Le journaliste et essayiste Damian Flanagan, auteur du récent Natsume Soseki superstar of world literature, vient de publier une série de trois articles autour du Bushido dans le journal The Japan Times. On y apprend notamment à relativiser l’impact du Bushido, et à en relever la modernité. Il faut savoir gré à l’auteur de restituer une chronologie exacte – et ensuite, de nous faire réfléchir sur le sens à donner au roman Kokoro, Le pauvre cœur des hommes en français.
Les passionnés de Japon, les amateurs du sabre et du kendo, des arts martiaux en général, les amateurs d’histoire et de modèles nationalistes ou militaristes ont bien vite fait leur équation : le Japon, c’est le bushido ; le bushido, c’est le Japon ; je suis le bushido donc je suis japonais ; j’ai envie de tuer mon voisin donc je suis ninja, samouraï ou, pourquoi pas, un dieu.
Malheureusement, ces imaginations fiévreuses ont l’Histoire contre elles. En effet, Flanagan rappelle que, loin d’être issu de la nuit des temps, le Bushido est un phénomène apparu à l’ère Edo. En comparaison, la lutte des sumos est beaucoup plus ancienne, elle remonte, sous une forme différente de celle d’aujourd’hui, à l’Ere Heian. Avant les années 1600, les samouraïs ne possédaient pas un code moral uniforme. Contrairement à ce que l’on s’imagine souvent, le livre de Nitobe Inazo (1862-1933), Bushido, The soul of Japan, fut écrit en anglais pour faire connaître le Bushido aux occidentaux, mais il ne fut traduit en japonais qu’en 1908, et ne trouva d’influence réelle qu’à partir de 1985. Quant au Hagakure, que Mishima s’est approprié pour justifier at approfondir un idéal tout personnel, ce traité du bushido n’a jamais été publié en entier avant les années 1930. Tout ceci est évidemment connu des historiens et des spécialistes.
Mais alors où Flanagan est bluffant, c’est lorsqu’il ose tisser des liens entre le Bushido, Sôseki et… Star Wars, et cela à propos de Kokoro, Le pauvre cœur des hommes – que « Pinceaux de nuit » a déjà abordé -, ce chef d’œuvre de Natsume Sôseki, dont le Japon commémore cette année le Centenaire de la mort. Damian Flanagan expose la thèse suivante. Selon lui, l’évocation de la mort du général Nogi, à la fin du roman, serait teintée d’ironie, et permettrait d’authentifier l’amour homosexuel du Maître pour le jeune étudiant. En effet, il faudrait d’abord remonter à Yamaga Soko (1622-1685), théoricien du bushido, pour comprendre l’ironie de Sôseki. Cet expert aborde dans ses textes la question du junshi, principe qui consiste à suivre son maître dans la mort : il condamne cette pratique parce qu’il y voit un symptôme des relations sexuelles entre samouraïs, fort courantes en son temps. Que le Maître veuille imiter d’une certaine manière Nogi, ce serait une sorte de dérision.
Selon Flanagan toujours, la mort d’Obi-wan Kenobi serait pour ce dernier le moyen de conquérir le cœur de Luke Skywalker, en qui la transmission de sa force serait le moyen de s’unir à lui et de se survivre. Pourquoi, dès lors, dans le roman de l’écrivain japonais, le Maître irait-il confesser sa faute au jeune étudiant qui cherchait son amitié, et mourir ensuite ? Il s’agirait dans les deux cas de moyens de conquérir un jeune homme. Dans Le pauvre cœur des hommes, le silence qui suit la lecture de la lettre-confession devrait être pris comme la preuve que cette conquête a réussi.
Tout ceci est fort stimulant, mais n’emporte pas mon adhésion. En effet, est-ce la faute de l’excellente traduction française de Kororo ? je ne vois pas une goutte d’ironie dans l’évocation du suicide du général Nogi. Cette mort avait frappé tous les esprits, y compris celui de Sôseki. Je n’imagine pas qu’un écrivain de l’ère Meiji, aussi distingué fût-il, et aussi imprégné de littérature anglaise qu’il se montrât, lorsqu’il s’agit de Sôseki, ait pu ressentir de l’ironie à l’égard d’un tel fait. il faudrait en outre établir si l’écrivain jamais a jamais lu Yamaga Soko, et savoir exactement ce qu’il en pensait. Pensait-il que le junshi était un principe condamnable parce qu’il aurait surtout été une pratique homosexuelle chez les samouraïs ? Un tel jugement, formulé a posteriori, dans un contexte très différent du sien, paraît peu probable chez un esprit d’une espèce supérieure comme celui de Sôseki. Ensuite, le Maître ne se trouve absolument pas dans la même situation que le général Nogi : celui-ci avait voulu suivre son maître, Meiji Tenno, dans la mort, et il s’agit bien d’un junshi. Mais le Maître de Kokoro ? Celui-là ne suit à proprement parler personne dans la mort, il n’opère pas un junshi, il s’inflige un cruel châtiment (il a, rappelons-le, trahi son meilleur ami en demandant en mariage celle qu’il aimait ; cet ami s’est donné la mort dans les heures qui ont suivi). Enfin, – mais il ne s’agit ici que d’une impression d’un lecteur français, pas assez avancé en japonais pour lire le texte original -, ce n’est pas du côté du Maître que l’on sent une attirance d’ordre homosexuel, mais plutôt chez l’étudiant. Encore faudrait-il définir le type d’homosexualité dont il s’agit, dans une relation verticale, où la compréhension intellectuelle peut requérir l’approbation ou la contribution de l’Eros. Les premières pages, lumineuses, émerveillées, ouvrent le livre comme un puissant soleil qui s’étale sur une plage léchée par la mer, manifestant la puissance d’un désir brûlant autant que secret.
Un point d’accord est par conséquent possible entre ces deux lectures : celle de Flanagan, et celle que j’avance – non sans scrupules linguistiques. Elles montrent qu’une dimension homosexuelle habite ce roman, quoiqu’il soit impossible d’y limiter la richesse de ses significations. (En particulier, il y aurait beaucoup à dire à propos de l’épouse, et je considère toujours que le silence est l’essentiel de ce roman). Flanagan note à juste titre que Kokoro a suscité des centaines de publications plus ou moins érudites, au Japon, depuis les années 90. Les plus grandes universités japonaises ont apporté leur lot de contributions à ce texte symbolique de la littérature japonaise moderne, à l’étude duquel n’échappe aucun lycéen. C’est dire à quel point cette grande œuvre stimule, interroge, nous oblige à la relire, à la rouvrir, comme un joyau intime que l’on ne cesse de reprendre pour lui trouver de nouveaux éclats.
Références :
- Damian Flanagan : « Bushido, the awakening of Japan’s modern identity », The Japan Times, 16 juillet 2016. « Bushido, Sôseki, Star Wars and the samuraï », The Japan Times, 30 juillet 2016.
- Natsume Sôseki : Le pauvre cœur des hommes, Gallimard, collection Connaissance de l’Orient. (1957) Traduction de Georges Bonneau et de Horiguchi Daigaku.