Shimao Toshio, L’aiguillon de la mort

    Des lecteurs dépourvus de sens historique, et donc de souplesse, rejettent a priori une œuvre comme Anna Karénine du fait que Tolstoï traite de l’adultère selon un prisme qui ne correspond pas aux mentalités ni aux circonstances de leur temps. Sait-on d’ailleurs de quelle manière un romancier devrait traiter un tel sujet aujourd’hui, selon quel dosage entre le réalisme et la fiction, l’imagination, le phantasme, et les mille couleurs que peut trouver une écriture littéraire ?

    Sujet aussi vieux que l’amour, l’adultère trouve dans L’aiguillon de la mort un traitement improbable hors du cadre japonais où il s’inscrit. Ce n’est pas qu’il faille forcément attendre d’un roman écrit au Japon je ne sais quelle japonité, qui offrirait au lecteur un exotisme attendu, à coup de geta, de Chanoyu et de choji. Mais on ne peut pas demander d’autre part à l’écrivain d’ignorer sa propre culture, lui interdire de vibrer avec l’espace et le temps, dont il est relativement dépendant, et qui le déterminent plus intimement qu’il n’en a conscience. SHIMAO Toshio (1917-1986) ne s’est peut-être pas intéressé à la lisibilité de son roman hors du Japon, et s’il fait penser à Mauriac, j’ignore dans quelle mesure il aurait été influencé par certains auteurs occidentaux.

    Shi no toge est considéré comme l’un des romans importants de la seconde moitié du XXe siècle. Publié au Japon en 1977, il a été traduit en 2011 par Elisabeth Suetsugu, pour entrer dans la riche collection japonaise des Editions Philippe Picquier l’année suivante.

    Méconnu et peu traduit en France, SHIMAO Toshio est l’auteur d’une œuvre bicéphale. Il y a d’une part les romans en lien avec la guerre, inspirés par son expérience d’officier de pilotes « tokkotai » (l’usage du mot ‘kamikaze’ prévaut par erreur) et son attente de la mort imminente : il allait lui-même recevoir son ordre de décollage lorsqu’advint la capitulation, le 15 août 1945. D’autre part, il y a L’aiguillon de la mort, vaste entreprise qui ne demanda pas moins de dix-sept ans d’efforts à son auteur.

Shimao en officier de marine (1943).

    L’aiguillon de la mort est un modèle du genre autobiographique – le « shi shosetsu ». L’auteur utilise son propre prénom, Toshio, et fait référence à la guerre, où il fut affecté dans l’île d’Amami-Oshima (qu’il ne nomme pas), l’une des plus belles de l’archipel des Ryūkyū. Parmi les éléments les plus réalistes de cette narration à la première personne, il y a la tradition des 108 coups de cloche, diffusés à la radio entre les dernières minutes de l’année et les premières de l’année suivante, les relations familiales traditionnelles (avec la présence de la cousine « K », et celle, plus lointaine, de la tante), ou bien encore, les expressions dialectales dont use parfois Miho, l’épouse – la femme de Shimao était originaire d’Amami. On peut être également sensible à l’évocation matérielle d’une vie d’écrivain d’après-guerre, ponctuée par les rapports avec les éditeurs, les contrats avec les revues, les recommandations, les amitiés littéraires, mais aussi la brève évocation du suicide de Tanaka Hidemitsu, peu après celui de son ami et aîné Dazaï : à cet égard, le personnage de Toshio est bien le double de l’écrivain.

    Le scénario central du roman peut paraître d’une grande banalité : un couple marié, un mari adultère, deux enfants qui subissent, et « l’autre », la femme avec qui Toshio a eu une liaison. Au lieu de raconter comment cette trahison a eu lieu, le roman s’intéresse à tout ce qui en découle depuis que Miho l’a découverte et qu’elle en parle à son mari. Dès la première ligne, voilà le lecteur entraîné dans un enfer moral paroxystique de six cent quarante pages, où tous les équilibres du couple basculent. C’est peu de dire que L’aiguillon de la mort est un roman psychologique : il fournit l’implacable rapport romanesque du mensonge, des vrais et des faux aveux, des oublis, de la culpabilité, de l’impossible pardon, qui s’instillent dans la vie du couple, pour le conduire régulièrement au bord de l’autodestruction, du suicide, ou du meurtre. Au roman de l’adultère se superpose assez vite le roman de la folie, Miho étant atteinte de crises hystériques dont aucun médecin ne parviendra à donner un nom précis.

    En dépit de son épaisseur, le roman présente un temps resserré comme aurait aimé l’analyser Georges Poulet. En raison de la conscience coupable de Toshio et de la colère de plus en plus maladive de Miho, il semble que le temps se soit arrêté à la période où l’époux commit l’adultère, comme un passé plus présent que le présent, écrasant l’année entière où l’intrigue se tient. La répétition des interrogatoires de Miho enferme le mari et la femme dans un cercle infernal où présent et futur s’annulent pour céder à l’unique tyrannie du passé. Chaque crise de l’épouse vient démentir le passage du temps et attester l’impossibilité d’un changement : le mal ayant été commis, rien ne le peut défaire, il s’impose comme un « là » ou un « ça » d’une consistance supérieure à celle des individus. L’échec des déménagements successifs, le retour d’espoirs généralement déçus témoignent de cette force obscure et indélébile.

