« Il se prend pour un Japonais ».
Cette remarque est lancée par un observateur revêche, dans la lignée du Confort intellectuel, ce maître-livre de Marcel Aymé. L’homme en question et à lunettes ne s’est évidemment pas demandé : qu’est-ce qu’être japonais ? ou bien français ? où commencent l’échange, l’acculturation, la symbiose ? où se situe la frontière entre la politique et la culture ? Questions magiques autant qu’obscures, au sein desquelles l’Un et le Multiple se font labyrinthes, métamorphoses et rythmes de jazz, pour l’agacement de notre observateur mal voyant. Il suffit de voir un Français (de naissance ou d’adoption), bref, un compatriote, porter un tee-shirt orné d’un Kanji, un garçon coiffé et attifé en héros de manga – quelque ‘Alchemist’ par exemple, pour que notre personnage bougonne : « celui-là n’aime pas son pays, ce n’est qu’un vil imitateur, un déserteur, un enfant de la consommation planétaire etc. »
Malheureusement, les jeunes français qui nipponnent ou japonisent, un peu, beaucoup, passionnément ou à mort ne sont pas les premiers, ni les seuls. Prenons l’exemple de Léon de Rosny (1), remarquable savant français et orientaliste, le premier à enseigner la langue japonaise à Paris, auteur d’une Introduction à l’étude de la langue japonaise (1856) : ce professeur vivait chez lui à la japonaise, portant kimono et aori, buvant du thé vert et collectionnant autant qu’il en était capable des objets et des estampes. Quelle honte, n’est-ce pas ? Transplanté aujourd’hui, ce respectable mordu ferait un savant mangaphile, un acharné de l’animation, ou bien un traducteur féru de littérature contemporaine, ou bien que sais-je, un directeur d’une université franco-japonaise cofinancée par Mitsubishi et le Groupe LVMH.
Prenons ensuite Pierre Loti : vous me direz sans doute que ce caméléon s’est transformé en tout : en pacha ottoman, en blanc colonial, en Arabe raffiné, en sombre breton, qu’il a transformé sa demeure en autant de théâtres exotiques qu’il a embrassé de nationalités ou d’ethnies de phantasme et d’évasion. Il est allé jusqu’à épouser traditionnellement une japonaise en la prévenant du caractère éphémère de cet engagement d’avance déloyal et bête. Ne préfigure-t-il pas – pour le meilleur et pour le pire – certains Français en quête d’une Japonaise à bon compte ? On conviendra qu’en dépit de ses clichés, de ses cartes postales, de ses préjugés racistes ou colonialistes, particulièrement insupportables dans ses romans africains, Loti aima son pays, qu’il servit comme marin, et que malgré les faiblesses d’une œuvre inégale, des textes comme Pêcheurs d’Islande et Mon frère Yves bravent l’épreuve du temps.
Mais prenons encore un troisième exemple, qui montre le même phénomène de japonisation de l’individu chez un Américain – phénomène troublant, parce qu’il n’a pas de rival. De nos jours, l’étranger le plus savant en Japon, l’immense traducteur de théâtre Nô, de Kabuki et de dizaines de textes classiques et modernes, l’auteur d’ouvrages de référence, milliers de pages cartographiant et étudiant mille ans de littérature japonaise, l’Américain Donald Keene, cet homme-là a fini par demander (et a obtenu) la nationalité japonaise et partage sa vie avec un sujet de la monarchie constitutionnelle japonaise. Il dépasse en japonitude tous nos jeunes nipponophiles français et européens réunis, il est allé véritablement au bout de son rêve et de son amour.
La Japomania n’est pas nouvelle. A la fin du XIXe siècle, le succès des estampes est tel que tous les snobs, les raffinés, les salonards, les savants, les politiques, les écrivains, possèdent chez eux une foultitude d’Hiroshige, Utamaro, Hokusai, de Clemenceau à Rodin, Sarah Bernhard et Claude Monet. La fameuse courbe japonaise investit la peinture, tandis que Saint-Saëns et Stravinsky empruntent aux modes orientaux, et que les petites allusions à l’art japonais se multiplient chez Alphonse Daudet, Maupassant, sans parler des romans de Jules et Edmond de Goncourt, deux acharnés et richissimes collectionneurs – dont Rosny moquait d’ailleurs la « japoniaiserie »…
Après cela, que l’on vienne nous dire que la japomania est nouvelle sous le soleil de France, d’Europe ou du monde, et qu’elle ne concerne que des ignorants et des décérébrés. Les Français ne sont pas les seuls concernés : divers degrés divers de japonitude investissent le monde à force de mangas, d’animations et de jeux vidéos. Alors que l’italien est très peu enseigné au Japon, et que les Japonais ne semblent pas nourrir une image très précise du pays de Sophia Loren, l’Italie est l’un des pays les plus fous du Japon et l’un des plus fervents lecteurs de mangas. A l’Exposition Universelle de Milan, le pavillon japonais a attiré une foule gigantesque.
