Le Japon, des Etats-Unis à la Chine

Entre 1945 et 1952, les Etats-Unis ont administré le Japon. Ils en ont encadré ou inspiré les lois démocratiques, permis la reconstruction, favorisée par la guerre de Corée, et ont choisi d’en assurer la défense militaire. Il ne fait aucun doute que la population japonaise a souvent éprouvé du respect et même de l’admiration pour le peuple américain ; elle a été fascinée par son mode de vie, son aisance, son sens de l’efficacité, et elle a même subi l’attraction de cette puissance en termes culturels. Elle a généralement soutenu la conception capitaliste de la société et l’anticommunisme, tout en les acclimatant et en affrontant des oppositions parfois vigoureuses. Plus obscurément, au-delà de 1952 et jusqu’à nos jours, il ne fait aucun doute que l’Etat américain a constamment surveillé le Japon, et contrôlé, voire inspiré nombre de décisions politiques. Jusqu’en 1970 au moins – on pourrait dire : tout au long de la Guerre Froide –, les élections du Premier ministre ont été en partie financées par la CIA et par des sources parallèles. Des historiens américains ont eux-mêmes analysé l’évolution de ce partenariat, que l’on a parfois comparé à une annexion ou à une alliance modèle, selon le moment et la perspective critique. Il est évidemment impossible de résumer ici plus de soixante-dix ans de diplomatie, d’accords économiques, et de rapports culturels.

            Alors que les Etats-Unis et la Chine s’affrontent d’une façon inquiétante pour la paix, il n’est pas inutile de lancer ici des perspectives et des hypothèses à long terme. La géopolitique chinoise, jugée retardée par nombre de spécialistes, est une géopolitique de superpuissance : la Chine a avalé habilement Hong-Kong, persécute les Tibétains et les Ouighours en toute tranquillité – le « génocide culturel » dénoncé par le Dalaï-Lama a pris la figure de l’interdiction faite aux Tibétains d’enseigner leur langue dans les écoles de leur pays, depuis 2019 : grâce au Covid et aux actualités qui se bousculent incessamment, ce détail a été passé largement sous silence par la presse française. Tout aussi gravement, l’Etat chinois vise Taïwan, en intimidant tous les pays qui chercheraient à en reconnaître la souveraineté, alors que depuis 1949, Taïwan possède de fait tous les attributs de la souveraineté et montre le modèle d’un pays libre. Aussi, la dictature et le communisme chinois rendent improbable à court terme toute conjonction véritable entre le Japon et la Chine.

            Dans ce paysage inquiétant, les Etats-Unis ont un intérêt immense à choyer le Japon. L’archipel est au cœur de l’action américaine en Asie et dans le Pacifique, d’une façon plus sûre que la Corée du Sud. Pourtant, l’hyperpuissance américaine ne cesse de révéler les signes de son déclin, de sa difficulté militaire à intervenir durablement et efficacement sur des théâtres extérieurs. Elle encourage le Japon à constituer une armée de fait, quand bien même la Constitution lui interdit d’en posséder une. Les « Forces d’autodéfense » forment l’une des armées les plus modernes du monde, et disposent d’un des budgets les plus considérables. Tout récemment, avec l’aval américain, il a été décidé que les Forces d’autodéfense auraient le droit de répondre dent pour dent à toute agression armée. En janvier 2022, le Japon, les Etats-Unis, l’Australie et l’Inde ont signé un traité de défense militaire destiné à endiguer l’expansionnisme chinois et les menaces plus ou moins histrioniques de la Corée du Nord. Un prochain accord de sécurité doit être signé entre le Japon et la France – pays qui possède le second espace maritime du monde. Sur le plan économique, l’appartenance du Japon au camp ‘démocratique’ et libéral s’est traduit en 2016 par le renouvellement du traité TPP, qui l’associe cette fois aux Etats-Unis, au Canada, à l’Australie et huit autres pays : il s’agit de l’Accord de partenariat transpacifique.

L’analyse de Noam Chomsky (2017) est un avertissement.

            A côté de cette entente polymorphe, continuée et consolidée au plus niveau de l’Etat japonais, il est permis de s’interroger sur ce que pensent les Japonais eux-mêmes, s’il est possible d’en rendre compte. Je dois m’exprimer ici avec toutes les précautions possibles, en insistant sur la diversité des opinions et la difficulté de les mesurer. La presse japonaise ne peut que relever les désordres occasionnés par la présence des soldats américains à Okinawa, ainsi que dans de d’autres régions de l’archipel, telles que Yamaguchi. Les viols, les vols, les violences commis par les soldats américains, mais aussi par des amis ou des membres de leurs familles, nourrissent régulièrement l’actualité dans un pays où le taux de résolution des affaires criminelles est l’un des plus remarquables du monde. Ces fauteurs de troubles ne sont pas justiciables de la loi japonaise, et ne peuvent être jugés que par des tribunaux américains. Ces crimes et délits ne vont pas sans créer une forme d’anti-américanisme rampant, dont l’expression demeure toutefois modérée. Alors que la population d’Okinawa proteste et manifeste contre le statut particulier dont bénéficient les soldats en cause, le gouvernement japonais tient à temporiser et à faire respecter les accords passés avec le partenaire américain. Mais tout récemment, la presse japonaise a aussi révélé – non sans susciter de l’émoi – que le gouvernement offrait cent mille euros d’argent de poche à chaque soldat américain en mission sur le sol japonais. Cette générosité ne peut qu’étonner tous ceux qui savent qu’un enfant sur cinq au Japon vit désormais sous le seuil de pauvreté.

            À long terme – cinquante ? cent ans ? – l’évolution parallèle du Japon et des Etats-Unis pourrait finir par les dissocier – non pour aboutir à une rupture radicale, mais à une prise d’indépendance dont le degré ne peut être connu d’avance. Les nombreux exemples de l’action souterraine des Etats-Unis au Japon, les complaisances de l’Etat japonais, semblent déjà créer une lassitude perceptible dans certains médias. Les jeunes générations japonaises ayant perdu le goût du rêve, rêvent encore moins à propos des Etats-Unis, qu’ils visitent de moins en moins, de même qu’ils séjournent de plus en plus rarement en France et en Europe. L’information qui leur parvient leur apprend que la première puissance économique du monde compte environ onze pour cent de pauvres ; que le racisme le plus effrayant peut s’y affirmer ; que le système public y est désastreux ; que la démocratie formelle y est compromise par la vérité d’un pouvoir et d’une logique véritablement ploutocratiques. Les jeunes générations japonaises n’éprouvent peut-être pas de colère vis-à-vis des Etats-Unis comme en témoignent d’autres pays du monde, mais il semble que leur sentiment soit plutôt celui de la déception et de l’incrédulité. Si les Etats-Unis sont rongés par le racisme, la pauvreté, le fractionnement social et le triomphe insolent de la richesse sans limite, il n’est pas sûr, en définitive, que la Chine ne leur semble pas en fin de compte, et par un relativisme forcément approximatif, un pays préférable en tant que partenaire ou allié. Il n’est pas certain que les aspects dictatoriaux et violents de la Chine leur paraissent toujours pires que le cynisme économique et diplomatique des Etats-Unis, dont on a vu les conséquences désastreuses en Irak et en Syrie. Plus ou moins teintées de racisme ordinaire, les attitudes antichinoises provoquées en ‘Occident’ par la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine ne sont pas du tout pour plaire à la population japonaise. Pour le moment, la nécessité américaine de se trouver un ennemi converge avec la nécessité japonaise de résister à l’arrogance territoriale et maritime de la Chine : les deux hégémonies rivales sont nourries par des besoins intérieurs qui aboutissent à une véritable mise en scène de ces hégémonies, aussi dangereuses et sérieuses soient-elles. Mais cette guerre sans guerre est-elle condamnée à durer ?