    Le titre emprunté aux Evangiles renvoie au péché – à la mort –, alors que l’un des derniers chapitres, « Le temps pascal » apporte un second ancrage chrétien. Pourtant, L’aiguillon de la mort est tout sauf un roman moralisateur ou catéchétique. Sa force est de montrer comment la réalité des rapports psychologiques pénètre, dépasse, subvertit ou épouse au contraire les catégories morales – celles de la faute, du pardon, de la trahison, de la fuite, de la complaisance, etc, qui font plutôt figures de prétextes et de leviers pour laisser s’imposer dans sa nudité et sa crudité la vérité d’une relation humaine, aussi complexe et impénétrable qu’elle s’affirme. A l’intérieur du schéma moral donné – l’adultère est une faute, une trahison de l’un vis-à-vis de l’autre –, Toshio et Miho semblent projetés dans un monde différent, en apesanteur, où se déchaînent les sentiments, les émotions, conjurés par des répits éphémères, un monde où la liberté de chacun est réduite par tout un poids de fatalité et de déterminations psychologiques dont les personnages n’ont pas les clés. Si l’on met à part Shinichi et Maya, les deux enfants sur qui le malheur se répercute cruellement, les proches de la petite famille ne sont que des « K » et des « T. », ou encore un docteur « L. », des sans-nom ; quant aux autres, voisins, collègues ou habitants, ils ne font qu’habiter là-bas, dans le monde des hommes : celui d’une normalité dont le couple est sorti, et qui attire sur lui des regards de travers. L’étrangeté et la pathologie hystérique de Miho ne finissent-elles pas par entraîner Toshio à plusieurs reprises, soit vers l’agressivité, soit vers la volonté de mourir ou de simuler cette volonté pour sortir un moment de la persécution ? Inversement, l’on voit Toshio prendre peu à peu conscience de la maladie de sa femme, lutter contre ses émotions (colère, désespoir, tristesse), et finalement prendre soin de Miho jusqu’à l’hospitalisation finale – elle subira des électrochocs et des séances de psychanalyse – sans jamais trouver la certitude qu’elle puisse connaître une rémission définitive.

    Roman de l’aveu et de la vérité progressive, L’aiguillon de la mort montre aussi comment l’homme adultère, une fois démasqué et confondu, devient un objet pour l’autre – ici : son épouse. Miho ne cesse en effet de le réifier, de le réduire à son infidélité, au point d’ignorer les efforts qu’il fournit pour être pardonné, les preuves d’amour qu’il donne, et les tentatives qu’il effectue pour travailler et apporter l’argent nécessaire à la famille. Lectrice de poèmes et de romans, Miho voit son intelligence décupler lorsqu’elle cherche à faire avouer à son mari tous les détails de sa faute, à confondre en lui l’objet d’enquête et l’époux à punir ou à purifier par des aveux exhaustifs et répétés. Condamné par sa femme, Toshio accepte sa condamnation et la peine qui en découle : la contrition la plus sincère, accompagnée de la volonté de tout sacrifier pour le bien et le bonheur de Miho.

    Chaque page ou presque, témoigne paradoxalement de l’amour que les deux êtres continuent d’éprouver l’un pour l’autre : un amour remis en question, fragile, sous haute tension, poussé dans ses contradictions, un amour dont l’irrationalité explose régulièrement aux yeux du lecteur, mais qui résiste indéfectiblement aux manifestations de son déchirement, à l’ombre des démesures, puisqu’il est la condition de toutes les souffrances et la raison ultime du livre. L’encre du malheur ne pouvait pas aboutir à un happy end : la fin ouverte du roman ne laisse que timidement espérer une sortie du malheur qui frappe Toshio et Miho ; elle empêche de voir la page de l’adultère (et de ses conséquences) se tourner facilement.

    Si la conception du roman est engoncée dans une profondeur sévère à mille lieu de la banalité et de la légèreté auxquelles s’efforce notre temps, elle témoigne aussi de la nécessité et de la vérité des sentiments. Cette vérité délicate constitue un enjeu majeur du roman. Elle reflète aussi une attente et une exigence au cœur de la sensibilité japonaise, dont témoignent quantité de films, de romans et de poèmes. Peut-être le lecteur contemporain se montrera-t-il plus sensible à l’égalité et à la noblesse qui dominent finalement la relation entre Toshio et Miho, malgré la faute de l’un et l’aveuglement maladif de l’autre. On ne trouvera pas ici de domination misogyne, encore moins de comportement égoïste et superficiel : là où un homme inconsistant eût abandonné sans remords sa femme en colère, ou parce qu’elle aurait montré trop d’insistance à le dépouiller de son intimité fautive, Toshio accepte la mitraille des reproches et des questions, et il affronte la vie assombrie par une épouse tour à tour infernale, tendre et hystérique. Cela pourrait nous renvoyer à cette « noblesse de l’échec » que le grand Ivan Morris a célébrée naguère à travers quelques-uns des grands héros qui ont émaillé l’histoire du Japon. Mais ici, le noir, le gris, le feu sourd, les mailles du malheur, l’incertitude du destin sont tellement lourds qu’ils dissimulent l’héroïsme, pour ne faire sentir partout que des menaces, des impasses et des pressions.

    En dépit de sa grande richesse thématique, L’aiguillon de la mort vaut surtout par des qualités littéraires que la traduction respecte ou laisse deviner. Shimao a le don du détail parlant, des progressions saisissantes, des scènes développées sans délayage, il devine les visages avec art, saisit les évolutions personnelles avec un sens de l’observation extraordinairement aigu, construit un long roman à partir de répétitions toujours justifiées. Avec lui, la littérature montre encore une fois sa capacité à saisir (sans les galvauder) l’indicible et le secret, et à pénétrer un espace largement inabordable : l’intimité des époux.

   Shimao Toshio : L’aiguillon de la mort, roman traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu. Editions Philippe Picquier, 2012, 640 pages.

 

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