peut-être pas intéressé à la lisibilité de son roman hors du Japon, et s’il fait penser à Mauriac, j’ignore dans quelle mesure il aurait été influencé par certains auteurs occidentaux.

    Shi no toge est considéré comme l’un des romans importants de la seconde moitié du XXe siècle. Publié au Japon en 1977, il a été traduit en 2011 par Elisabeth Suetsugu, pour entrer dans la riche collection japonaise des Editions Philippe Picquier l’année suivante.

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Histoires et dictionnaires de littérature japonaise

  Depuis les années 1990, la littérature japonaise connaît en France un intérêt qui ne s’est pas encore démenti. Présente auparavant grâce à des maisons d’édition spécialisées, hélas disparues, comme Maisonneuve et Larose ou les Presses Orientalistes de France, elle s’était affirmée aussi à l’intérieur du catalogue de Folio/Gallimard (Mishima, Tanizaki) ou de celui du Livre de Poche (Kawabata, Abe Kobo, Ooka Shohei). La collection « Connaissance de l’Orient », chez Gallimard, propose également (depuis les années cinquante) un trésor de grands ‘classiques’, servis par des traductions jugées très remarquables par les spécialistes (comme Les heures oisives d’Urabe Kenko, ou bien Le pauvre cœur des hommes et Sanshiro de Sôseki). L’engouement récent pour la littérature japonaise s’est exprimé surtout à travers les éditions Philippe Picquier, qui ont publié un grand nombre de textes, surtout contemporains : elles ont su saisir au bon moment la vague nipponophile qui a soulevé le lectorat français. Ce tableau forcément incomplet se doit de mentionner aussi les éditions Verdier, qui ont très courageusement publié le Heike monogatari, le Heiji monogatari et le Hogen monogatari, tous trois monuments de l’histoire littéraire japonaise, les romans et nouvelles publiés aux éditions Le Rocher, et encore l’incomparable édition illustrée du Genji monogatari par Diane de Selliers.

     Le lecteur amateur peut se demander maintenant de quels outils il dispose pour avancer dans la connaissance de la littérature japonaise, lorsqu’il ne lui est pas permis d’en apprécier directement la langue, et que les sites Internet, parfois inégaux, ne lui suffisent pas.

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Endo Shusaku et ses problèmes

     Le film Silence de Martin Scorsèse fait connaître au public français une image saisissante et terrible de la fin de la tentative d’évangélisation du Japon menée par les Jésuites et les Tertiaires franciscains. Comme d’habitude, la majorité des journalistes, par trop ignorants, n’évoquent pas le film Chinmoku (Silence) produit au Japon par Masahiro Shinoda (1971), ni le roman d’où le film est tiré, et portant le même titre, de ENDO Shûsaku (publié en 1966, traduit en français en 1992). Romancier catholique et francophile très connu au Japon, profondément marqué par la lecture de Léon BLOY, Georges BERNANOS et François MAURIAC, ENDO (1923-1996) a évoqué les persécutions et le martyre de centaines de chrétiens japonais, à travers des figures que le film fait retrouver. Les victimes ayant toujours raison, la monstruosité du régime TOKUGAWA paraît aveuglante et d’une évidence rassurante.

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Jeu d’ombres et de clartés chez Sôseki

   Gustave Flaubert rêvait d’écrire « sur rien, un livre sans attache extérieure. » En Japonais racé, Sôseki écrivit quant à lui un roman (le neuvième et le dernier) sur presque rien, ou en tout cas, sur très peu. L’intrigue peut en effet se résumer à ceci : une jeune épouse, Nobuko, découvre peu à peu que son mari Tsuda ne lui appartient pas pleinement, parce que des parts d’ombre dans sa vie et sa sensibilité l’éloignent d’un amour partagé et paisible.

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