            À l’échelle de la grande histoire, et sur un plan culturel profond, ne peut-on pas reconnaître que l’hostilité entre la Chine et le Japon forme une contradiction locale ? et que le partenariat poussé à ce niveau entre les Etats-Unis (les Anglo-Saxons) et le Japon constitue une anomalie uniquement explicable par les événements du XXe siècle ? On ne reviendra pas ici sur tout ce que la culture chinoise ancienne a fécondé au Japon, jusqu’à cette grande réserve de vocabulaire que constituent les Kanji – système d’écriture que les forces d’occupation américaine songèrent à détruire, comme en témoignent Les sept roses de Tōkyō d’Inoue Hisashi (1999). Jusqu’à l’ère Meiji, l’étude du chinois classique formait l’essentiel de la formation littéraire japonaise. Quantité de détails de la vie japonaise s’inspirent de l’ancienne Chine – telles, ces fêtes d’O’bon, fêtes des morts inspirées par la tradition chinoise. Les Japonais sont fiers d’avoir conservé des biens et des habitudes que l’histoire chinoise a régulièrement détruits ou oubliés ; et bien des touristes chinois se réjouissent de trouver au Japon des exemples de trésors historiques que leur pays a sacrifiés. N’a-t-on pas vu par exemple le génial Tamasaburo restaurer l’opéra de Konqu (ancien genre d’opéra chinois) pour y triompher tant au Japon qu’en France et ailleurs, avec tout le respect et la méticulosité dont les Japonais sont capables vis-à-vis des plus excellentes traditions et formes artistiques ? Plusieurs dizaines de siècles de culture chinoise continuent de nourrir l’intérêt des Japonais d’aujourd’hui et de briller en eux à travers de multiples pratiques et activités, comme le Shodo, parallèlement aux séparations et aux différences politiques. Inextricablement, le temps de la Guerre du Pacifique s’éloigne dans le temps. Pendant des décennies (mais après Deng Xiaoping, qui voulait panser les plaies), l’Etat chinois a alimenté la propagande antijaponaise, déclenchant des manifestations parfois haineuses contre le Japon, avec la silencieuse satisfaction de l’Etat américain. Les visites privées de plusieurs Premiers ministres japonais au Yasukuni ont provoqué l’indignation de la Chine et de la Corée avec un automatisme qui ne pouvait que rassurer Washington. Et en effet, on n’a pas trace d’une action forte des Etats-Unis pour empêcher ces visites qui déclenchaient des ouragans d’indignation médiatisée dans les anciens pays victimes de l’armée japonaise. Tant que les rapports entre la Chine et le Japon se trouvaient encombrés, obstrués, conditionnés par les horreurs de la guerre de 1937-1945 (dates du conflit nippo-chinois), les Etats-Unis pouvaient passer pour un allié et un partenaire satisfaisant et utile, offrant la preuve de l’appartenance du Japon au monde libre et démocratique. Le Japon, c’était un peu de nouveaux Etats-Unis plantés contre la Chine, et dans l’esprit de certains, un appendice américain ou pro-occidental sur un flanc du Pacifique. A partir du moment où, le temps passant, le Japon est moins considéré comme le pays agresseur, colonisateur et exploiteur de la Chine, les conditions d’un fantastique retournement diplomatique et géopolitique se trouvent posées. La mésentente supposée éternelle entre la Chine et le Japon pourrait alors céder la place à des formes d’entente.

Le quartier des affaires de Pékin (Beijing)

            Alors que la convergence économique entre l’hyperpuissance chinoise et l’archipel nippon se précise depuis des années, on ignore quelle pourrait être l’évolution de la Chine sur le plan politique : celle-ci procédera-t-elle à une forme de démocratisation ? ses frontières finiront-elles par imploser ? ou bien une pensée unitaire (communiste ou légiste) maintiendra-t-elle sa gigantesque population à l’intérieur de son espace commun ? Les Etats-Unis vont-ils poursuivre leur pente déclinante ? De quelle manière le Japon lui-même évoluera-t-il, face aux différentes difficultés auquel il s’affronte : démographie déclinante, appauvrissement, ralentissement économique, dette publique ?

            Il est clair que, pour l’Etat américain – mais aussi, du point de vue des Européens –, le rapprochement entre le Japon et la Chine pourrait avoir des conséquences redoutables. Sans insister sur les sous-entendus racistes ou racialisants de certains représentations qui ont cours tant au Japon qu’en Chine et aux Etats-Unis, il est certain qu’un tel retournement inaugurerait une ère nouvelle dans laquelle l’Occident n’occuperait plus qu’une position périphérique. Le pouvoir d’un côté du globe passerait d’un autre côté, avec un cynisme égal. Pour conclure, on ne peut que regretter une fâcheuse habitude en France, qui consiste à ne pas s’intéresser à l’espace dit « asiatique », et aux évolutions complexes qui s’y affirment : ces évolutions ont déjà commencé à dicter les nôtres.

Tokyo : Jeux Olympiques et Covid

L’esprit de Pierre de Coubertin et des premiers Jeux Olympiques modernes (1896) ne parvient malheureusement pas à s’imposer au Comité International Olympique. Coubertin rêvait d’éducation, de partage, il exaltait l’esprit sportif : la post-modernité a transformé le sport international en rituel monétaire d’une extrême opacité, où sont comptées pour rien les attentes des populations.

            Des gouvernements décident d’accueillir les « J.O. » et y préparent leur population sans que l’on soit assuré que celle-ci le désire vraiment. Ce n’est pas certes que le goût du sport y fasse défaut : lorsqu’un citoyen du pays en question considère l’obscurité des tractations, les contrats astronomiques qui se signent avec les chaînes de télévision et autres organes de diffusion, les clientèles qu’entretient indirectement le Comité International Olympique (association non gouvernementale), qu’il apprend qu’en définitive, son pays dépensera plus qu’il ne gagnera, et qu’il se trouve pris en otage par le mariage douteux entre le « Sport » et l’Argent, il est en droit de douter et de bouder. En ajoutant à ces réalités bien connues celle du Covid, nous obtenons un portrait du Japon actuel.

            La préparation des « J.O. » à Tokyo a mal commencé. Dès 2015, le projet de stade futuriste conçu par la brillante architecte anglo-irakienne Zaha Hadid fut abandonné, en raison de son coût énorme. Six ans plus tard, les « Jeux Olympiques de 2020 » doivent se tenir « sans spectateur » pour des raisons sanitaires. Coubertin se retourne certainement dans sa tombe : la ‘post-modernité’ devait inventer un tel prodige : des jeux olympiques sans spectateurs ! Les journaux japonais font savoir que des pétitions sont lancées contre cette plaisanterie ; des voix s’élèvent. Certains demandent un second report, d’autres, l’annulation pure et simple. Mais ces critiques sont vite étouffées par les fanfares officielles et l’orchestration du commerce.

            Le CIO prétend que ces « J.O. » s’articulent autour de trois notions : « faire de son mieux » (il est vrai que les Japonais n’y sont pas habitués !) ; « s’accepter les uns les autres » et « transmettre aux générations futures. » Moralistes, les « J.O. de 2020 », qui doivent se tenir coûte que coûte en 2021, ont trouvé un fameux slogan pour le relais de la flamme olympique : « L’espoir éclair notre chemin ». L’inclusion obligatoire des sportifs, des spectateurs virtuels et du reste du monde a pour condition ces mots creux, qui n’engagent à rien et ne parlent de personne. Face à ce conditionnement, le citoyen japonais affronte une réalité qui le dépasse : ces ‘jeux’ (les plus coûteux de l’histoire) reviennent à 13 milliards d’euros (budget de fonctionnement, construction et aménagement des infrastructures). Il doit déjà renoncer aux 673 millions d’euros que l’on attend des spectateurs. Il a pour obligation d’admettre que le coût prodigieux des « J.O. » sert avant tout à financer… le « monde olympique » lui-même. Ce citoyen, qui a la mémoire longue, a aussi l’impression que les « Jeux Olympiques » sont surtout une affaire occidentale. Tant de contrats ont été signés, tant de produits dérivés ont été fabriqués et ont suivi l’ensemble de la chaîne commerciale, tant de lieux ont été aménagés et construits, et de sportifs préparés, qu’un report ou une annulation paraissent inenvisageables aux organisateurs. Tout doit commencer impérativement le 23 juillet prochain.

