En feuilletant récemment un ouvrage de critique littéraire, je suis tombé sur une phrase apparemment anodine, sur laquelle l’auteur ne paraît pas avoir particulièrement réfléchi : « L’histoire vint le rappeler cruellement : deux conflits mondiaux, l’explosion de la bombe d’Hiroshima et la découverte des chambres à gaz nazies firent subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Les critiques littéraires ne sont pas toujours les meilleurs essayistes, surtout lorsqu’ils sortent leur regard des limites de la littérature.
Le problème n’est pas seulement l’oubli de la seconde bombe atomique – celle de Nagasaki, tombée quatre jours après le 6 août 1945, comme si elle devait moins compter, parce qu’elle présentait moins d’inédit –, ni l’oubli des Goulags et des victimes de Mao, comme il arrive couramment aux consciences hémiplégiques. Notre critique ne pourrait-il pas lire enfin Le passé d’une illusion de François Furet pour se dessiller les yeux, et comprendre pourquoi il s’est lui-même trouvé victime de cette moitié de cécité ? Je reconnais qu’il y a de l’artifice à isoler une phrase d’un chapitre par ailleurs solide et pédagogique, et que mon propos ne consiste nullement à ternir la réputation d’un critique littéraire que j’apprécie – c’est pourquoi il ne m’a pas semblé utile de citer son nom.
Ce qui m’interroge, c’est la présence d’un tel cliché, c’est la force extrême des lieux communs, c’est l’arrogance avec laquelle les balivernes parviennent à contaminer les meilleurs. Car enfin, la bombe d’Hiroshima, les chambres à gaz, les conflits mondiaux ont d’abord frappé des êtres humains, beaucoup plus que des notions en –isme. Ils l’ont fait au nom de raisons invoquées par d’autres humains, dont certains d’ailleurs, comme les Staliniens, se revendiquaient de l’humanisme même, d’un humanisme pleinement émancipé des valeurs bourgeoises et traditionnelles. L’humanisme de l’Homme Nouveau, l’humanisme socialiste et révolutionnaire, qui était censé apporter bonheur et prospérité à tout prix, n’importe le sang versé. Les Américains qui anéantirent l’armée japonaise étaient eux aussi des humanistes : l’histoire les proclama vainqueurs et justifia l’effort considérable qu’ils déployèrent pour défaire un pays agresseur qui n’avait encore jamais rencontré la situation de vaincu. Il ne viendrait à l’idée de personne de contester la qualité d’humaniste au pays qui anéantit Hiroshima et Nagasaki pour impressionner l’Union soviétique et marquer son emprise sur le Japon. Et notre critique ne pourrait pas non plus retirer cette qualité aux Alliés qui permirent à tant de pays de se trouver libérés, soit de l’Allemagne, soit du Japon. Les libérateurs sont pourtant, selon lui, parmi ceux qui ont porté « des coups sévères » à l’humanisme – tant il est vrai, et même incontestable, que les pays ‘libres’ ont participé aux « conflits mondiaux ». L’humanisme a pris des « coups sévères », mais c’est qu’il ne se trouvait pas en dehors de l’histoire, hors de portée de la tragédie humaine, puisqu’il n’était pas une île immatérielle voguant au-dessus de l’écorce terrestre. Il a laissé se déployer fascisme, nazisme et communisme, et il n’est pas parvenu à préserver l’humanité de sa pente criminelle aussi vite qu’il l’aurait fallu (à l’échelle d’une vie humaine, qui est celle des morts). De la même façon qu’aujourd’hui, les humanistes ne peuvent mais face aux nouvelles malédictions de l’époque : catastrophes écologiques, domination financière, menaces entre hyper-puissances, haines civiles, dangers nucléaires, paupérisation et prolétarisation, standardisation de l’être humain – cette « termitière humaine » dont s’affligeait déjà Gabriel Marcel dans les années cinquante : que dirait-il aujourd’hui ?