Sans doute toutes les japomanias ne s’équivalent-elles pas, et ne sont-elles pas dépourvues d’ambiguïtés et de faiblesses. Certaines touchent à la haute culture : il y a des mordus de Mishima, de Kawabata et de Tanizaki comme il en existe pour Gide, Malraux et Bernanos. La Japomania donne des traducteurs, et inspire parfois des écrivains. Elle a donné naguère un chercheur et traducteur de la taille de Bernard Frank (auteur du majeur Dieux et bouddhas au Japon), et elle nous donne aujourd’hui Jean-Noël Robert, extraordinaire érudit et professeur de philologie japonaise au Collège de France, qui éveille son public aux théories linguistiques de Kukaï, et à la place de la langue et de la littérature chinoise classique dans l’espace japonais ancien. Elle nous donne aussi Philippe Pons, correspondant du Monde au Japon, traducteur de Kawabata, et auteur de plusieurs ouvrages faisant autorité : D’Edo à Tokyo vous dira presque tout sur l’histoire de la grand mégapole japonaise, tandis que Misère et crime au Japon vous informera sur maints aspects cachés, ombreux et véritables d’un pays parfois trop facilement idéalisé. La Japomania s’affirme d’une manière étendue à travers la multiplication des traductions de romans, de poèmes ou d’essais, alors que le domaine japonais était auparavant assuré, pour l’essentiel, par les héroïques Presses Orientales de France, Maisonneuve et Larose, et la fabuleuse collection « Connaissance de l’Orient », chez Gallimard. Mise à l’honneur au Salon du Livre de 2012, la littérature japonaise est devenue largement accessible au grand public (des lecteurs) depuis les années quatre-vingt dix. Il faudrait encore évoquer le cinéma : après Ozu et Kurosawa (le plus populaire, en France, des cinéastes japonais), les amateurs actuels ont repéré Kore Eda comme la figure de proue du cinéma japonais ; ils connaissent Kurosawa Kyoshi, parfois même Hashiguchi – et devraient s’intéresser à l’admirable Naoko Ogigami, auteur de Kamome Shokudo (2006) et de Megane (2007).
C’est surtout la culture populaire (ou dite telle) que la nippomania embrasse. Non seulement la France est le pays occidental qui lit proportionnellement le plus de mangas, mais on y produit aussi des ouvrages de référence sur ce genre aux mille espèces, comme ceux de Jean-Marie Bouissou et de Karyn Poupée. De très nombreux adolescents ignorent les remparts de Saint-Malo, n’ont jamais entendu parler du Maréchal Murat ni de sa puissante cavalerie, ils n’ont pas en mémoire A bicyclette d’Yves Montand, mais ils savent comment on cuisine le soba, peuvent parfois vous expliquer qui est Oda Nobunaga, vous parler de Hachiko et vous dire quel quartier de Tokyo réunit les fans d’animations, de manga et d’électronique dernier cri. Les moyens de la mondialisation déracinent et enracinent à la fois, selon un maillage complexe et mouvant.
En France, on ne compte pas les associations d’Ikebana, de Shodo, d’origami, les cours d’arts martiaux, ceux de langue japonaise : que vous soyez en région parisienne, en Bretagne, en Alsace, ou ailleurs. Interrogez la chèvre de Monsieur Seguin, ou bien l’ours pyrénéen : foi d’animal, ils vous indiqueront le nom de l’animateur et l’adresse du cercle nipponophile le plus proche. On ne compte pas les adolescents qui traînent dans leur sac un livre d’exercices de Kanji ou l’un des deux volumes de la méthode Assimil, au nez et à la barbe du professeur d’autre chose – la plupart s’arrêtent il est vrai assez tôt, ne conservant dans leur mémoire que la trace des instants magiques où ils firent leur première rencontre avec la langue, et s’émerveillèrent devant la beauté et la difficulté des idéogrammes. Un certain nombre apprennent le chinois au lycée parce que le japonais n’y est pas enseigné. Nos bons Français sont capables de monter à Paris un club de Sumo, et sur un plan très différent, il faut signaler encore toutes les associations qui assurent la pratique de la méditation Zen, généralement dans le sillage du Maître Taizen Deshimaru (1914-1982), le temple qui représente le bouddhisme Shingon (le Komyo-In, en Bourgogne), l’influence du bouddhisme Nichiren…
Il n’est certes pas question de traiter de la même façon tous ces phénomènes. Mais notre observateur initial a beau jeu de se moquer ; le Japon a certainement su faire la publicité de certaines de ses modes, l’activisme économique et financier y sont pour beaucoup dans le développement populaire et adolescent de la japomania. Les « Japan Expo » de la Porte de Versailles, la « Japan Expo Sud » (qui se tiendra à Marseille du 24 au 26 février 2017 prochains) comptent beaucoup dans ce succès commercial. Il n’empêche que condamner en bloc ce coup de soleil nippon sur la France ne sert à rien, et qu’en dépit de l’incompréhension qu’elle rencontre parfois, la Japomania s’affirme et se renouvelle. Elle traduit toutes sortes de besoins, qu’ils soient liés au divertissement, au mal-être français ou européen ; elle satisfait des goûts exigeants ou au contraire vulgaires et inconsistants, provoque de la curiosité pour des pratiques culturelles intéressantes, éveille par exemple à la pratique de sports rien moins que faciles, ou encore, au sens spirituel ou religieux. Ainsi, remplie de mauvais Français, la France pourrait maintenant mener l’enquête sur les mauvais Japonais qui ne cessent de rêver d’elle, les vilains.
(1) On lira, parmi d’autres ouvrages, le collectif Territoires du japonisme, aux Presses Universitaires de Rennes (2014, 258 p.). Il décrit des aspects parfois méconnus du japonisme au XIXe siècle. On citera notamment l’article de Mathieu Séguéla sur « Le musée volontaire de Clemenceau », celui de Sabine Pasdelou sur « L’apport des modèles japonais dans l’art industriel français », et celui de Tomo Imai-Stassart sur « Philippe Burty, le collectionneur d’art japonais ». Je signale aussi le beau livre d’art sur La collection d’estampes japonaises de Claude Monet à Giverny, publié par Marianne Delafond en 2003 (Editions de la Bibliothèque des Arts).