            Cependant, les « soignants » japonais font savoir qu’ils craignent de se trouver débordés par le nombre des malades atteints par le virus. D’ores et déjà, ils annoncent qu’ils se trouveront dépassés – les variants du virus (notamment ‘indiens’) tendent à proliférer au Japon, pays où le confinement et le couvre-feu ne peuvent être que recommandés, et non imposés par l’Etat. Face aux dangers de l’épidémie, par égards pour les soignants, et sans doute aussi, par respect des morts, 70% des Japonais se sont récemment déclarés hostiles à la tenue des « J.O. » dans leur pays, y compris l’écrivain Hirano Keiichiro.

            Vouloir tenir des « J.O. » dans les circonstances présentes entache sérieusement l’image de ces Jeux déjà si critiqués d’ordinaire pour leur aspect artificiel et intéressé. Ces Jeux pourraient facilement se voir accuser de morbidité et de déni face aux réalités de la santé publique. Des « J.O. » coûte que coûte ne feraient que renforcer les soupçons et les critiques qui pèsent sur eux depuis des décennies, comme un trop plein lamentable.

Japonais et Chinois agressés

Il est souvent question de l’unité du genre humain. La philosophie grecque, les religions, monothéistes ou non, regardent l’humanité comme un seul homme et cherchent à lui parler. Se méfiant des distinctions trop épaisses, Tchouang-Tseu contemplait cette idée : « Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Tout est un. Durant le sommeil, l’âme non distraite s’absorbe dans cette unité ; durant la veille, distraite, elle distingue des êtres divers. »

      Cette forme de distraction à laquelle notre raison balbutiante se complaît arrive chez les violents et les sots à un point d’improbabilité. En France, où les relations sociales se détériorent plus vite que les icebergs de l’Arctique, nous apprenons que tel résident japonais pris pour un Chinois, tel habitant français d’origine chinoise, ou tel ressortissant chinois sont victimes de violences physiques ou verbales dans nos rues. Unifiés par une haine stupide, ils sont d’office condamnés pour avoir transmis le Covid, considérés comme des complices objectifs de la pandémie, des traîtres en puissance, qu’il faudrait pouvoir écraser comme des moustiques afin de purifier l’air. On m’a raconté le cas d’une Japonaise bousculée et qualifiée de « Chinoise » – mot censé insultant ; connaissant notre langue, elle fit valoir qu’elle appartenait en réalité au pays du Mont Fuji, et non pas à celui de Xi Jiping. En un instant de miracle, la fureur agressive s’éteignit pour céder à de la gêne : le pauvre agresseur s’était rappelé en effet dans quelle admiration il était censé tenir le Japon, pays des samouraïs, des mangas et des belles Japonaises… en injuriant une Japonaise, il venait de s’injurier lui-même en s’en prenant à l’une de ses rares sources de respect. Nous voilà donc rassurés. Le racisme ordinaire admet que l’on s’en prenne aux « Chinois », à condition de laisser tranquilles les Japonais ! Mais irait-il jusqu’à interroger le degré de sang japonais d’un citoyen issu de Tokyo, mais dont deux grands-parents auraient été, par exemple, des citoyens de Beijing ? Nous ne le savons pas, et il vaut mieux laisser à sa honte une telle question.

            Les réflexes les plus sourds et les plus bas du genre humain se vérifient dans ce besoin de vengeance, que ne saurait se contenter d’aucun acte violent. Bien entendu, il existe de nombreux résidents japonais ou chinois vivant une existence à peu près paisible en France, sans qu’ils se trouvent inquiétés par des comportements fadas ou couillons – comme on le dit à Marseille.

            Nous voyons ici tel habitant de Paris et d’Île de France insulter un passant « asiatique », regarder d’un mauvais œil la vendeuse ‘chinoise’ du tabac ou de la supérette, lui refuser un « merci » ou un « au revoir », confondant dans la même peur ou le même mépris les ressortissants de Chine, du Japon, de Corée, ou d’ailleurs, au nom d’une supposée unité de faciès, d’une culpabilité mythique et d’une aversion paranoïaque. Toute personne chinoise (ou d’origine), et par conséquent toute personne japonaise (ou d’origine), est supposée complice d’une tentative de génocide planétaire, dont les populations chinoise, japonaise, coréenne et d’Asie du Sud-Est sont pourtant victimes. Les personnes chinoises et japonaises (ou d’origine) seraient donc heureuses et pleinement satisfaites du nombre de morts français et européens, n’importe le nombre de morts par Covid que compteraient leurs propres familles, n’importe aussi l’état dans lequel elles se trouvaient lorsqu’elles furent atteintes elles-mêmes par le virus. Voilà bien de mauvaises personnes…

Les résidents japonais vont-ils être obligés de revêtir des armures pour se protéger ?

            Nous ne sommes pas si loin de cette époque où Léon Daudet – plus avisé sur d’autres points – soupçonnait « les Juifs » d’être les responsables des inondations parisiennes de 1910 ! Et pourtant, en ce début d’un autre siècle, le nihilisme et l’égoïsme apportent une amertume et une obscurité qui étaient encore inconnues de l’écrivain pamphlétaire : en s’en prenant aux « Chinois », les agresseurs ne se perçoivent pas nécessairement plus « français » ou « européens » pour autant ; leur hargne ne traduit pas l’acquisition d’une morale profonde. Non seulement ils ne font rien gagner à la France, mais ils dissuadent les touristes japonais de s’y rendre : savent-ils seulement que nombreuses marques de prestige ont tenu grâce au goût et à l’estime de très bons clients Japonais ? que certains touristes chinois font vibrer les chiffres d’affaires, et maintiennent en vie des entreprises qui sans cela disparaîtraient ? Que leur importe le préjudice qu’ils infligent à leur pays, puisqu’ils ne savent pas contrôler leurs peurs, leurs phobies, leurs inquiétudes ? Il faudrait donc d’un côté tirer du profit des « Chinois », et d’un autre, se permettre de les malmener dans la rue ? D’après cette conception de la logique humaine, il faudrait s’attendre à ce que, par réciprocité, et détestation des méchants Français, les « Chinois » de Chine et les « Japonais » du Japon s’en prennent bientôt à nos ressortissants, qu’ils soient résidents ou touristes ? Recevront-ils donc sur leurs visages de l’acide chlorhydrique comme cela est arrivé récemment à des ressortissantes japonaises, en plein Paris ? D’après cette logique, pourquoi pas ?

            Les compétitions victimaires aidant, les grands médias s’inquiètent peu de ces hallucinations amalgamantes et de ces mauvais traitements, qui témoignent d’une soif de bouc-émissaires. En dépit des demandes réitérées des ambassades, les autorités ne semblent pas agir, ni prévenir suffisamment ces comportements violents, haineux ou méprisants. Le manque d’éducation et la barbarisation occasionnée par les réseaux antisociaux sont les clés inavouées de cette situation, obscurité parmi les obscurités de notre temps.

Photo AFP (D.R).