Bernanos aurait balayé d’un paragraphe une telle naïveté, et je suis sûr qu’il aurait remis de l’ordre dans la pensée en ne ménageant pas l’illusionnisme auquel tant d’esprits cèdent avec facilité, sans se méfier de l’aura magique des grands mots. Au lieu de présenter l’humanisme comme la bonne déesse victime des diables, ne vaut-il pas mieux retourner la proposition et dire par exemple : à cause de sa faiblesse, de ses incohérences et de ses ambiguïtés, l’humanisme européen – affiché solennellement depuis la fin du XIXe siècle – a laissé grandir le nazisme, les différentes formes de fascisme totalitaire, en y incluant le bolchevisme ? C’est dans cet ordre que George Steiner cherchait à penser les choses, et que sa déception vis-à-vis des cultures européennes fut à la mesure de son attachement à la (vraie) culture humaniste, celle des classiques grecs et latins, de Montaigne et de Dante. Et ne faudrait-il pas aller plus loin ? Pourquoi une pensée si noble, si juste et si vraie ne s’est-elle pas imposée – paradoxalement ? – et n’a-t-elle pas suffi ? Que manque-t-il à l’humanisme pour que tout homme ne soit pas (a priori) un humaniste ? Pourquoi, de nos jours, l’humanisme tellement invoqué permet-il un tel affaissement culturel, qui se mesure notamment avec la disparition radicale des grands penseurs et des grands artistes ? Serait-ce que l’humanisme se développe en proportion inverse de ceux que Baudelaire et Hugo nommaient chacun des ‘phares’ ?
Plutôt que de réfléchir à ces questions, il est plus commode de prêter l’humanisme à toute l’humanité, et d’en profiter comme d’un mirage rassurant, d’une incantation impatiente dans laquelle égalité et sainteté s’accoupleraient éternellement. Je comprends notre critique littéraire s’il veut désigner par-dessus tout – comme le dirait encore Bernanos – la ‘grande pitié’ qu’offre le cœur humain ; je le comprends s’il cherche en fin de compte à nous parler du malheur profond qui s’est abattu sur l’humanité au XXe siècle, le plus infernal et le plus bas de tous. Mais s’il écrit cette phrase pour sauver un mot qui n’est qu’une ombre, une projection philosophiquement creuse de son amitié pour l’être humain, alors il me semble qu’une telle expression induit le lecteur en erreur, et même en mensonge.
Tout attachement à l’être humain, toute compassion envers lui sont-ils la propriété et la caractéristique claire et certaine de l’humanisme ? Le christianisme nous présente un Dieu fait homme pour sauver l’humanité, et qui cherche à l’entraîner vers le salut. En un sens, ce don et ce sacrifice – selon les Chrétiens – vont beaucoup plus loin que le brave humanisme, puisque ce n’est plus seulement un homme qui aime un autre homme, mais Dieu même, source de toute la Création, préexistant à l’homme et lui attribuant sa fin. Le bouddhisme enseigne que retirer la vie – pas seulement aux hommes – est la première des fautes, et propose quatre vérités incommensurables : la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité. Les histoires de la philosophie ou de la religion ne comptent pourtant ni Jésus ni le Bouddha historique parmi les ‘humanistes’. La pensée socratique nous apprend comment regarder l’humanité à travers un questionnement toujours fondé sur l’ontologie, sur une raison qui n’est pas encore celle du rationalisme (cartésien), parfois sur la théologie (le Timée de Platon) – et Socrate n’est généralement pas décrit comme un « humaniste », mot anachronique appliqué au Ve siècle avant notre ère. Et pourtant, ses disciples décrivent Socrate comme le meilleur des hommes. Décidément, pour se penser, l’humanité a besoin de plus d’un mot…
Les Japonais victimes des bombes atomiques n’étaient pas des humanistes – leur vie n’était pourtant pas inférieure en valeur à celle de bien des humanistes, notamment des humanistes bavards, des humanistes sans preuves, des humanistes qui posent pour la galerie, en quête d’une approbation. Plutôt des victimes d’autres humains, et malheureusement solidaires d’autres inhumanités, commises par les leurs. On aurait aimé que l’armée impériale connût davantage le sens de l’humanité pour ne pas commettre autant d’exactions qu’elle en commit, notamment en Chine. Malheureusement pour l’essence, l’éternité et la grande vérité humaniste, l’Asie n’a pas connu les humanismes (mieux vaut recourir au pluriel) qui ont émergé dans les pays européens. La Chine et les pays qu’elle a marqués de sa haute civilisation ont connu d’autres formes de pensée qui ont à voir avec les sentiments d’amour, de compassion, de culture de l’humanité. Anne Cheng rend compte de ces philosophies dans son admirable Histoire de la pensée chinoise. Le confucianisme en fait partie. Cela ne signifie évidemment pas que l’humanité chinoise, japonaise, coréenne, etc. (s’il est pertinent de la rassembler ainsi, par le concept d’ « Asie », d’origine occidentale) n’ait pas eu à souffrir d’écarts, de démentis et de contradictions, qui font parfois désespérer de l’humanité. Mais il faut reconnaître – Bernanos ne le pouvait pas – que la pensée indienne et le bouddhisme en avaient aussi à dire sur l’homme, à travers des notions et des démarches spécifiques, que ce côté du globe ignore encore trop. Que le critique littéraire que j’ai cité n’est pas le premier homme à penser, ni le premier prophète.