Boys Love en Chine

Le Japon des années 1990 a vu se multiplier les films, les feuilletons, les jeux vidéos du type « Boys Love », inspirés par des mangas ‘yaoi’. Centrés sur les relations amoureuses entre adolescents, ces mangas ont généralement pour auteurs des femmes qui signent avec des pseudonymes masculins. Ces ouvrages trouvent dans les productions audiovisuelles le moyen de confirmer leur succès auprès d’un public plus large, attiré ensuite vers des produits dérivés. Le genre « BL » à l’écran (télévision ou Internet) s’appuie sur des sociétés artistiques spécialisées, dont la plus célèbre – et la plus controversée – est la Johnny’s, plus exactement appelée « Johnny and Associates ». Engagés dès leur enfance, des garçons y reçoivent une formation de mannequins, de chanteurs, de danseurs et d’acteurs : trop ambitieuse, cette polyvalence ne leur permet généralement pas de réussir également dans ces domaines. De cette société est né par exemple le groupe de « J-Pop » Arashi, qui fut longtemps le plus populaire et le plus actif au Japon.

Après le succès, les jeunes artistes découvrent les plateaux de télévision, les concerts en groupes, les interviews et les signatures. Certains parmi eux ont la chance d’accéder ensuite à une carrière dans le cinéma ou à la télévision, tandis que d’autres disparaissent avec la nostalgie d’une popularité éphémère. Le cas le plus célèbre (au Japon), le plus symbolique et le plus triste est l’acteur Hamao Kyosuke : après avoir interprété le rôle principal de la série Takumi-kun, et trouvé toute la gloire possible auprès d’un public ciblé, cet acteur-mannequin a renoncé brusquement à sa carrière en 2013, sans donner d’explication – dans un premier temps. Par la suite, il a fait savoir qu’il souhaitait reprendre ses études pour devenir avocat, mais on imagine à quelles pressions il a peut-être voulu échapper en démissionnant. Les agences artistiques ont au Japon même une odeur de soufre : non seulement la vie des jeunes artistes est organisée par des contrats très contraignants, mais elle serait aussi encombrée par la libido douteuse de ceux qui les dirigent. Une nouvelle marginalité artistique s’affirme ainsi dans ce petit monde, qui n’est pas sans rappeler l’histoire des acteurs de Kabuki, selon des conditions différentes. Quoi que l’on en pense, il est impossible d’envisager les goûts actuels de la jeunesse japonaise si l’on élimine cet ensemble de productions populaires, mangas, films d’animation et séries audiovisuelles.

Couverture du DVD Takumi-Kun

     Parti du Japon, le phénomène « BL » s’est ensuite répandu en Corée, en Thaïlande, mais aussi en Chine. Dans ces pays sont apparus des agences analogues, des films et des séries télévisées équivalentes, épousant les particularismes locaux. En général, les scénarios évoquent les aventures sentimentales de lycéens en butte à des jaloux, à une famille rétive, à des difficultés de santé ou encore à des problèmes sociaux. Cousus de fil blanc, stéréotypés à la manière d’une codification transparente et accessible, ils engagent des savoir-faire très rôdés, qui évoquent une organisation industrielle et commerciale : l’adaptation du manga en scénario, la formation et la direction du casting, le tournage, le montage, l’ensemble de la réalisation, jusqu’à la commercialisation et aux ‘événements’ où sont conviés des milliers de spectateurs (filles et garçons) excités par la présence vivante de leurs idoles.

            Le genre « BL » n’appartient plus spécifiquement au Japon, alors que ce pays en est l’inventeur. Il convient de noter qu’il n’est entré dans la sphère européenne et occidentale que par importation, et non par imitation, pour des raisons qui mériteraient à elles seules un autre article : aucun pays européen ne connaît des agences artistiques comme celles que connaissent le Japon ou la Corée. Aux séries « BL », la France préfère les films d’auteur, adaptés ou non de romans. La Chine a commencé à s’approprier cette veine en 2016, par la série Addicted (上瘾, Shang Yin), que je voudrais maintenant aborder en raison de son brillant succès isolé et de son caractère novateur. Produit par la société Ding Wei, puis diffusé par la chaîne iQuiyi, ce feuilleton a pour source un roman « BL » de la scénariste chinoise Chai Jidan, Are you addicted ? Ces quinze épisodes de vingt-deux minutes environ ont attiré plus de dix millions de spectateurs, qui ont placé cette « web-serie » au sommet du podium des feuilletons chinois.

On n’attendra pas ici les vertus du cinéma immortel, ni l’incursion de la métaphysique dans l’image. L’économie filmique en est stéréotypée et sans surprise, les producteurs n’hésitant pas à emprunter quelques notes du célèbre Secret de Brockeback mountain (2005) à l’intérieur de chaque épisode, comme un leitmotiv de l’amour. Entièrement tourné à Pékin, Addicted met en scène deux garçons du même âge, qui apprennent qu’ils sont demi-frères. Le premier, Gu Hai, a perdu sa mère, et a pour père un homme riche et puissant avec lequel il s’entend peu. Le second, Bai Luo Yin, vit dans un milieu très modeste ; il ne pardonne pas à sa mère d’avoir abandonné son père, chez qui il vit. Les deux garçons ont des caractères contrastés, propices à nourrir un scénario riche et relevé. Gu Hai est inventif, très volontaire, généreux, et éperdument amoureux de Bai Luo Yin. Ce dernier, plus complexe, est un garçon fier et susceptible, d’une intégrité ombrageuse, secret, et champion en bouderie. Le premier multiplie les astuces, les taquineries et les farces pour montrer au second combien il lui importe et ne saurait vivre sans lui. Le second joue les effarouchés et les réticents, mais prouve silencieusement à Gu Hai combien il est attaché à lui.

           Cette série paraît remarquable grâce au jeu extrêmement convaincant des deux acteurs (qui interprètent ces rôles alors qu’ils ont vingt-six et vingt-sept ans) : Xu Weizhou (许魏洲, surnommé Tommy Xu) dans le rôle de Bai Luo Yin et Huang Jingyu (黃景瑜) dans celui de Gu Hai. Tout paraît naturel et exact dans leur interprétation, au point où il est difficile de concevoir que la relation dessinée dans la série télévisée ne correspondrait pas à la réalité de leur lien dans la vie (au moins en 2016). L’énergie constante que Gu Hai déploie pour conquérir Bai Luo Yin donne à ces quinze épisodes une saveur réjouissante. Le spectateur se rend compte que Gu Hai et Bai Luo Yin ont chacun rompu avec leur petite amie ; les deux jeunes filles auront beau jeu de tenter de récupérer chacune leur ancien amoureux, au cours d’épisodes différents : les deux demi-frères vivent une période inattendue pour eux-mêmes, où ils apprennent à se découvrir, et ont à admettre que chacun est comme l’heureuse moitié de l’autre. Le pays qui a donné naissance au magnifique Rêve dans le pavillon rouge pouvait se permettre un tel mélange de légèreté et de sérieux dans un media populaire. On en appréciera les moments désopilants et farceurs, et le sens de l’observation psychologique qui est déployé pour faire se succéder aussi rapidement les moments de distance et de proximité amoureuse. Très touchant, le personnage de Gu Hai ne recule devant rien pour aller de l’avant et conquérir Bai Luo Yin, acceptant par exemple de passer pour un idiot aux yeux d’autrui si telle manœuvre lui permet d’obtenir l’attention ou le pardon de son ami. Pour les Internautes français et occidentaux, l’intérêt réside dans ce mélange d’humour, de réalisme et de sentimentalité qui vient adoucir les angles en chassant toute lourdeur pathétique – inversement, les « BL » japonais connaissent souvent un suicide ou la menace de la mort, les silences lourds, parfois écrasants, qui hantent parfois le kabuki ou le cinéma. On y découvre véritablement un morceau de la Chine contemporaine : tranches de vie dans un lycée, différences sociales, quartier de Pékin éloigné du centre, traditions culinaires, bar homo hyper branché, difficulté de tenir un petit commerce, modalités de la sociabilité et de la psychologie familiale…

       Cette série « BL » ne lance pas de façon tonitruante un slogan émancipateur ; il montre modestement les étapes et accidents d’une relation entre deux jeunes gens, que tous (amis, père et mère) constatent et acceptent sans le dire. Si la mère de Bai Luo Yin et le père de Gu Hai ont des rôles désagréables (mais sans gravité : ils sont surtout encombrants), la série n’offre pas un réquisitoire contre la famille – valeur fondamentale de la civilisation chinoise –, qui apparaît ici comme une alliée un peu malmenée, et elle ne vient pas distiller un message politique ou idéologique arrogant. Plus astucieusement et plus fondamentalement, Addicted montre avec saveur que l’amour se construit et qu’il passe par des épreuves pour vérifier son authenticité. On pourrait dire que cette série désarme les partis pris d’hostilité.

            Alors que ce feuilleton a connu un succès éclatant dans un pays qui regarde un milliard et demi de vidéos par mois, la censure a empêché le tournage d’une seconde saison. Pourtant adulés, les deux acteurs ont reçu l’interdiction d’être photographiés et filmés ensemble, y compris à l’étranger. Dans un premier temps, Xu Weizhou a vu disparaître la possibilité de futurs contrats, et au centre du vide professionnel, a dû attendre le passage de l’orage. Quelles que soient les causes de cette interdiction intervenue en 2016 – homophobie du pouvoir chinois ? réticence d’une partie de la société ? –, elle a frappé d’un coup injuste une jeunesse heureuse de voir enfin une romance qui reflétait une part de ses aspirations. Addicted présentait en outre l’avantage d’assimiler culturellement un modèle reçu du Japon sans ressembler à un produit d’importation.

Bai Luo Ying (Xu Weizhou) et Gu Hai (Huang Jingyu)

Hiroshima et les humanistes

En feuilletant récemment un ouvrage de critique littéraire, je suis tombé sur une phrase apparemment anodine, sur laquelle l’auteur ne paraît pas avoir particulièrement réfléchi : « L’histoire vint le rappeler cruellement : deux conflits mondiaux, l’explosion de la bombe d’Hiroshima et la découverte des chambres à gaz nazies firent subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Les critiques littéraires ne sont pas toujours les meilleurs essayistes, surtout lorsqu’ils sortent leur regard des limites de la littérature.

Nagasaki, le 10 août 1945

            Le problème n’est pas seulement l’oubli de la seconde bombe atomique – celle de Nagasaki, tombée quatre jours après le 6 août 1945, comme si elle devait moins compter, parce qu’elle présentait moins d’inédit –, ni l’oubli des Goulags et des victimes de Mao, comme il arrive couramment aux consciences hémiplégiques. Notre critique ne pourrait-il pas lire enfin Le passé d’une illusion de François Furet pour se dessiller les yeux, et comprendre pourquoi il s’est lui-même trouvé victime de cette moitié de cécité ? Je reconnais qu’il y a de l’artifice à isoler une phrase d’un chapitre par ailleurs solide et pédagogique, et que mon propos ne consiste nullement à ternir la réputation d’un critique littéraire que j’apprécie – c’est pourquoi il ne m’a pas semblé utile de citer son nom.

            Ce qui m’interroge, c’est la présence d’un tel cliché, c’est la force extrême des lieux communs, c’est l’arrogance avec laquelle les balivernes parviennent à contaminer les meilleurs. Car enfin, la bombe d’Hiroshima, les chambres à gaz, les conflits mondiaux ont d’abord frappé des êtres humains, beaucoup plus que des notions en –isme. Ils l’ont fait au nom de raisons invoquées par d’autres humains, dont certains d’ailleurs, comme les Staliniens, se revendiquaient de l’humanisme même, d’un humanisme pleinement émancipé des valeurs bourgeoises et traditionnelles. L’humanisme de l’Homme Nouveau, l’humanisme socialiste et révolutionnaire, qui était censé apporter bonheur et prospérité à tout prix, n’importe le sang versé. Les Américains qui anéantirent l’armée japonaise étaient eux aussi des humanistes : l’histoire les proclama vainqueurs et justifia l’effort considérable qu’ils déployèrent pour défaire un pays agresseur qui n’avait encore jamais rencontré la situation de vaincu. Il ne viendrait à l’idée de personne de contester la qualité d’humaniste au pays qui anéantit Hiroshima et Nagasaki pour impressionner l’Union soviétique et marquer son emprise sur le Japon. Et notre critique ne pourrait pas non plus retirer cette qualité aux Alliés qui permirent à tant de pays de se trouver libérés, soit de l’Allemagne, soit du Japon. Les libérateurs sont pourtant, selon lui, parmi ceux qui ont porté « des coups sévères » à l’humanisme – tant il est vrai, et même incontestable, que les pays ‘libres’ ont participé aux « conflits mondiaux ». L’humanisme a pris des « coups sévères », mais c’est qu’il ne se trouvait pas en dehors de l’histoire, hors de portée de la tragédie humaine, puisqu’il n’était pas une île immatérielle voguant au-dessus de l’écorce terrestre. Il a laissé se déployer fascisme, nazisme et communisme, et il n’est pas parvenu à préserver l’humanité de sa pente criminelle aussi vite qu’il l’aurait fallu (à l’échelle d’une vie humaine, qui est celle des morts). De la même façon qu’aujourd’hui, les humanistes ne peuvent mais face aux nouvelles malédictions de l’époque : catastrophes écologiques, domination financière, menaces entre hyper-puissances, haines civiles, dangers nucléaires, paupérisation et prolétarisation, standardisation de l’être humain – cette « termitière humaine » dont s’affligeait déjà Gabriel Marcel dans les années cinquante : que dirait-il aujourd’hui ?

L’Humanisme du XXe siècle prend-il la mesure des catastrophes ?
Le film de Michael Moore (2020) pose la question, à sa façon.

            Bernanos aurait balayé d’un paragraphe une telle naïveté, et je suis sûr qu’il aurait remis de l’ordre dans la pensée en ne ménageant pas l’illusionnisme auquel tant d’esprits cèdent avec facilité, sans se méfier de l’aura magique des grands mots. Au lieu de présenter l’humanisme comme la bonne déesse victime des diables, ne vaut-il pas mieux retourner la proposition et dire par exemple : à cause de sa faiblesse, de ses incohérences et de ses ambiguïtés, l’humanisme européen – affiché solennellement depuis la fin du XIXe siècle – a laissé grandir le nazisme, les différentes formes de fascisme totalitaire, en y incluant le bolchevisme ? C’est dans cet ordre que George Steiner cherchait à penser les choses, et que sa déception vis-à-vis des cultures européennes fut à la mesure de son attachement à la (vraie) culture humaniste, celle des classiques grecs et latins, de Montaigne et de Dante. Et ne faudrait-il pas aller plus loin ? Pourquoi une pensée si noble, si juste et si vraie ne s’est-elle pas imposée – paradoxalement ? – et n’a-t-elle pas suffi ? Que manque-t-il à l’humanisme pour que tout homme ne soit pas (a priori) un humaniste ? Pourquoi, de nos jours, l’humanisme tellement invoqué permet-il un tel affaissement culturel, qui se mesure notamment avec la disparition radicale des grands penseurs et des grands artistes ? Serait-ce que l’humanisme se développe en proportion inverse de ceux que Baudelaire et Hugo nommaient chacun des ‘phares’ ?

            Plutôt que de réfléchir à ces questions, il est plus commode de prêter l’humanisme à toute l’humanité, et d’en profiter comme d’un mirage rassurant, d’une incantation impatiente dans laquelle égalité et sainteté s’accoupleraient éternellement. Je comprends notre critique littéraire s’il veut désigner par-dessus tout – comme le dirait encore Bernanos – la ‘grande pitié’ qu’offre le cœur humain ; je le comprends s’il cherche en fin de compte à nous parler du malheur profond qui s’est abattu sur l’humanité au XXe siècle, le plus infernal et le plus bas de tous. Mais s’il écrit cette phrase pour sauver un mot qui n’est qu’une ombre, une projection philosophiquement creuse de son amitié pour l’être humain, alors il me semble qu’une telle expression induit le lecteur en erreur, et même en mensonge.