Imaginons que l’on ait dit en septembre 1945 à un Japonais : « la guerre et les bombes atomiques viennent de faire subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Ce citoyen japonais, sonné, déprimé et rassuré à la fois, aurait d’abord pensé à son épouse, tuée par les raids aériens, à son fils mort à des milliers de kilomètres, ou à ses voisins, disparus. Si cet homme était un miraculé d’Hiroshima, il aurait eu un droit imprescriptible à douter de l’humanisme du pays qui a rédigé les premiers droits de l’homme. Prises en un certain sens, on pourrait dire que ces bombes se sont attaquées à un pays qui s’était montré inhumain dans sa façon de traiter les prisonniers, et d’exploiter telle ou telle population. Qu’elles renvoient à « l’ennemi » l’image inversée qu’il a lui-même produite – à l’interdépendance entre toute chose, pour ne pas parler d’une sorte de réciprocité entre les causes. Voilà qui importe plus que l’emploi des ‘grands mots’, mais qui demande – en revanche – davantage de réflexion.
Ce dont souffre l’humanité depuis toujours, c’est d’un problème de vocabulaire. Oé Kenzaburo écrivait en 1964 que les mots dignité (igen), humiliation (kutsujoku), et honte (haji) existaient bien en langue japonaise, mais que la littérature ne les investissait pas d’un poids comparable à ceux que leur donne la langue française. L’humaniste Oé consent à dire que la question de la langue – où s’informe la représentation du monde – précède celle des mots en –isme. D’ailleurs, sans ‘humanisme’ à l’européenne, le Japon a aussi connu des formes de pensée, et surtout des formes de mentalités qui donnaient consistance à la valeur humaine, dont témoignent les beaux-arts, la littérature, et même l’éthique des samouraïs – aussi tardive qu’ait été sa mise en forme. Comment se fait-il qu’un pays poussant à l’hystérie l’instinct guerrier ait été aussi, dans son histoire longue, façonné par de magnifiques sentiments d’humanité – il n’est que de lire les poèmes du Man’yoshu (VIIIe s.) ? Le pays de naissance du général Tojo est aussi celui qui a connu Natsume Sôseki et où domine aujourd’hui Oé Kenzaburo. Une phrase d’Urabe Kenko (XIVe s.) pourrait convenir à nos petits humanistes (« Rien n’est triste comme les temps qui suivent la mort d’un homme »), quoique ce penseur se présente d’abord et avant tout comme un bouddhiste (« Il est selon mes vœux, l’homme qui, dans son cœur, n’oublie pas la vie de l’au-delà et qui ne s’éloigne pas de la Voie du Bouddha »).
L’usage du mot « Humanisme » devient suspect à force d’être vague et de vouloir régner de tout son absolutisme, de toute son avarice sur une humanité en vérité beaucoup plus riche – et beaucoup plus pauvre. Il ne s’agit pas d’une notion divine, coéternelle au monde, consubstantielle ou inscrite dans l’ADN ; l’humanisme ne peut pas vraiment être conçu sans parler de l’homme à qui s’appliquerait cette notion – et de celui qui l’emploie. Il n’existe pas vraiment (ou comme une spéculation, une intention qui demande des preuves) en dehors des circonstances précises où il peut apparaître, et se mesurer à la réalité. Les Notes d’Hiroshima d’Oé demeurent suggestives et significatives, non pas tant pour ses affirmations, et les témoignages qu’elle rassemble, que pour les questions, parfois inquiétantes, qu’elles soulèvent toujours, comme de pages qui ne vieillissent jamais. Elles vont au-delà des deux bombes, si l’on peut dire.
De nos jours, celui qui n’est pas ‘humaniste’ est nécessairement un méchant : Alceste et sa misanthropie deviennent passibles de condamnation publique, le désespoir de Léopardi et les doutes de Paul Valéry ne sont plus compris. Il n’est plus permis – dans ce cadre très étroit – de se reconnaître parmi les tragiques. Parmi ceux qui en savent assez sur les coups fourrés de l’humanité pour ne pas éprouver de la méfiance (quand ils perdent le moral) ou de la prudence (lorsqu’ils se sentent assez forts) face à l’emploi facile et relâché d’un tel mot.
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