            Tout attachement à l’être humain, toute compassion envers lui sont-ils la propriété et la caractéristique claire et certaine de l’humanisme ? Le christianisme nous présente un Dieu fait homme pour sauver l’humanité, et qui cherche à l’entraîner vers le salut. En un sens, ce don et ce sacrifice – selon les Chrétiens – vont beaucoup plus loin que le brave humanisme, puisque ce n’est plus seulement un homme qui aime un autre homme, mais Dieu même, source de toute la Création, préexistant à l’homme et lui attribuant sa fin. Le bouddhisme enseigne que retirer la vie – pas seulement aux hommes – est la première des fautes, et propose quatre vérités incommensurables : la bienveillance, la compassion, la joie altruiste et l’équanimité. Les histoires de la philosophie ou de la religion ne comptent pourtant ni Jésus ni le Bouddha historique parmi les ‘humanistes’. La pensée socratique nous apprend comment regarder l’humanité à travers un questionnement toujours fondé sur l’ontologie, sur une raison  qui n’est pas encore celle du rationalisme (cartésien), parfois sur la théologie (le Timée de Platon) – et Socrate n’est généralement pas décrit comme un « humaniste », mot anachronique appliqué au Ve siècle avant notre ère. Et pourtant, ses disciples décrivent Socrate comme le meilleur des hommes. Décidément, pour se penser, l’humanité a besoin de plus d’un mot…

Les Japonais victimes des bombes atomiques n’étaient pas des humanistes – leur vie n’était pourtant pas inférieure en valeur à celle de bien des humanistes, notamment des humanistes bavards, des humanistes sans preuves, des humanistes qui posent pour la galerie, en quête d’une approbation. Plutôt des victimes d’autres humains, et malheureusement solidaires d’autres inhumanités, commises par les leurs. On aurait aimé que l’armée impériale connût davantage le sens de l’humanité pour ne pas commettre autant d’exactions qu’elle en commit, notamment en Chine. Malheureusement pour l’essence, l’éternité et la grande vérité humaniste, l’Asie n’a pas connu les humanismes (mieux vaut recourir au pluriel) qui ont émergé dans les pays européens. La Chine et les pays qu’elle a marqués de sa haute civilisation ont connu d’autres formes de pensée qui ont à voir avec les sentiments d’amour, de compassion, de culture de l’humanité. Anne Cheng rend compte de ces philosophies dans son admirable Histoire de la pensée chinoise. Le confucianisme en fait partie. Cela ne signifie évidemment pas que l’humanité chinoise, japonaise, coréenne, etc. (s’il est pertinent de la rassembler ainsi, par le concept d’ « Asie », d’origine occidentale) n’ait pas eu à souffrir d’écarts, de démentis et de contradictions, qui font parfois désespérer de l’humanité. Mais il faut reconnaître – Bernanos ne le pouvait pas – que la pensée indienne et le bouddhisme en avaient aussi à dire sur l’homme, à travers des notions et des démarches spécifiques, que ce côté du globe ignore encore trop. Que le critique littéraire que j’ai cité n’est pas le premier homme à penser, ni le premier prophète.

Tchouang-Tseu : « Celui qui a pénétré le sens de la vie ne se donne plus de peine pour ce qui ne contribue pas à la vie. »

            Imaginons que l’on ait dit en septembre 1945 à un Japonais : « la guerre et les bombes atomiques viennent de faire subir à l’humanisme les coups les plus sévères. » Ce citoyen japonais, sonné, déprimé et rassuré à la fois, aurait d’abord pensé à son épouse, tuée par les raids aériens, à son fils mort à des milliers de kilomètres, ou à ses voisins, disparus. Si cet homme était un miraculé d’Hiroshima, il aurait eu un droit imprescriptible à douter de l’humanisme du pays qui a rédigé les premiers droits de l’homme. Prises en un certain sens, on pourrait dire que ces bombes se sont attaquées à un pays qui s’était montré inhumain dans sa façon de traiter les prisonniers, et d’exploiter telle ou telle population. Qu’elles renvoient à « l’ennemi » l’image inversée qu’il a lui-même produite – à l’interdépendance entre toute chose, pour ne pas parler d’une sorte de réciprocité entre les causes. Voilà qui importe plus que l’emploi des ‘grands mots’, mais qui demande – en revanche – davantage de réflexion.

            Ce dont souffre l’humanité depuis toujours, c’est d’un problème de vocabulaire. Oé Kenzaburo écrivait en 1964 que les mots dignité (igen), humiliation (kutsujoku), et honte (haji) existaient bien en langue japonaise, mais que la littérature ne les investissait pas d’un poids comparable à ceux que leur donne la langue française. L’humaniste Oé consent à dire que la question de la langue – où s’informe la représentation du monde – précède celle des mots en –isme. D’ailleurs, sans ‘humanisme’ à l’européenne, le Japon a aussi connu des formes de pensée, et surtout des formes de mentalités qui donnaient consistance à la valeur humaine, dont témoignent les beaux-arts, la littérature, et même l’éthique des samouraïs – aussi tardive qu’ait été sa mise en forme. Comment se fait-il qu’un pays poussant à l’hystérie l’instinct guerrier ait été aussi, dans son histoire longue, façonné par de magnifiques sentiments d’humanité – il n’est que de lire les poèmes du Man’yoshu (VIIIe s.) ? Le pays de naissance du général Tojo est aussi celui qui a connu Natsume Sôseki et où domine aujourd’hui Oé Kenzaburo. Une phrase d’Urabe Kenko (XIVe s.) pourrait convenir à nos petits humanistes (« Rien n’est triste comme les temps qui suivent la mort d’un homme »), quoique ce penseur se présente d’abord et avant tout comme un bouddhiste (« Il est selon mes vœux, l’homme qui, dans son cœur, n’oublie pas la vie de l’au-delà et qui ne s’éloigne pas de la Voie du Bouddha »).

Oé Kenzaburo, auteur des Notes sur Hiroshima (1964)

            L’usage du mot « Humanisme » devient suspect à force d’être vague et de vouloir régner de tout son absolutisme, de toute son avarice sur une humanité en vérité beaucoup plus riche – et beaucoup plus pauvre. Il ne s’agit pas d’une notion divine, coéternelle au monde, consubstantielle ou inscrite dans l’ADN ; l’humanisme ne peut pas vraiment être conçu sans parler de l’homme à qui s’appliquerait cette notion – et de celui qui l’emploie. Il n’existe pas vraiment (ou comme une spéculation, une intention qui demande des preuves) en dehors des circonstances précises où il peut apparaître, et se mesurer à la réalité. Les Notes d’Hiroshima d’Oé demeurent suggestives et significatives, non pas tant pour ses affirmations, et les témoignages qu’elle rassemble, que pour les questions, parfois inquiétantes, qu’elles soulèvent toujours, comme de pages qui ne vieillissent jamais. Elles vont au-delà des deux bombes, si l’on peut dire.

De nos jours, celui qui n’est pas ‘humaniste’ est nécessairement un méchant : Alceste et sa misanthropie deviennent passibles de condamnation publique, le désespoir de Léopardi et les doutes de Paul Valéry ne sont plus compris. Il n’est plus permis – dans ce cadre très étroit – de se reconnaître parmi les tragiques. Parmi ceux qui en savent assez sur les coups fourrés de l’humanité pour ne pas éprouver de la méfiance (quand ils perdent le moral) ou de la prudence (lorsqu’ils se sentent assez forts) face à l’emploi facile et relâché d’un tel mot.

Akihito, Tenno de la paix

Comme chacun sait, chaque « Tenno » (équivalent assez traître du mot empereur) choisit le nom de l’ère dans laquelle il va régner. En adoptant le nom de « Heisei » (‘accomplissement de la paix’) lors de son accession en 1989, le Tenno a annoncé le sens qu’il allait donner à son époque.

Loin des modes bling-bling, des empanachements colorés et des fracas domestiques de Buckingham, loin du star-system qui permet parfois aux vieilles monarchies européennes de trouver une assise populaire, le palais de Tokyo s’est distingué par la modestie, la rigueur et la mesure. On ne saurait faire moins, à la tête du plus ancien système ‘monarchique’ du monde – 2600 ans, à en croire les récits traditionnels. Salarié de l’Etat, le Tenno aura exercé ses responsabilités en ne paraissant que très rarement à la télévision – seulement sous l’urgence de Fukushima, et ensuite, pour exprimer le souhait de prendre sa retraite – et en ne répondant jamais aux demandes d’entretiens journalistiques. Alors que tant de gens s’imaginent qu’un souverain passe son temps dans l’aisance et la fête, comme s’il fallait surimposer au Japon l’image stéréotypée d’un Versailles mythique, ce Tenno aura pu présenter des agendas annuels remplis de tâches et d’obligations, la plupart contraignantes et répétitives, à dégoûter bien des gens du dur métier  de roi ou de souverain. Les visites de centres hospitaliers, les inaugurations, les voyages à l’étranger (la Chine en 1992, les Philippines en 2016… la liste des pays visités peut être consultée (*)), la participation à des fêtes traditionnelles (comme le Kusho Hajime et le Utakai Hajime, pour le nouvel an), à des récompenses et à des hommages divers se sont ajoutés aux rendez-vous officiels avec le Premier ministre ou avec des chefs d’Etat étrangers, remplissant quasiment chaque journée de cet étrange fonctionnaire. Chaque fois, l’on avait affaire non pas à un empereur à l’occidentale, ni à un « Tenno » répondant à une définition antérieure à 1946, mais à un « symbole vivant de l’Etat » et de la nation, à un homme cherchant par lui-même à correspondre à la fonction réduite dont il a hérité, loin de toute prise de position politique, et en stricte conformité avec la Constitution.

Une des innombrables réceptions où le Tenno officie : derrière lui, Catherine Deneuve. Au Japon, celle-ci demeure une icône de la France.

Un petit fait a illustré récemment la conscience dont témoigne cet homme au sujet des limites de ses prérogatives, comme s’il ne s’autorisait aucune faute de parcours : au cours d’une réception officielle, un homme politique a tenté de lui remettre en mains propres une lettre – en dépit de l’usage et de la loi. Surpris par cet écart, le Tenno ne pouvait faire autrement que recueillir le document, mais pour le confier aussitôt à un majordome de la Maison impériale (le Kunaicho), seule à pouvoir prendre connaissance du pli et à pouvoir éventuellement donner l’information nécessaire au gouvernement.

Nombreux sont ceux qui ont été émus par les visites que ce petit homme âgé et un peu diminué a effectuées auprès de centaines de victimes du Tsunami de Fukushima en 2011 : assis quelques instants en seiza , à l’intérieur de gymnases de fortune, il a adressé à chacune des trois cents familles des paroles de réconfort, écouté des personnes durement frappées par le malheur. Pour la première fois de son règne, alors que la société Tepco se trouvait peu à peu confondue par ses mensonges et ses manœuvres, et que le Premier ministre Naoto Kan était confronté à un accident historique qui le dépassait de très loin, et qui le marquerait pour le reste de sa vie, le Tenno a demandé exceptionnellement la permission de s’exprimer au peuple japonais. Ce jour solennel, il évoqua principalement les dévastations du tsunami sur la côte Est de l’archipel, et l’ensemble des victimes. Il ne remit pas directement en cause le système politico-industriel ni le nucléaire, il ne critiqua ni Tepco, ni le Premier ministre – puisqu’il n’en avait pas le droit, ne pouvant jamais parler plus fort qu’un gouvernement –, mais le seul fait de ce discours ne put qu’inspirer de l’émotion ou de la honte chez tous ceux qui avaient une part de responsabilité dans la conception ou le fonctionnement de la triple centrale de Fukushima-Daiichi.

Le tsunami de Fukushima, en mars 2011

Vu de France, on n’a généralement pas mesuré l’ampleur des tâches quotidiennes, souvent répétitives, remplies par cette espèce de très haut fonctionnaire de l’Etat, soumis à des traditions et à des rites qui, pour avoir parfois évolué, n’en demeurent pas moins largement méconnus. Mais il est encore plus certain que la plupart des Français, influencés par des médias soudoyés ou esclaves des clichés, ne saisissent pas la personnalité et l’envergure réelle de cet homme. Pour cela, il convient de revenir un moment au passé. Né en 1933, Akihito n’avait que douze ans l’année de la défaite ; il a connu l’occupation américaine de 1945-1952 ; il a étudié au Gakushuin, puis auprès de grands professeurs d’Université, tel Koizumi Shinzo, président de l’université Keio, ou le juriste Tanaka Kotaro, qui fut dix années durant président de la Cour suprême. Devenu prince héritier le 10 novembre 1952, Akihito savait que son père n’avait pu conserver son trône que par l’habile volonté politique du général Mac Arthur, qui tint ferme face au président Truman et à certaines pressions internationales. Il connaissait la fragilité et l’incertitude de ce trône, qui eut ensuite à affronter les attaques de certains courants pacifistes, mais aussi du parti communiste et de l’extrême-gauche, très puissants au cours années 1950-1970. Jusqu’à sa mort en 1989, malgré toute sa bonne volonté apparente, « Showa Tenno » (Hiro Hito) serait frappé de suspicion et de doute, sinon d’hostilité, en raison du rôle qu’il aurait tenu dans l’extension impérialiste du Japon, la guerre avec la Chine et les Etats-Unis. Jusqu’à sa mort, des historiens et des écrivains de son propre pays exprimeraient le regret que ce Tenno ne fût pas présent au tribunal de Tokyo, soit en tant que témoin, soit même en tant qu’accusé. Ce père qui avait été considéré comme « divin » (selon une définition difficile à saisir ou à expliquer) jusqu’en 1945, et pour qui, officiellement du moins, des centaines de milliers d’hommes étaient morts, avait éprouvé, quarante-quatre ans durant, la difficulté de faire survivre dans une ère de paix démocratique le symbole impérial, même amputé de sa dimension politique. Quoi qu’il en soit de ses responsabilités (toujours objet de débats et de controverses chez les historiens), il est certain que Showa Tenno fut le premier à « accepter l’inacceptable », pour le faire admettre ensuite aux dirigeants et aux militaires de 1945, puis à son peuple. Par la suite, des manifestations souvent encouragées par leurs gouvernements respectifs, les anciens peuples victimes de l’exploitation économique et des exactions de l’armée japonaise demandèrent des comptes et des excuses réitérées à un pays qui s’était transformé profondément sous le contrôle américain, et qui était devenu pacifiste comme aucun autre dans le monde – ne disposant longtemps que de Forces d’autodéfense en rien comparables à l’armée que nous connaissons aujourd’hui. Tout au long des années quatre-vingt dix et deux mille, le moindre différent avec le Japon donnait lieu à des discours vengeurs où retentissait tout un passé honni.

1975 : Showa Tenno en visite à Disneyland (Etats-Unis)

A compter de son couronnement en 1990, le nouveau Tenno a tenu systématiquement un discours pacifique. Qu’il ait écouté ou non des voix étrangères (comme des journaux d’extrême-droite l’ont insinué), qu’il ait estimé ou pas que l’examen de conscience japonais n’avait pas suffi, ou que les gouvernements aient compté se décharger sur lui de certaines responsabilités ou attitudes, il faut reconnaître qu’au cours des trente années de son règne, le Tenno s’est chargé de ces paroles de repentance qui paraissent si nécessaires et évidentes à un Occidental, alors qu’elles ne coulent pas de source en Asie, encore moins dans un pays de tradition guerrière comme le Japon. Qu’importe les responsabilités américaines et occidentales dans le destin que le Japon a suivi depuis 1853 : l’actuel Tenno n’a jamais visité le Yasukuni (noyau de discorde dont l’origine mériterait d’être examinée) et il a pris sur lui d’exprimer avec régularité des regrets – qui dépassent évidemment sa responsabilité personnelle, n’ayant traversé la guerre qu’enfant – comme personne ne l’avait fait avant lui. Sa parole a théoriquement plus de poids que les manuels et les courants révisionnistes, qui ont naguère tenu le Japon pour entièrement innocent et victime, et qui ont facilement alimenté l’anti-japonisme parfois hystérique de la Chine et des deux Corées.

Tandis que la jeune génération japonaise vote, semble-t-il, de plus en plus à droite, et qu’elle tend parfois à ignorer la folie meurtrière par laquelle son pays s’est distingué pendant la guerre, le Tenno n’a pas craint de répéter – encore, tout récemment –, des paroles de contrition et de regret, déplorant notamment « le nombre incalculable » de vies perdues, et insistant sur la nécessité de « transmettre cette Histoire avec exactitude aux générations nées après la guerre. » Paroles abstraites, déclarations faciles si l’on veut, quand le mal a été fait il y a soixante-treize ans et plus, et qu’aucune formule ne permet de le réparer en son ordre – non plus que les milliards de yens versés régulièrement par le Japon à la Chine, à la Corée, à l’Indonésie, aux Philippines, etc., jusqu’à nos jours. Mais si l’on ne prête pas attention à ces paroles, avec un décalage chronologique et une insistance qui ne peuvent qu’intriguer ou agacer des jeunes nés après 2000, à quelle instance fera-t-on confiance ?

De fait, au cours des trente années pendant lesquelles le Tenno tint un discours pacifique et repentant, les victimes de naguère se sont endurcies. Encore aujourd’hui, elles se livrent au jeu malsain de la pression politique et médiatique pour continuer à demander des comptes à un pays qui n’a plus grand chose à voir avec ce qu’il était dans les années trente, et dont le modèle démocratique, pour être critiquable comme tous les systèmes démocratiques, pourrait en remontrer à ses accusateurs – la Chine reste une dictature, la Corée du Sud est corrompue,  la Corée du Nord demeure aussi habile qu’infernale ; à bien des égards, ces trois pays ne semblent pas oser sortir du XXe siècle. Des générations entières de Chinois et de Coréens auront été éduquées dans la haine du Japon, rancune historique entretenue d’autant plus artificiellement que les touristes chinois et coréens n’ont jamais été aussi nombreux au Japon, qu’ils semblent s’y plaire extrêmement, comme des Américains ou des Français, et qu’ils se pressent (comme si de rien n’était) dans les commerces de Tokyo et d’Osaka pour acheter tout ce qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Cette attitude contradictoire semble ne troubler personne.

Manifestation anti-japonaise en Chine, au moment de la crise concernant les îles Senkaku (2012). Le gouvernement chinois a dû modérer les manifestations qu’il avait lui-même lancées, le Japon étant un partenaire économique fondamental.

Expert en psychologie humaine autant qu’en morale et en théologie, Bossuet insiste sur le devoir, d’un côté, de demander pardon lorsque le mal a été commis, et de l’autre côté, sur celui d’accepter ce pardon. Refuser le pardon à quelqu’un qui le demande témoigne d’un endurcissement – et, en l’occurrence, d’une convoitise insatiable – qui ne correspond pas à la morale qui rend le reproche possible. Il est vrai que les rapports entre Etats sont plus complexes, et peut-être plus irrationnels en définitive, que les relations entre personnes. Si les Premiers ministres japonais ont prononcé chacun des paroles de paix et de repentance – satisfaisant notamment un Deng Xiaoping, déterminé à aller de l’avant –, le « Symbole vivant » de l’Etat japonais n’a cessé quant à lui de témoigner d’un esprit de contrition dont la sincérité ne doit pas être mise en doute.

Alors que ce Tenno s’apprête à prendre une retraite imposée par son affaiblissement physique (il abdiquera le 30 avril 2019), et que son fils Naruhito (58 ans) prépare sa succession, on ne peut que reconnaître le rôle profondément pacifique de ce règne, la dignité et la modestie dont il a su envelopper l’ensemble de ses responsabilités. Avec lui, le Japon a donné au monde la preuve de sa bonne volonté pacifique, de sa capacité à se transformer tout en maintenant certaines de ses traditions les plus anciennes.

A mes lecteurs :
あけまして おめでとう ございます

(*) Voir :

  • « List of overseas Visits by the Emperor, Emperess and Imperial Family », site du Kunaicho (Maison Impériale), en anglais.
  • On peut regretter l’absence d’une biographie historique (en français) consacrée au Tenno Akihito.

Toyota, la différence culturelle et les mœurs européennes

        Pour une fois, un peu de politique et d’économie.

        Les pays « occidentaux », qui se disent tellement « développés » et « modernes », manquent souvent au regard prêté par des pays étrangers, y compris lorsqu’ils sont partenaires et alliés, comme le Japon. Récemment, les journaux japonais ont évoqué le salaire annuel du président de Toyota, Monsieur Toyoda Akio – issu de la famille fondatrice de cette marque automobile géante. Ils l’ont comparé au salaire de Monsieur Leroy, vice-président de la société depuis 2015. Et ils ont constaté que le salaire du vice-président était trois fois supérieur (un milliard de yens) à celui de Monsieur Toyoda (380 millions de yens par an).

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Hakuho seigneur et maître du Sumo

   Depuis plusieurs années, mes visites au Japon me permettent de regarder des transmissions télévisées de tournois de Sumo. Avec le base-ball, ce sport d’élite est de loin le plus regardé au Japon. Il n’a rien à voir avec un colifichet usé ni une pratique folklorique. Le film O hayo (Bonjour) d’Ozu (1959) témoigne au cinéma de la ferveur du public populaire, qui ne varie point en dépit de scandales récurrents. Les librairies proposent des séries d’albums munis de DVD, consacrés aux anciens champions, des années cinquante à aujourd’hui, des essais, voire des biographies consacrées à ceux qui ont marqué de leur nom l’histoire du Sumo, qui remonte, au moins, à l’ère Heian. Enfin, témoin de la grande vie du Sumo actuel, il faut reconnaître que le public se compose à une majorité écrasante de Japonais, reflet d’un enthousiasme national avec lequel ne peut rivaliser la curiosité des touristes et des amateurs étrangers.

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Abe Akie, first lady du Japon

    Par esprit de contradiction avec les articles nourris d’anti-japonisme qui paraissent actuellement (ressassements autour de la guerre, dénonciation de la pêche à la baleine, sottises autour de l’abdication du Tenno et de son successeur), j’évoquerai ici l’épouse du Premier Ministre ABE Shinzo, une figure féminine intéressante parce qu’elle nous aide à connaître ou à comprendre le Japon d’aujourd’hui.

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Mauvais Français, mauvais Japonais : libre propos sur la Japomania

 

« Il se prend pour un Japonais ».

   Cette remarque est lancée par un observateur revêche, dans la lignée du Confort intellectuel, ce maître-livre de Marcel Aymé. L’homme en question et à lunettes ne s’est évidemment pas demandé : qu’est-ce qu’être japonais ? ou bien français ? où commencent l’échange, l’acculturation, la symbiose ? où se situe la frontière entre la politique et la culture ? Questions magiques autant qu’obscures, au sein desquelles l’Un et le Multiple se font labyrinthes, métamorphoses et rythmes de jazz, pour l’agacement de notre observateur mal voyant. Il suffit de voir un Français (de naissance ou d’adoption), bref, un compatriote, porter un tee-shirt orné d’un Kanji, un garçon coiffé et attifé en héros de manga – quelque ‘Alchemist’ par exemple, pour que notre personnage bougonne : « celui-là n’aime pas son pays, ce n’est qu’un vil imitateur, un déserteur, un enfant de la consommation planétaire etc. »

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